Ombre et lumière, monde musulman et Occident : comment sortir des cloisons binaires ? Si l’islam n’est pas une théocratie, et si l’islam laïque est un non-sens, à quel saint se vouer pour que l’évocation de l’islam des uns et de la laïcité des autres cesse de semer le vent ? Un retour aux sources et aux principes fondateurs pour une évolution émergente continûment créatrice.
L’opposition entre laïcité et islam, aujourd’hui exacerbée par une conjoncture géopolitique inédite, était sur les starting-blocks de ce que certains islamo-politologues ont identifié comme des manifestations de la controversée thèse du Choc des civilisations de Samuel Huntington. Lorsque, d’une incantation militante, l’islamisme devint une réalité politique en 1979 avec la révolution iranienne, les forces majeures qui pilotent les grands mouvements historiques basculèrent dans un rapport qui, dès lors, n’a cessé de réchauffer le climat civilisationnel.
Le mouvement islamiste de l’underground arabo-musulman, aux ambitions populaires, voire populistes, pariant sur la quantité démocratique, y a vu son heure sonner. Coming out de l’islam pride : barbes et voiles décomplexés dehors. Dire démocratie, c’est en principe dire aussi et surtout « qualité ». A l’arithmétique quantitative du « one man, one voice », on mesure, entre autres, cette qualité par l’attention qu’elle porte à ceux que le vote renvoie à la périphérie des minorités.
Avant 1979, les dirigeants arabo-musulmans arrivaient encore à étouffer les aspirations de liberté populaires dans des modèles archaïsants, nationalistes et autoritaires. La laïcité, mot tabou de la lexicographie politique moyen-orientale, y était obscénité. Mais depuis le déboulonnage impérial d’un Shah persan nommé Reza Pahlavi, la donne a changé. Désormais dans l’œil du cyclone des pressions extérieures, et face à une globalisation qui, d’une main, uniformise par ses technologies nomades tout en réveillant, de l’autre, les fiertés refoulées d’hier, l’Orient musulman s’est mué en douce.
L’informatique est binaire, le réseau social aussi ; les vents du printemps ont réduit les expressions démocratiques à un duel du type qui laïque, qui islamiste. Et l’Occident des bonnes vieilles démocraties laïques, anti-islamistes par intérêt, joue l’arbitre… La non-miscibilité entre l’islam et la laïcité actée, peu ont songé à l’émergence créatrice d’un tensioactif qui fait émulsion. Dépoussiérons un peu pour éclaircir la voie de l’osmose.
L’islam n’est pas une théocratie
Si nous dépassons le sens qu’on donne généralement au terme de théocratie de nos jours, c’est-à-dire qu’il en est question dès lors que religieux et politique interfèrent, si nous remontons à l’origine grec, la théocratie devient un État gouverné par Dieu ou par une classe sacerdotale représentant Dieu ; et ce n’est pas tout à fait la même chose. Est-ce qu’une telle définition peut s’appliquer à l’islam ? Exception chiite mise de côté, la réponse, à bien des égards, est négative.
Les dispositions législatives dans le Coran (moins de 250 versets tous domaines confondus) ne sont pas Dieu, et les révélations portées par le Prophète ont pris fin avec le décès de ce dernier. Qui plus est, l’islam, du moins dans ses courants majoritaires sunnites, n’autorise aucune forme matérielle, humaine ou instituée qui pourrait prétendre représenter Dieu. En somme, l’absence d’une hiérarchie ecclésiastique, qui est la base même de la conception islamique de la religion, barre la route à toute forme de théocratie.
Le musulman laïque
Concept hasardeux, saugrenu même ; on a toutes les peines du monde à reconnaître qui se cache derrière ces mots. Si c’est celui qui pratique l’islam laïque, il faudrait, en ce moment-là, s’entendre sur ce qu’est l’islam laïque. Si, plus simplement, il s’agit d’un islam républicano-compatible, alors le terme est non seulement et inutilement redondant, mais il sème encore un peu plus dans la confusion.
Confusion dont l’origine pourrait être d’ordre terminologique d’abord. En effet, la conception cloisonnée entre le religieux et le laïque, si lisible depuis une perspective chrétienne, ne marche pas en islam puisque l’imam n’est pas un prêtre : c’est un musulman comme les autres. La structure de l’islam est décentralisée et horizontale. Confusion encore lorsque la laïcité, elle-même, dérive vers le laïcisme, c’est-à-dire cette religion de l’incroyance qui, depuis son bord partisan, du haut de son credo laïciste émet ses fatwas pseudo-républicaines.
L’islam laïque est un non-sens. Si on devait se risquer à une sommaire et réductrice classification, on dirait, aujourd’hui, qu’on distingue trois catégories de musulmans : les musulmans pratiquants (groupe, au demeurant, très hétérogène), les musulmans de culture (au pluriel) et les musulmans d’origine (diverses). Allez dénicher le musulman laïque là-dedans. Tâche pour le moins difficile si l’on n’est pas armé de ce qui fait lumière dans la laïcité. De quelle lumière, et pour quelle laïcité parle-t-on donc ?
De la lumière dans l’esprit de la loi de 1905
En principe, et selon Henri Pena-Ruiz, « ce qui n’est que de certains ne peut s’imposer à tous, et les références communes doivent être affranchies de toute tutelle qui consacrerait un privilège », et donc de la tutelle qui consacrerait un privilège aux laïcistes et autres athées militants. Pena-Ruiz voit ainsi la laïcité à la hauteur de trois grands principes indissociables : la liberté de conscience, l’égalité de traitement de tous les citoyens par la puissance publique, la promotion, par cette puissance publique, de l’intérêt commun, c’est-à-dire l’universel.
Autrement dit, il s’agit de la laïcité telle qu’énoncée dans le rapport de Régis Debray de 2002 pour l’Éducation nationale. Traitant de l’enseignement du fait religieux dans l’école française laïque, le rapport pose la question de la laïcité et y répond en ces termes : « Le principe de laïcité, rappelle Régis Debray, place la liberté de conscience (celle d’avoir ou non une religion) en amont et au-dessus de ce qu’on appelle dans certains pays la “liberté religieuse” (celle de pouvoir choisir une religion pourvu qu’on en ait une). En ce sens, la laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. »
Et voilà Debray qui répond, avec une pertinence rare, à Diderot et à tous ceux qui comme lui rêvent de paix entre les hommes qui ne pensent pas forcément la même chose. Sachant que la révolution numérique est un autre accélérateur de la globalisation sous toutes ses formes, maintenant, nous sommes condamnés, pour le vivre-ensemble, à devenir davantage inventifs. La laïcité y contribue, non pas parce qu’il faut devenir un laïque, mais, paradoxe fécond, son contraire.
Le laïque appartient à un bord, il glisse inexorablement vers le laïciste. La laïcité n’est d’aucun bord, elle ne doit appartenir à personne, c’est une affaire de tout le monde au-dessus de tout ce qui différencie. Elle doit plutôt être comprise comme le ferment qui permet à chaque citoyen de s’épanouir, en droit, avec les autres. La laïcité, c’est le peuple tenant en main ce parapluie, plus petit multiple commun du vivre-ensemble. Elle permet à tout un chacun de réaliser ses desseins et rêves dans le total respect des autres.
De la lumière dans le geste prophétique
Celle-ci brille, non dans la lettre, mais dans l’esprit des gestes du Prophète. D’où l’intérêt de revenir au foyer islamique pour examiner et méditer quelques dates ou événements clés.
– An 615 (première émigration), la mission de Mahomet se complique et les musulmans sont persécutés par les polythéistes de La Mecque. Face à une situation qui devient de plus en plus insoutenable, surtout pour les plus faibles, Mahomet a l’idée d’envisager l’exil. Naturellement, monothéisme oblige, la destination choisie est l’Abyssinie (Éthiopie) – est-il encore besoin de rappeler que nous parlons de l’Afrique noire ? Il sait surtout que dans ce territoire se trouve ce qui fait que tout être humain peut se sentir chez les autres un peu comme chez lui, c’est-à-dire la justice : « Si vous alliez, dit-il, au pays des Abyssins, vous y trouveriez un roi sous la tutelle duquel personne ne subit d’injustice ? »
Ceux qui choisiront le chemin de l’exil vivront paisiblement en Afrique, dans cette Éthiopie de tradition judéo-chrétienne. Malgré la position de l’islam sur le statut de Jésus qui n’est pas considéré comme fils de Dieu, malgré le fait que les chrétiens ne reconnaissent pas Mahomet comme un envoyé de Dieu, le vivre-ensemble islamo-chrétien ne sera pas mis en danger. Le Négus ne verra pas en ces musulmans des rivaux prosélytes venus islamiser les Abyssins. Il ne verra pas, non plus, en eux des envahisseurs. La sincérité des musulmans dans leur demande d’asile et le souci d’équité de la part du Négus seront les clés de la réussite de cette épreuve de la différence.
– An 622 (deuxième émigration), le Prophète arrive à Médine. Pour pacifier la coexistence confessionnelle et sociale, pour créer une dynamique d’un vivre-ensemble qui assure à Médine sécurité et prospérité, il dote la cité d’une constitution. Médine devient alors une cité-État. Il s’agit pour le Prophète de créer un espace de libertés religieuses, de respect réciproque et de justice. Les juifs, répartis en trois tribus (Banu Qaïnuqâ, Banu An-Nadir et Banu Quraïzah), forment avec les musulmans une seule et même oumma : « Les juifs forment une communauté avec les croyants. Aux juifs leur religion et aux croyants la leur. », précise, très clairement, l’article 1 de la clause qui réglemente les relations entre les deux communautés. Il est important de noter, ici, qu’il n’est point question de dhimmitude ( statut juridique des juifs, chrétiens… en pays musulmans, conditionnant ainsi leur citoyenneté au paiement d’un impôt de capitation). Texte révolutionnaire, car contre-pied à la pratique coutumière dans la région.
– An 628, le prophète signe un traité de paix avec les polythéistes de la Mecque. Sans mot dire sur le contenu que beaucoup de musulmans jugent être en leur défaveur, c’est sur la forme que l’évocation de ce traité est intéressante pour le contexte actuel (précisons, pour éviter certaines mauvaises interprétations, qu’en 628, les musulmans ne sont pas en position de faiblesse). Lorsque le Prophète a voulu faire débuter la rédaction du texte par la formule islamique « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux », le représentant des polythéistes, Souhayl ibn Amr, a refusé : on s’en limita à la formule d’usage, dénominateur commun, reconnue et acceptée dans la péninsule arabique d’alors. Deuxième protestation, à la fin du document, lorsque le Prophète voulut signer en sa qualité d’envoyé de Dieu. Non, lui dit Souhayl : si nous t’avions reconnu comme Messager de Dieu, nous ne t’aurions pas combattu. Écrivez plutôt Mahomet fils de Abdallah. Et c’est le Prophète lui-même, parce qu’Ali (scribe pour l’occasion) refusait de le faire, qui effaça la mention « messager de Dieu ». « Ce qui n’est que de certains ne peut s’imposer à tous… » avait dit, plus haut, Pena-Ruiz.
La voie de la fidélité au foyer des origines
Etre fidèle au foyer des ancêtres, disait Jaurès, ce n’est pas d’en conserver les cendres, mais d’en transmettre la flamme. En islam, la flamme originelle brille dans l’intention du verbe coranique et du geste prophétique. Et s’il était un mot pour dire cette intention, terme ne serait plus approprié que celui de justice. La justice comme parapluie pour protéger et mettre d’accord ceux qui ne sont pas du même bord. La règle d’or, sonnant comme un impératif kantien, ne cesse de nous en faire un rappel : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. »
Se souvenant, dans sa jeunesse, du pacte dit des vertueux (Hilf-al-fudul) signé entre les tribus arabes de la Mecque en 590 (écrit dans lequel elles s’engagent à n’offrir la protection aux résidents et aux visiteurs que sur le seul critère de la justice, ne tenant nullement compte des appartenances clanique ou sociale), Mahomet, devenu prophète rappela à ses compagnons le caractère islamique de cet engagement.
Parce que la justice a pour dessein la paix véritable, l’islam et la laïcité, qui visent ce même objectif, ne peuvent pas ne pas se rencontrer sur ce terrain. Et lorsque Diderot pose la question du vivre-ensemble dans la différence : « Si vos opinions vous autorisent à me haïr, pourquoi mes opinions ne m’autoriseront-elles pas à vous haïr aussi ? Si vous criez : c’est moi qui ai la vérité de mon côté, je crierai aussi haut que vous : c’est moi qui ai la vérité de mon côté ; mais j’ajouterai : et qu’importe qui se trompe ou de vous ou de moi, pourvu que la paix soit entre nous ? Si je suis aveugle, faut-il que vous frappiez un aveugle au visage ? », le Coran lui répond par trois fois, et même plus.
Dans sa sourate Les infidèles, il dit ceci : « Je ne suis pas adorateur de ce que vous adorez. Et vous n’êtes pas adorateurs de ce que j’adore. À vous votre religion, et à moi ma religion. » Et plus explicite encore, dans la sourate Yunus (Jonas) : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru. Est-ce à toi de contraindre les gens à devenir croyants ? » Les versets sont révélés dans le contexte de La Mecque, au début de la mission du Prophète. Plus tard, lorsque les musulmans seront bien installés et organisés à Médine, le Coran (La vache), dans une injonction chargée du même esprit de reconnaissance de l’Autre, précisera : « Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement… »
Lorsqu’on est dans un pays majoritairement musulman, le débat sur l’islam et la laïcité peut souvent paraître inconvenant, voire incongru… C’est parce que, pris dans les courants du mainstream, on en oublie presque que nos sociétés possèdent des périphéries, des minorités qui aspirent autant que nous à la dignité humaine. Une fois qu’on expérimente la position périphérique de celui qui est minoritaire, la question se pose autrement. Que deviendraient les musulmans dans les sociétés occidentales si ces lieux, au modèle près, n’étaient pas des espaces sécularisés ? La règle d’or, comprise comme une exigence de respect mutuel, permet, par exemple, au citoyen français de confession musulmane de comprendre mieux ce que ses coreligionnaires, dans l’espace arabo-musulman où ils sont majoritaires, doivent aux minorités, religieuses ou pas.
Comment vivre ensemble dans le respect des uns et des autres ? Quel est le plus petit multiple commun qui met en valeur l’évidente dignité humaine à laquelle nous aspirons tous ? La réponse se trouverait, dit-on, dans cet axiome proverbial rebattu, ressassé à tout bout de champ : « La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. » Chiche ! À condition, justement, que cet impératif ne soit pas un lieu de confusion entre la liberté structurée, le déploiement des pulsions immédiates et la résignation face aux violences symboliques que tacitement nous subissons ou exerçons sur les autres. Pour le dire d’une manière plus constructive et moins conflictuelle, c’est-à-dire comme un lieu de convergence vers une vérité plus haute, un lieu de fécondation réciproque, il faudrait le formuler dans la langue du communiste libertaire russe, Pierre Kropotkine : « Ma liberté commence où commence celle des autres. »
Pour conclure, en quelques mots : c’est lorsque l’islam et la laïcité se seront débarrassés de ces quelques ismes et autres bigoteries qui les corrompent, lorsque le militantisme moutonnier cédera le pas à l’acceptation de la pluralité humaine, que les doués de bon sens (chose pourtant la mieux partagée, dit-on) ou les doués d’intelligence saisiront que leur opposition, artificielle, n’a pas lieu d’être. Emmanuel Levinas dit quelque part, « la justice, c’est-à-dire la relation à autrui » : entendu par là que cette justice réside dans la reconnaissance de l’autre dans toute son altérité.
Elle nécessite un espace commun de liberté où l’on puisse être soi-même sans l’imposer aux autres. C’est donc un lieu de séparation des pouvoirs et de retenue. En ce sens, la sécularisation devient, si j’ose dire, une proposition qui trouve toute sa légitimité dans l’univers éthique de référence islamique.
El Hadji Samba Khary Cissé
Essayiste
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