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Islam – Démocratie ou la conciliation nécessaire

Préalable à une greffe réussie

Certes, l’appui occidental aux dictatures, le parasitage américain de notre discours sur la démocratie, le facteur israélien et l’habileté des dictatures à utiliser l’épouvantail intégriste ont joué un rôle important pour bloquer une évolution possible vers des Etats démocratiques. Il n’en demeure pas moins, pourrait-on nous objecter, que le monde arabe est submergé par une vague qui n’est pas celle de la démocratie mais de l’islam. N’est-ce pas là l’origine la plus profonde du mal arabe ?

L’analyse qu’on fait d’un problème est largement tributaire de l’outil qu’on lui applique. Si votre outil est défaillant, votre analyse le sera tout autant. Pour comprendre ce qui préoccupe, il faut utiliser de nombreux outils pouvant être empruntés à des champs de savoir très éloignés du politique.

Commençons d’abord par identifier les protagonistes. Rien de plus biaisé que cette façon simpliste d’opposer deux entités aussi abstraites qu’Islam et Démocratie. On oublie souvent que les acteurs de la vie politique ne sont pas ces entités désincarnées mais des hommes et des femmes tirant leur vision du monde et leurs pratiques politiques, les uns de cette religion particulière qu’est l’islam, les autres de cette école de pensée qu’est la Démocratie.

Analysons ce qu’on va appeler pour le moment le phénomène islamiste avec deux concepts empruntés à la linguistique, plus exactement à la lumière du distinguo qu’elle fait entre description diachronique et synchronique. La première décrit l’objet de l’étude par rapport au temps, la seconde par rapport aux autres éléments de l’ensemble dont il fait partie.

La description diachronique va montrer que ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Le premier attentat « intégriste » coûta la vie, en 656, au troisième successeur du prophète, Uthman, accusé déjà de corruption. L’affaire, comme on dirait de nos jours, fut le point de départ de la première guerre civile arabe. Cette guerre féroce, appelée par les historiens la « grande discorde » , démarra à peine vingt ans après le décès du fondateur de l’islam. Elle aboutira au schisme chiite et inaugurera un processus ininterrompu de violences politiques qui durent encore de nos jours. Le phénomène ne cessera de se répéter à intervalles irréguliers pendant quatorze siècles changeant de forme mais se présentant toujours comme une révolte de nature politique et d’expression religieuse qui s’attaque, au nom des principes d’égalité et de justice de l’islam, à l’injustice et à la corruption du prince musulman. La dernière grande révolte intégriste de ce type a été celle du wahabisme dans l’Arabie d’il y a deux siècles et plus récemment la révolution iranienne. Cet islamisme- là, qui mérite bien l’appellation d’intégriste, renaît régulièrement de ses cendres pour connaître le même échec. Quelles que soient la sincérité et l’intégrité des fondateurs et membres de ce courant, et quelle que soit la noblesse de l’idéal de référence, chaque révolte réussie ne fait que réinstaller ce qu’elle abhorrait le plus : le prince injuste et corrompu. Et pour cause : nul écosystème politique n’est plus générateur d’injustice et de corruption que l’absolutisme, quel qu’en soit le masque idéologique. Cet échec sans cesse recommencé peut s’expliquer à la lumière de ce que nous apprend aujourd’hui la vaste expérimentation des régimes politiques en cours dans le monde et surtout la confrontation des divers bilans. Face à tous les problèmes politiques dont celui de la corruption, l’intégrisme, comparé à la démocratie, a, pourrait-on dire, parodiant une célèbre formule en philosophie, des mains propres mais pas de mains. L’efficacité des sermons moraux, vite récupérés et vidés de tout leur potentiel révolutionnaire par le pouvoir, est aussi dérisoire que celle des sévères châtiments corporels n’affectant en général que le menu fretin. L’échec répété de la contestation islamiste à installer la Cité de Dieu la fait passer momentanément à l’arrière-plan à partir du XIXe siècle.

Considérons maintenant la dimension synchronique du phénomène. Il faut l’opposer ici aux autres solutions proposées par l’histoire au problème toujours en suspens du régime politique idéal. Les élites arabes adoptent au rude et fécond contact de l’Occident les nouvelles approches pour solutionner les éternelles difficultés. C’est l’époque de la Nahda (la Renaissance). Nous voilà nantis de partis dits laïques , nationalistes ou communistes prônant la République, le socialisme et l’Etat moderne etc. L’expérimentation de régimes politiques indépendants de la religion pour la première fois de notre histoire tourna au désastre du fait de l’absence d’un ingrédient essentiel : la liberté. Dès les années soixante-dix, le discours nationaliste était devenu creux et insupportable. Ceci se passait à peu près au moment où le discours de gauche était en perdition à l’image des dictatures qui l’incarnaient en Europe de l’Est et en URSS. N’était disponible dès lors, pour exprimer les espoirs de l’homme arabe, que le vieux discours rigoriste un peu trop vite jeté aux oubliettes par les élites occidentalisées. C’est la vague islamiste des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix.

Soumettons maintenant le phénomène islamiste à l’analyse spectrale empruntée à la physique. Projetez votre lumière blanche qui semble unie sur un prisme et vous verrez s’étaler les différentes couleurs qui la composent, se dispersant de l’infrarouge à l’ultraviolet en passant par les couleurs intermédiaires. Faites la même expérience devant un prisme mental fait d’absence de préjugés et de sens de l’observation et examinez ce que donne alors l’islamisme. Vous verrez le spectre s’étaler entre deux extrêmes en balayant des réalités complexes et hétérogènes. Aucune personne sérieuse ne devrait parler de l’islamisme mais des islamismes. C’est d’ailleurs une règle générale. Ce qui est objet d’intervention en médecine ce sont les diabètes, les épilepsies ou les handicaps. Chercher toujours le pluriel derrière le singulier m’a toujours paru la base de toute analyse féconde de n’importe quel problème. Tout le monde sait qu’il n’y pas eu un communisme mais plusieurs très différents les uns des autres : celui de Staline, de Mao, de Tito ; de Dubcek, de Berlinguer et de Pol Pot. Tous les Russes n’étaient pas des communistes et tous les communistes n’étaient pas des Khmers rouges. Idem pour notre phénomène Tous les musulmans ne sont pas des islamistes et tous les islamistes ne sont pas des talibans. L’analyse spectrale décomposera facilement les différentes couleurs de ce que la myopie politique ou intellectuelle prend pour un tout. Il y a successivement le long du spectre, et en commençant par l’extrémité droite.

L’islamisme sectaire  : Il est le mieux représenté par les groupes d’illuminés qui ont sévi en Egypte dans les années 70, appelés Takfir wal Hijra (littéralement Apostasie et Exil) Pour ces intégristes, tous les musulmans sont des apostats s’ils vivent sous l’autorité d’un prince corrompu. Leur devoir est de s’exiler pour ne pas participer à la damnation collective.

L’islamisme obscurantiste  : Il est le mieux représenté par les frustes talibans, paysans et montagnards des confins du monde islamique, qui en sont restés à la conception la plus archaïque de la religion, rejetant toute évolution des mentalités et des pratiques par rapport à l’époque de référence : celle du prophète. On désigne communément ce groupe sous le terme de salafiste ce qui veut dire en arabe passéiste.

-L’islamisme jihadiste : Il est le mieux représenté par le GIA et Al Qaïda. Il s’agit d’un intégrisme violent dont l’ennemi principal est le prince musulman corrompu et non l’Occident comme on le croit.

-L’islamisme d’Etat  : il est le mieux représenté par le régime saoudien. C’est une idéologie contre-révolutionnaire et de pouvoir absolu. Son ennemi numéro un n’est pas la démocratie mais l’islamisme jihadiste.

-L’islamisme conservateur  : il est le mieux représenté par la célèbre confrérie des Frères Musulmans. Il s’agit d’une formation politique qu’on mettrait en France au centre-droit de l’échiquier politique. Que ce soit en Egypte, en Jordanie ou au Maroc, ces islamistes-là, souvent des vieux routards de la politique politicienne, ne veulent que leur place dans le système ….quel qu’il soit.

-L’islamisme moderniste  : Il est le mieux représenté par des hommes au pouvoir comme Khatami en Iran ou dans l’opposition comme Ghanouchi en Tunisie. Le projet d’un tel courant est de réconcilier l’islam avec son siècle.

-L’islamisme utopiste : il est le mieux représenté par le Soudanais Mahmoud Taha pendu par le régime intégriste de Khartoum. Les thèses de ce courant ne seraient pas reniées par un marxiste doublé d’un anarchiste chrétien.

On voit bien la complexité du rapport que peut entretenir le phénomène islamiste avec le mouvement démocratique. Il peut être l’allié de la dictature, ou son pire ennemi. Il peut être la dictature. Il peut être le pire ennemi de la démocratie, ou s’en accommoder fort bien.

Les démocrates, par lesquels existe la démocratie, se dispersent eux aussi selon un spectre, où l’on va trouver en Europe des démocrates libéraux, des démocrates socialistes, des démocrates chrétiens, des démocrates laïques. Tous ont des points communs et des divergences importantes. Dans le monde arabe, ces distinctions existent mais de façon quiescente, car c’est l’épreuve du pouvoir qui les rend pertinentes. Pour le moment, l’analyse spectrale ne montre que deux groupes aux contours flous , que nous appellerons à défaut de meilleurs vocables, les démocrates non dogmatiques et les démocrates laïques. Au centre de leurs divergences profondes se trouve un problème lancinant malheureusement très mal posé : la laïcité.

La pomme de discorde

Il y a quelques années, j’ai été invité par une association islamiste de Paris à donner une conférence sur les droits de l’homme en Tunisie. Pour lever toute équivoque sur le sens de ma présence, et aussi par honnêteté intellectuelle, j’ai commencé par dire que c’était en tant que démocrate et laïque que j’allais exposer ma vision du problème. Le présentateur s’empara immédiatement du micro pour expliquer à l’auditoire que le conférencier n’était pas athée et que par laïque il voulait dire qu’il était ilmani . Ce mot bizarre en arabe, est encore plus bizarre en français, car traduit au plus serré il correspond à « scientiste ». Or je ne me sentais pas plus scientiste qu’athée. Etre laïque signifiait pour moi lutter pour le droit de notre pays à vivre sous des lois régissant toute société démocratique moderne, quitte à rompre avec celles que les légistes du premier siècle après l’Hégire avaient compilés, sous le nom de charia, organisant des sociétés agraires et semi-nomades qui n’ont plus rien de commun avec nos sociétés d’aujourd’hui. Sans m’en rendre compte, je m’étais fait de la laïcité l’idée qui m’arrangeait le plus. Or c’est tout ce que tout le monde faisait. Voilà pourquoi le concept est devenu un fourre-tout où chaque acteur politique lui donne le sens le plus compatible avec sa vision de la société et son projet politique. Pour les dictatures comme celles de l’Irak de Saddam, de la Syrie ou de la Tunisie, laïcité signifie modernité, occidentalisation et surtout rejet de l’islamisme. Pour les divers islamismes, elle signifie tout autant rejet de l’islamisme que de l’islam. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit massivement exécrée par tous les islamismes, des plus modérés aux plus extrémistes. Pour les démocrates, elle s’intègre dans une vision rejetant à la fois le courant islamiste et la dictature.

Alors qu’est -ce qu’un vrai laïc ? Comment peut-on être ce bon et vrai laïc en terre d’islam ?

Pour répondre à cette question, j’ai dû essayer de saisir le sens profond de cette séparation du religieux et du politique, de l’Eglise et de l’Etat, qui constituent la clé de voûte de la laïcité, cette spécificité culturelle et politique française.

Première interrogation : qu’est -ce qui fonde pour un Français le sens même du concept ? Qu’est- ce qui a rendu la séparation du religieux et du politique (en fait le divorce) compréhensible… inévitable ? La meilleure réponse me semble être l’histoire. J’essaye d’imaginer les images fortes associées à l’Eglise dans un esprit formé par les Lumières : certes la chapelle Sixtine, les vitraux de Chartres, la magnifique musique sacrée de Bach, mais aussi les bûchers de l’Inquisition, l’affaire Galilée, l’affaire Giordano Bruno, le lien étroit avec la monarchie, les Chouans, le Sacré -chœur édifié en remerciement à la Vierge pour la défaite des Communards. Eglise rime donc avec réaction.

Deuxième interrogation : qu’est -ce qui rend la laïcité pour un Français si précieuse, si digne d’être promue et protégée ? La réponse la plus appropriée est que seule la séparation du religieux et du politique pouvait permettre l’égalité, cette valeur fondamentale de la Révolution Française. On ne pouvait dépasser le stade de communautés juxtaposées régies par la simple tolérance et fonder une vraie égalité entre les catholiques majoritaires et les minoritaires protestants ou juif, sans l’évacuation du critère religieux et la fonte de tout ce beau monde dans une citoyenneté républicaine garantie par un Etat neutre religieusement.

Troisième interrogation : qu’est- ce qui a rendu cette laïcité possible ? Il s’agit tout simplement de l’existence de deux corps parfaitement identifiables qui sont l’Eglise et l’Etat et qui peuvent de ce fait se marier ou divorcer selon leurs humeurs ou leurs intérêts. Cela peut paraître élémentaire pour un esprit français mais, pour un esprit arabe, c’est là une chose tout à fait bizarre.

Une fois tout ceci bien compris, il faut revenir à notre réalité. On découvre facilement que non seulement les expériences historiques ne concordent pas, mais semblent se développer dans des directions diamétralement opposées.

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L’islam est politiquement ambivalent  : il est à la fois le pilier de tout régime réactionnaire et le porte-drapeau de toutes les révolutions. Il est cocasse de considérer que la dynastie Ibn Séoud fait aujourd’hui face à une quasi-insurrection basée sur l’idéologie qui l’a portée au pouvoir. Pour comprendre cette spécificité culturelle, il faut imaginer la Commune de Paris se faisant au nom du « vrai » christianisme et élevant sur la butte de Montmartre sa propre chapelle.

-L’islam est le fondement et la garant de l’égalité  : la revendication égalitaire trouve son fondement dans les commandements du Coran. C’est ce qui explique par ailleurs le potentiel révolutionnaire de l’islam. Certes cette égalité n’est pas absolue et ne couvre pas entièrement la femme ou les « protégés » appartenant à d’autres religions. Mais au temps des bébés-filles enfouies dans le sable ou du bûcher pour les marranes en Espagne catholique, c’était un énorme pas en avant. Malheureusement, cette avance par rapport à son époque a été perdue de nos jours. C’est au nom de cet égalitarisme de l’islam et de son avant-gardisme, tout autant qu’au nom des valeurs des droits de l’homme, que j’ai signé il y a quelques années une pétition sentant le souffre de l’Association tunisienne des femmes démocrates appelant à l’égalité devant l’héritage, dernier grand bastion de l’inégalité entre les sexes et ligne rouge à ne pas franchir pour l’intégrisme islamiste le plus dur.

-L’islam est la clé de voûte de l’identité  : pour un Tunisien, comme pour un Syrien, le sentiment d’identité saute presque sans transition du niveau familial et clanique à celui de la Oumma (communauté islamique). La notion de Watan (patrie) en vieil arabe signifie l’endroit où l’on s’installe momentanément. Certes, on se sent de plus en plus égyptien, algérien ou marocain, mais c’est si superficiel ! Le peuple continue quelque part à être nomade comme le fut l’Etat lui-même. N’a-t-on pas vu des Etats s’en aller avec armes et bagages pour se tailler un fief très loin du pays d’origine ? Les Ommeyades émigrèrent de Syrie en Andalousie au VIIIe siècle. Les Fatimides abandonnèrent au XIIe Mahdia pour aller fonder Le Caire. Les Arabes ont toujours habité leur religion et leur langue, non un espace physique défini et clos pour toujours.

-L’islam est partout et nulle part  : l’absence de distinction claire entre le religieux et le politique serait une caractéristique (exceptionnelle et malheureuse ? ! ) des seules sociétés musulmanes. En est- on bien sûr ? Quand on retrace l’histoire du politique, on se rend vite compte qu’il a revêtu dès le départ les habits du religieux et que cela continue jusqu’à nos jours, y compris en Europe occidentale. Tout se passe en fait comme si la religion était de la politique avec des fonctions en plus et un certain théâtre, alors que la politique n’est que de la religion sans le théâtre ou plutôt avec un autre théâtre. Et pour cause, ne s’agit-il pas dans les deux cas des mêmes objectifs : commander aux hommes, les sauver, les formater selon un moule bien déterminé, d’où une inextricable intrication reconnue ou refoulée ? C’est peut- être la situation française qui est l’exception et non la règle dans la relation du religieux et du politique. Personne ne fait grief à Israël d’être un Etat théocratique ou à la Norvège d’inscrire dans sa constitution que c’est le christianisme protestant qui est le fondement de l’Etat. Qui a jamais mis en cause le caractère démocratique de la Grande-Bretagne, dont la reine est à la fois chef de l’Etat et chef de l’église anglicane ?

Toujours est-il que les caractéristiques de l’islam expliquent pourquoi le concept de laïcité n’a pas pris et ne pouvait pas prendre. Une image de la biologie permettra peut-être de mieux saisir la situation. Pour être efficace, la molécule d’un médicament doit impérativement pénétrer dans la cellule. Pour ce faire, elle doit d’abord s’unir, un peu à la manière d’une clé dans une serrure, avec une structure au niveau de la membrane cellulaire appelée récepteur. Sans ce récepteur elle ne peut être fixée, transportée à l’intérieur de la cellule et métabolisée. Tout se passe comme si la laïcité avait rebondi à la surface de notre société, faute de récepteur qui la fixe et la transporte à l’intérieur de la culture pour la métaboliser et en faire quelque chose d’utile. Les élites au Maghreb qui ont mélangé indûment deux réalités distinctes ont continué sans le savoir une histoire qui n’était pas la leur et commis par suivisme et manque de discernement un grave contresens. Pour avoir ignoré (dans les deux sens du terme à savoir méconnaître et /ou refuser d’en tenir compte) cette réalité, des hommes comme Atatürk, Reza Pahlavi ou Bourguiba n’ont fait que violenter leurs sociétés. La réislamisation des sociétés turque, iranienne et tunisienne est aujourd’hui l’aspect le plus patent de leur échec par ailleurs si coûteux en souffrances ô combien inutiles. Les illusions, les errements de tels hommes inspirent toujours un courant dangereux, confondant une idéologie propre à une histoire avec un système politique qui la dépasse. La leçon de l’histoire est pourtant sans appel : exiger l’association chez nous de la démocratie et de la laïcité, comme le font les Français à cause de leur histoire, c’est condamner la démocratie à être rejetée de l’espace culturel arabo-musulman et au seul profit de l’intégrisme.

A la question, comment peut-on être laïque en terre d’islamla réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme.

La vraie bonne question est plutôt : comment défendre en terre d’islam non la forme, mais l’essence des valeurs défendues en France sous la bannière de la laïcité, ailleurs sous d’autres bannières, à savoir l’égalité et la liberté ?

Lignes de continuité contre lignes de rupture

L’analyse spectrale nous a donc dévoilé la complexité des acteurs impliqués dans des conflits politiques en cours ou à venir, l’enjeu étant l’adoption ou le rejet des valeurs et des institutions démocratiques. Avant d’entrer dans le détail de leurs conflits présents et d’anticiper sur ceux du futur, terminons par le dernier outil d’analyse. Il est emprunté aux mathématiques modernes : l’analyse des complexes flous. Cette branche de la recherche considère que les phénomènes qu’on peut opposer de façon simple (masculin-féminin, zéro -un, vie-mort) sont l’exception et non la règle dans la nature. Les choses ont tendance à être plus en continuité qu’en opposition, à avoir des contours et des frontières flous et non tranchés, à se transformer les unes dans les autres, à s’influencer mutuellement, à constituer des hybrides. Cette théorie subtile permet de comprendre que les divers islamismes ne sont pas des zones fermées par des frontières étanches. Ce qui fera un groupe jihadiste, obscurantiste ou moderniste, c’est sa composition majoritairement jihadiste, obscurantiste ou moderniste.

Mais la théorie a un autre intérêt : l’osmose entre les entités en présence. La police connaît bien ce phénomène : le crime ne génère pas que des gendarmes et des voleurs, mais au niveau de la zone tampon de leur rencontre chronique des gendarmes-voleurs qu’on appellera les ripoux et des voleurs, gendarmes qu’on appellera les indics. Rien d’étonnant à voir se rapprocher au centre des deux spectres les islamistes les plus modérés et les démocrates les moins dogmatiques.

C’est à Londres, en juillet 2000, que j’ai rencontré pour le premier long entretien Rached Ghannouchi, le dirigeant d’Ennahda croisé auparavant à Tunis sans qu’il y ait eu vraiment de rencontre. Mon interlocuteur est aux antipodes de l’intégriste des caricatures. Il est affable, modéré, serein, parle d’une voix douce, manie une langue arabe classique mais sans préciosité. L’homme a connu la prison et l’exil. Il a vécu des mois dans le couloir de la mort. Il fait partie de ces êtres denses avec lesquels les échanges vous font gagner beaucoup de temps dans la compréhension des choses. Sudiste, d’origine populaire, profondément attaché aux racines et à la culture, que de points communs en apparence ! En fait nous appartenons à des écoles de pensée très différentes. Il ne tarit pas d’éloges sur la position de la Ligue des années de braises, sur celles du CNLT.

J’explique au Cheikh ma position.

« Ce ne sont pas des islamistes que nous défendons et que nous continuons à défendre mais des êtres humains et des citoyens tunisiens victimes d’intolérables injustices. Ce n’est pas par calcul politique, aveuglement ou naïveté, que nous réclamons la légalisation d’Ennahda, comme tous les partis d’opposition, mais par souci de cohérence interne. On ne peut être militant des droits de l’homme en détournant la tête quand on torture votre adversaire politique. On ne peut être démocrate quand on refuse la liberté d’association et d’action politique pacifique aux autres. Nous savons qu’il est impossible de maintenir la fraction traditionaliste du pays indéfiniment hors du système politique, autrement que par le recours à la répression permanente incompatible avec la démocratie. Ceci étant, je reste un homme profondément hostile à tout Etat théocratique, attaché au caractère sacré du corps humain, fermement opposé à la peine capitale, décidé à pousser aussi loin que possible, dans les textes et la pratique sociale, l’égalité entre l’homme et la femme. Je ne confonds pas antisionisme et antisémitisme, la politique américaine et l’Occident. Universaliste, j’ai fait de la Déclaration universelle des droits de l’homme mon credo. Je n’envisage pour la Tunisie qu’un Etat en totale conformité avec les conventions et les traités, tels que rédigés par le Législateur Universel. L’islam est certes ma religion et une composante de ma culture, mais il ne saurait être le fondement de l’Etat, car il ne serait que l’alibi de luttes de pouvoir, et le prétexte d’un nouveau totalitarisme. En politique on doit avancer sous la bannière de ses propres idées, non les prêter à Dieu. De plus, notre appui à vos droits politiques tiendra tant que vous resterez un mouvement pacifique, ne fût-ce qu’à cause du bénéfice colossal que pourrait tenir le dictateur de la violence. »

Le Cheikh Ghannouchi m’écouta très calmement.

« Certes, nos bases idéologiques sont différentes, et nous ne pouvons pas être d’accord sur tout. Voyez vous-même quant à l’aspect pacifique de notre combat. Dix années de terrible répression et de provocation permanente n’ont pas réussi à nous entraîner dans la violence. Notre adhésion aux règles de la démocratie est un choix stratégique. Nous ne cessons de répéter que nous accepterons un gouvernement communiste si le peuple le désigne par des élections libres. Nous avons de plus renoncé à toute prétention à l’hégémonie. D’ailleurs pourquoi continuez-vous à opposer islamistes et démocrates ? Pourquoi des islamistes ne seraient-ils pas eux aussi des démocrates ? »

C’est alors que j’ai mesuré le chemin parcouru, car l’approche a bien changé par rapport à celle du début des années quatre-vingt. Manœuvre disent les uns, maturation me paraît un terme plus exact. J’ai mesuré aussi le rôle dans cette maturation de l’attitude qui avait été celle de l’écrasante majorité des démocrates tunisiens durant toute la décennie noire. Souvent de gauche, allergiques à l’islamisme, ils ont néanmoins adopté face à la répression des islamistes une attitude éthique et non politique. C’est cette attitude qui a donné aux islamistes tunisiens une image forte et crédible de la démocratie. Avons-nous su toucher les cœurs et les esprits, lever des obstacles supposés infranchissables et ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie et à la paix civile dans notre pays ? Peut-être n’allons-nous pas être condamnés à choisir entre la peste et le choléra, entre la dictature supposée nous protéger des talibans et le GIA supposé nous libérer de la dictature.

La recherche de cette rencontre au centre du spectre a été une option stratégique qui va chercher à se concrétiser sur le plan politique. Au mois de mai 2003 eut lieu à Aix- en -Provence une réunion qui a rassemblé dans une charmante abbaye une trentaine de personnes venues discuter pendant trois jours de l’avenir de leur pays Ces hommes et ces femmes représentaient les courants politiques les plus importants en Tunisie dont le mouvement islamiste Ennahda. Etaient présents aussi les représentants de grandes associations de la société civile comme le barreau ou le CNLT. Les extrémistes des deux bords brillaient par leur absence, ainsi que quelques hésitants. Pour la première fois de l’histoire tumultueuse des démocrates et des islamistes, sera signé un document commun où chaque mot sera âprement négocié. Le texte est un compromis mais sans compromissions. Les démocrates non dogmatiques, dont des représentants de l’extrême gauche, reconnaissent le droit des Tunisiens à leur identité nationale et religieuse. Les islamistes éclairés reconnaissent, eux, leur droit à un régime démocratique et à ses principes de base dont l’égalité complète, notamment entre les deux sexes.

On comprend qu’une telle évolution dans les rapports des deux composantes principales de l’opposition à l’Etat policier inquiète profondément le pouvoir archaïque, habitué à les jouer l’une contre l’autre. Et pour cause, l’alliance de ces deux courants signifie que le mécontentement diffus de la population a enfin trouvé une expression politique capable de présenter une alternative au régime de la répression et de la corruption.

Les récalcitrants à cette démarche expriment à travers leur opposition à tout rapprochement la secrète inquiétude de tous les démocrates arabes et je ne fais pas exception à la règle. La pire situation ne serait-elle pas d’installer l’islamisme au pouvoir grâce à la démocratie ? Les dernières élections au Maroc en 2002 ou en Turquie en 2003, comme celles de l’Algérie il y a dix ans, montrent le grand capital de popularité des islamistes et leur grande capacité à utiliser les mécanismes de la démocratie pour se hisser au pouvoir. Allons-nous recommencer le drame qu’a connu l’Allemagne de 1933 où les élections démocratiques ont livré le pays aux forces qui l’ont détruite ? Mais par ailleurs comment bâtir une démocratie en excluant une partie importante de la population ? Quel régime démocratique pourrons-nous mettre en place si nous ne prenons pas le risque d’élections honnêtes ? Pouvons-nous au nom de la défense d’une démocratie abstraite refuser d’affronter les aléas et les risques de son installation ? Quels que soient ces risques, ils sont préférables au pourrissement généralisé, à la lente agonie sous les dictatures actuelles. Au mieux, le pari sera gagné en faisant accéder au pouvoir des forces politiques diverses obligées de négocier des compromis. Au pire, les islamistes arrivés au pouvoir refuseront de retourner aux urnes et installeront comme au Soudan une dictature intégriste. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne faudra que quelques années pour que tombe aussi cette dictature au masque religieux et que nos peuples abandonnent définitivement la croyance que la charia est la solution de leurs problèmes économiques, sociaux et politiques. Cette prise de risque est le moteur du rapprochement au centre que je prône depuis des années. La stratégie n’est pas le propre de la Tunisie. En Syrie, le face- à-face des islamistes et des démocrates a suivi pratiquement le même scénario. Les démocrates ont rejeté avec horreur toute « collusion » avec le diable intégriste. La frange modérée des démocrates a reconnu, quant à elle aux islamistes le droit d’exister sans vouloir pendant des années les fréquenter. Riadh El Turk, secrétaire général du PC, dissident et vieux routier des prisons du dictateur défunt Hafez Al Assad, comme Haythem Manna, figure de proue du mouvement des droits de l’homme syrien, plaident aujourd’hui pour un large front contre la dictature comprenant les islamistes. Ces derniers, qui avaient pris les armes contre le régime au début des années quatre-vingt, abandonnèrent la stratégie violente prônée par leur guide des années soixante/soixante-dix, Adnane Saadeddine, et reviennent à la stratégie politique et centriste du fondateur du mouvement dans les années cinquante : Mustapha Sebaï. Le guide actuel ,Ali Al Bayanouni, déclarait en 2002 que les Frères Musulmans syriens luttent non pour un Etat islamique, mais pour un Etat démocratique. C’est sur cette base qu’eut lieu à Londres en août 2002 une conférence de dialogue national qui a réuni islamistes, communistes et militants associatifs pour entériner ensemble un texte commun appelé la charte nationale. Ce texte fondateur stipule que l’Etat sera démocratique, reconnaissant les libertés, le pluralisme, l’alternance, l’égalité entre les deux sexes. Malheureusement la prise de risque et la rencontre au centre ne sont pas la stratégie de tout le monde. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la frontière floue où se fait l’échange entre hommes de bonne volonté, les positions passent par toutes les nuances, de l’attentisme neutre à l’hostilité froide, arrivant aux deux extrêmes de l’exécration mutuelle. L’extrémisme n’est pas que le propre de certaines franges de l’islamisme. Il existe aussi au sein du mouvement démocratique. Je l’appelle l’intégrisme laïque. Ici la haine de ce qu’il qualifie d’islamisme au singulier vire rapidement à la haine de l’islam, pire, à la haine des hommes et les femmes qui adhèrent à la religion ou à l’idéologie. En fait, tout se passe comme si l’on avait affaire à la même race d’esprits, également répartis entre les deux intégrismes, fonctionnant sur les mêmes principes d’intolérance, de peur, de simplification, d’ignorance, de rejet et d’absence de nuance et de compassion. Ce courant ,minoritaire dans le mouvement démocratique tunisien, est hélas le courant majoritaire en Algérie. Il est certes la conséquence de la violence intégriste, mais dans quelle mesure ne la nourrit-il pas ? S’il y a un jour un conflit à couteaux tirés entre « démocratie » et « islam » et si la première est expulsée de la terre du second, on le devra en grande partie à la singulière approche du problème de ce courant. L’intégrisme laïque prolonge la vie de la dictature, pave le chemin à la guerre civile et condamne la démocratie à rester en dehors et au-dessus de la culture d’un peuple largement imprégné par les valeurs religieuses. L’hétérogénéité des sociétés arabes est le produit de son histoire. Elle ne peut pas plus se débarrasser de sa partie conservatrice, héritage de quatorze siècles de culture, qu’elle ne peut se débarrasser de sa partie moderniste, fruit de son contact avec l’Occident. Il n’y a que de dangereux fous pour vouloir éliminer ou assujettir indéfiniment telle ou telle partie de cette constitutive et insécable hétérogénéité. Il n’y a pas d’autre solution pour la paix en Algérie ou dans tous les autres pays arabes que les libertés et l’intégration de toutes les contestations ,dont l’islamique, dans un jeu politique démocratique, certes risqué, mais dont on ne pourra faire l’économie qu’au prix de la répression et de la guerre civile.

Quid maintenant de la frange extrémiste du spectre islamiste ? A l’évidence, elle ne peut être « convertie » ou arrimée à l’attelage démocratique. Le courant intégriste et violent doit être combattu sur le plan des idées pour l’inefficacité prouvée de son programme. Il doit l’être sur le plan politique comme n’importe quel mouvement anti- démocratique. La démocratie a le droit et le devoir de se défendre, mais dans le respect de ses propres valeurs et lois, autrement elle ne serait pas digne d’être aimée, respectée et défendue. Si les démocrates doivent rejeter ce courant, ce n’est pas parce qu’il se réclame de l’islam, mais parce qu’il est gros du totalitarisme le plus destructeur. La responsabilité des démocrates arabes est donc de tirer vers le centre, je dirais presque de « convertir » à la démocratie le maximum de composantes de l’islamisme modéré. Si nous ne voulons pas tourner en rond, il nous faut bien admettre que la démocratie arabe ne se fera pas contre l’islam, mais avec lui, plus exactement avec ses représentants les plus ouverts qui sont à la fois la chance de l’islam et celle de la démocratie.

Extrait du livre Le mal arabe – édition L’Harmattan (2004)

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