Grec, arabe, européen
A propos de la polémique autour du livre de S. Gouguenheim, « Aristote au Mont Saint-Michel »
« Les contre-vérités »
Dans cet article nous allons apporter une critique des idées de Rémi Brague, un universitaire français très en vue dans les milieux académiques et apparemment un bon connaisseur de la civilisation islamique du Moyen-Âge, sur la polémique suscitée par le livre de Sylvain Gouguenheim, historien français du Moyen Âge intitulé Aristote au mont Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne, paru en 2008.
Dans ce livre, cet auteur a entrepris de démontrer que l’Occident a découvert l’héritage grec grâce à ses propres traductions dont un atelier dit de Saint-Michel en France et à un traducteur, Jacques de Venise qui aurait traduit Aristote directement du grec vers le latin un demi-siècle avant les traductions de l’arabe réalisées en Sicile et à Tolède en remettant en cause l’idée d’un apport décisif de la civilisation islamique médiévale dans la transmission du savoir grec à l’Occident, et ce, malgré le fait qu’aucune trace de traductions du grec réalisées au Mont-Saint-Michel n’existe.
J’ai déjà écrit contre les idées de Rémi Brague dont j’ai eu l’occasion de découvrir lorsqu’il s’est attaqué à l’image de la civilisation d’Al-Andalus en la considérant comme un mythe (cet article est disponible sur le site d’Oumma.com).
Je suis donc assez familier de ce genre d’idées dans le but est de semer le doute chez les intellectuels français, quelque que soit leurs compétences, sur la puissance de la civilisation islamique du Moyen-Âge et notamment sur son apport sur la Renaissance en Europe, nettement reconnu par les orientalistes du passé, même les plus racistes et les plus européocentristes. C’est pour cette raison que j’ai inséré un sous-titre à mon article : «Les contre-vérités ». Celles-ci ont pignon sur roues avec le fléau de l’ignorance du commun des mortels et le contexte actuel marqué par un véritable « choc » entre la civilisation occidentale et la civilisation islamique qui atteint son paroxysme avec les turbulences politiques et sécuritaires en Europe en général et en France en particulier qui incitent les intellectuels à sortir de leurs refuges et de leurs sanctuaires académiques et d’utiliser leur savoir dans cette levée de boucliers contre l’Islam et les musulmans.
Ces intellectuels pensent utile de revenir aux fondamentaux et de relativiser les acquis et le patrimoine historique des musulmans comme si celui-ci devient « banal », « ordinaire » et assez semblable à leur patrimoine actuel. Comme s’ils n’avaient jamais existé pour leur enlever tout sentiment de fierté et un ancrage solide à leur passé glorieux qui peuvent servir à revenir en force dans le monde contemporain sans savoir vraiment comment y parvenir.
C’est ce qu’on pourrait appeler « l’Islamophobie intellectuelle » qui est le bras armé de l’islamophobie politique et de l’extrême-droite. Là, les choses deviennent sérieuses et les musulmans sont vraiment menacés : non pas directement et physiquement, mais plutôt et ce qui ce qui plus dommageable, intellectuellement. A défaut de les faire disparaitre culturellement dans le temps présent, ces islamophobes insinuent qu’ils « n’ont jamais existé glorieusement ».
Certains islamophobes s’attaquent à l’origine de l’Islam et prétendent que le Prophète Muhammad (QSSL) a emprunté les idées forces de sa religion des nazaréens arabes avant de les faire disparaitre. C’est une offensive tout-azimut des tenants de l’islamophobie intellectuelle que les musulmans se doivent de contrer par des moyens intellectuels.
Voyons maintenant ce que contient cet article de Rémi Brague et nous allons de manière méthodique examiner point par point les idées qui y sont contenues.
Pourquoi le scandale ?
Universités et médias : l’attrait de l’islamophobie intellectuelle
Cet auteur commence par expliquer les raisons du scandale suscité par ce livre qui se résume à un fait inhabituel qui a attiré son attention et qui l’a, je pense, incité à réagir et à déployer son raisonnement qui est favorable à Sylvain Gouguenheim dans des termes atténués, relatifs et légers propres à ne pas déclencher une réaction assez forte.
Le point de départ, a-t-il rappelé, est la recension parue dans Le Monde du 4 avril 2008 de Roger-Pol Droit, chroniqueur philosophique du journal, dans laquelle les idées de Gouguenheim sont dépeintes comme reflétant une révolution fondamentale et comme on peut le dire en des termes plus sophistiqués : cette recension laisse dire que le livre opère une sorte de changement de paradigme (paradigm shift) : alors que la civilisation islamique a été l’initiatrice et la médiatrice du savoir grec à l’Occident, voilà qu’elle semble avoir perdu cette réputation et ce rôle historique. Quel cataclysme ! Rémi Brague attribue les débuts du scandale à l’attitude générale des médias qui aiment peindre les choses de manière plus tranchée, avec des couleurs fortes, c’est-à-dire « absurdes » : les phénomènes historiques passent du blanc au noir, de l’existence au néant afin de mobiliser les biais cognitifs des auditeurs qui autrement ne comprennent rien. Ces derniers n’aiment pas les explications complexes.
A partir de cette recension du Monde, des réactions multiples d’universitaires connus, spécialistes du domaine et d’autres qui ne sont pas des spécialistes se sont manifestées avec force.
Brague regrette que cette vulgate et cette controverse qui ont occulté les critiques « objectives » portant sur des faits de moindre importance (bibliographie insuffisante, manque de références, etc.) ait donné l’occasion à certains de parler d’islamophobie et de racisme.
La question que je me pose est celle-ci : pour quelle raison, un livre bénéfice dès sa parution d’une recension au Monde ? Des milliers de livres plus ou moins intéressants sortent chaque année sans qu’aucun journal de cette importance ne leur consacre le moindre papier. C’est là où le bât blesse.
Les médias suivent la température générale, les idées en vogue et les courants de pensée à la frontière entre le monde politique et les mouvements de pensée intellectuels afin de vendre une information retravaillée, édulcorée et séduisante au public qui ne se soucie pas des nuances, des détails et des genèses complexes.
Avant de dire en quoi le livre de Gouguenheim est attractif à ce genre de médias, il convient de poursuivre notre examen des idées de Brague : il évoque d’abord cette sorte de rupture entre le monde universitaire et de la recherche et le public, une rupture provoquée par l’hésitation des universitaires à écrire pour le grand public et par le nombre de plus en plus limité des lecteurs spécialisés qui lisent leurs articles. Il n’y a rien là de nouveau.
Sauf que les médias ne s’intéressent jamais aux études intéressantes et poussée qui apportent un peu de lumière sur l’histoire, la civilisation et la culture et surtout pas à l’apport de la civilisation islamique au monde en général et à l’Occident en particulier. Pourtant des milliers de livres sortent chaque année en France.
Nous devons maintenons juste poursuivre l’examen des facteurs cités par Brague lesquels ont déclenché le scandale. Il s’interroge : pourquoi les spécialistes (qui connaissent la fausseté de la légende selon lui) ont abandonné le terrain aux ignorants et aux propagandistes ? Je préfère les appeler, « les faiseurs d’opinion ».
La réponse à cette question n’est pas tant l’existence de légendes à la mode que Brague se plait à en choisir la meilleure, celle qui prétend que l’Occident vivait dans les ténèbres et l’intolérance contrairement à l’Islam durant le Moyen-Âge. C’est, selon nous, la montée de l’islamophobie intellectuelle ces dernières années
Les médias (chaines de télévision et journaux) sont sensibles au discours de l’islamophobie qu’il soit porté par des polémistes, des politiciens ou des intellectuels et qui partagent des croyances liées à ce courant de pensée idéologique (des croyances et non pas des certitudes parce que leur démarche n’est pas éminemment scientifique bien qu’elle comporte une dimension intellectuelle).
Des livres ont été publiés et des conférences ont été données sur des sujets liés à l’histoire de l’Islam ou aux relations Occident-Orient ou Occident-Islam depuis plusieurs années et dont les acteurs préférés des médias sont des islamophobes
La bataille des idées est plus décisive que les batailles politiques et propagandistes même si la pression de l’actualité fait que la lumière est projetée sur les polémistes et les idéologues plutôt que sur les intellectuels.
Le meilleur exemple est la médiatisation intensive du discours islamophobe d’Éric Zemmour sur l’Islam. Néanmoins, les idées islamophobes de Zemmour sont plus corrosives, controversées et calomnieuses que les thèses des auteurs précités s’appuyant sur des arguments en apparence rationnels et aspirant à l’objectivité. Comme l’a dit Marx, « plus le mensonge est grand, plus il est accepté par le plus grand nombre de citoyens ». Cette prédiction se vérifie dans le cas de la propagande idéologique et politique de Zemmour. Toutefois, les idées professées par les intellectuels islamophobes sont de nature à influencer les polémistes et les politiciens. D’ailleurs, Zemmour a été influencé par des historiens comme René Grousset et Henri Pirenne. Les intellectuels peuvent influencer le public et les dirigeants politiques des pays occidentaux sachant que ces derniers sont souvent des lecteurs de penseurs qui ont vécu à des époques plus anciennes. Comme le dit Clemenceau, « les idées donnent la force ».
Les penseurs donnent des idées aux politiciens qui les utilisent à des fins politiciennes. C’est exactement le cas de Zemmour. Dans ses lectures, il a été influencé par Pirenne et par Grousset qui sont des historiens un peu idéologues et non pas des historiens impartiaux et scientifiques.
Ainsi donc, les polémistes, idéologues et intellectuels rejoignent leurs efforts pour s’attaquer à l’Islam et le discréditer aux yeux du public. On peut même dire que les intellectuels ont préparé le terrain à la propagande d’Éric Zemmour en développant un courant de pensée islamophobe.
La porte des médias a été ouverte depuis quelque temps aux penseurs islamophobes dont les idées intéressent le public partisan de l’extrême-droite et le livre polémiste de Gouguenheim est arrivé au bon moment. Les universitaires qui n’intéressent pas le public et auxquels les médias n’accordent que peu d’intérêt ont été scandalisés par un livre qui ne diffuse que des contre-vérités. Même les orientalistes dont les travaux sont les plus corrosifs selon les musulmans traditionnalistes n’ont jamais remis en cause la traduction en arabe des livres grecs et leur traduction en latin.
Les universitaires spécialisés dans l’histoire de l’Islam ont été outrés par les allégations de ce médiéviste et se sont rassemblés contre lui, ce qui a poussé certains à le défendre en proclamant la liberté d’expression. Je dois dire que le paradoxe dans tout ce qui relève des relations entre les travaux intellectuels et les médias et que la meilleure arme pour détruire ou occulter les idées indésirables d’autrui c’est de semer un grand silence et surtout de ne pas réagir.
Les universitaires qui se sont rassemblés pour lutter contre le livre de Gouguenheim, un médiéviste peu connu se sont fait donc piéger.
Une relation plus saine aurait été de laisser les étudiants et les lecteurs intéressés par de telles idées réagir doucement et progressivement. C’est tout le contraire qui s’est passé : le livre a été promu par un journal de grande diffusion. Tout de suite après, les universitaires réagissent par principe et non par un intérêt pour le débat ou pour l’échange d’idées. C’est un évènement toxique et pathogène pour le savoir et la connaissance et c’est dans un tel climat que le scandale s’est produit. Cela, sans parler des intérêts de l’extrême-droite qui devient de plus en plus puissante dans les sondages et dans les élections et qui est soutenue par des lobbys puissants et invisibles.
La référence à la légende à la mode : un trompe-l’œil
Mais là où Brague s’est fourvoyé complètement c’est lorsqu’il prétend qu’il y a une idée générale qu’il appelle « la légende à la mode » qui domine, selon laquelle, le monde chrétien au Moyen-âge vivait dans les ténèbres alors que le monde islamique connaissait sa Renaissance au Moyen-Âge et il prétend que Gouguenheim a tenté de lutter contre cette légende à la mode bien que lui-même et les spécialistes savent qu’elle est complètement fausse.
Il est vrai que depuis des années, les historiens occidentaux ont commencé à réinterpréter ce qui s’est passé dans le monde chrétien durant le Moyen-Âge, en cherchant les prétendues causes de la naissance de la révolution scientifique. J’ai lu par exemple le livre d’Alistair Crombie sur Grosseteste, un penseur du Moyen-Âge, le considérant comme le premier fondateur de la science.
J’ose dire que Brague ne devrait pas ignorer que les choses commençaient à devenir intéressantes dans le monde médiéval uniquement à la fin du Moyen Âge (c’est-à-dire du 13ème siècle au 14ème siècle et pas du tout durant le haut Moyen-Âge). Par exemple, Saint-Thomas d’Aquin a apporté quelque chose de décisif à l’Occident, qui est selon moi la conciliation entre la raison et la foi, après avoir lu Ibn-Rûshd, le dernier philosophe de l’Islam avant le long déclin du monde musulman. Après Saint-Thomas, des penseurs de grande valeur sont apparus comme Guillaume d’Ockham et les Oxfordiens. Mais pas avant.
Hormis cette période qu’on pourrait appeler pré-Renaissance en Occident, il n’y avait pas grand-chose à dire pour les périodes antérieures sans parler vraiment de ténèbres. Sans reprendre les termes de la légende dépeinte par Brague, il convient de dire tout simplement que l’apport de l’Islam médiéval a été décisif pour l’Occident médiéval et celui de la pré-Renaissance. Des auteurs très sérieux parlent même des musulmans comme les « éducateurs de l’Occident ».
J’ai assisté une fois à une conférence sur les tentatives de certains penseurs en Occident durant le haut Moyen Âge, Boèce je pense, pour fabriquer un jeu d’échec avec les chiffres romains : quel labeur complexe et quelle tâche ingrate : pour déplacer un pion d’une base il fallait écrire des chiffres à ne pas finir.
J’ai alors réagi à cette information en rappelant que durant presque mille ans, depuis la chute de l’empire romain, les chrétiens ont dépensé des trésors d’énergie et ont énormément réfléchi et à cet égard, parler de ténèbres en Occident durant l’époque médiéval et même durant le haut Moyen-âge est une gageure (il suffit de voir les horloges des églises et les beaux vitraux pour s’en convaincre). Cependant, j’ai précisé qu’ils n’ont pas pu parvenir à faire les percées révolutionnaires qui ont changé le monde. Celles-ci ont été réalisées en Orient, durant le règne des Abbassides. L’ensemble des chercheurs qui ont assisté à cette conférence ont reconnu que c’était la vérité.
L’exemple : Sylvestre II versus Fibonacci
Brague donne l’exemple du discours du roi du Maroc prononcé à l’occasion de l’ouverture du festival de musique sacrée de Fez qui mentionne que Gerbert d’Aurillac, le futur Pape Sylvestre II (mort en 1003) a tiré le savoir mathématique qui faisait l’admiration de ses contemporains de ses études à l’Université de Fez. Gerbert avait appris assez d’arabe pour suivre un enseignement supérieur dans cette langue.
Cet exemple suscite l’étonnement de Brague qui est complètement désarçonné par le fossé qui existe entre les connaissances précises des universitaires qui appréhendent la vérité et ceux qui écrivent n’importe quoi, y compris les discours des dirigeants politiques des nations. Il avoue son impuissance devant un tel déferlement du prêt-à-porter en termes d’idées dans le monde.
Rémi Brague devrait plutôt se pencher avant de voir comment les mathématiques arabes sont passées en Occident sur la création par les musulmans du Moyen-Âge de l’Algèbre grâce aux travaux de Muhammad Ibn Mûsa Al-Khawarizmi (mort vers 850 à Bagdad). Dans son livre majeur Kitab al Hisâb al-Jabr wa al-Muqâbala (l’Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison), il rappelle une demande qui lui a été faite par le Calife Al-Ma’mun.
Ce dernier lui demande d’utiliser son savoir pour permettre aux artisans, aux commerçants et aux particuliers de faire les calculs nécessaires aux divisions, à l’héritage, au commerce, à l’arpentage des terres, aux travaux d’irrigation, etc.. Il se met à l’ouvrage et il bâtit ce qu’on appelle aujourd’hui l’algèbre (al-jabr).
Comme ce fut le cas d’Isaac Newton qui a rédigé ses Principia mathematica philosophica en langage géométrique plutôt qu’infinitésimal, Al-Khawarizmi recourt pour écrire ses six équations canoniques à un langage simple et non chiffré (l’inconnue est appelée chose, shay, la racine, le dijhr, la constante, adâd, etc.). En cette matière, il a été très innovant et peut être considéré comme le fondateur de la science algébrique puisqu’il n’a consulté aucune œuvre grecque.
L’honnêteté intellectuelle de ce savant est vraiment à la hauteur de ses réalisations. Non seulement, il n’a utilisé aucune source grecque pour l’élaboration de l’algèbre et il n’en cite aucune puisqu’il est le véritable inventeur de cette discipline, mais il reconnait en plus les sources indiennes du système décimal positionnel dans son livre Kitâbu ‘l-ĵâmi` wa ‘t-tafrîq bi-ḥisâbi ‘l-Hind (Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul indien) qui décrit précisément ce système révolutionnaire repris des Indiens.
La libre circulation des idées battra son plein avec les travaux de ce mathématicien. Il emprunte les chiffres décimaux mais aussi le zéro qui permet de définir les chiffres négatifs des Indiens, inventés par Brahmagupta et cités dans son ouvrage le Brahmasphutasiddhanta (rédigé en 628). Ce savant indien obtient le zéro comme résultat de la soustraction d’un nombre par lui-même et montre les résultats d’opérations obtenus grâce à ce nombre emblématique et décisif.
Les chiffres indo-arabes sont diffusés à Cordoue en Espagne et en Afrique du Nord. Puis ils ont été découverts par des occidentaux qui les diffuseront dans le monde chrétien sous le nom de chiffres arabes et qui sont passés en Occident à travers l’Espagne islamique. Les plus connues sont ce fameux Gerbert d’Aurillac qui deviendra pape de Rome sous le nom de Sylvestre II. Il y a aussi Robert de Chester qui traduit le livre d’Al-Khawarizmi en 1145 est Leonardo Fibonacci qui reprend cette œuvre dans un ouvrage intitulé Liber Abaci (Le livre du calcul) publié à Pise en 1198. Ce dernier étudia ce système de calcul décimal auprès de savants à Bejaia (Algérie actuellement).
Rémi Brague ne peut pas ignorer cette fois que Fibonacci a emprunté le savoir des musulmans pour l’offrir aux Italiens et c’est grâce à cet emprunt que la révolution scientifique a été réalisée et en Italie précisément. Aurait-il pu nier que ce marchand italien ait séjourné à Bejaia (une ville d’Algérie actuellement) et qu’il y apprenait le système décimal. C’est lui qui le diffusera en Italie. Peut-on sourire devant une telle réalité. Le système décimal et l’algèbre des musulmans ont provoqué la première révolution scientifique dans le monde musulman puis une seconde révolution scientifique en Occident.
Les chiffres décimaux sont progressivement utilisés dans les pays occidentaux et ce n’est pas un hasard que l’un des premiers pays qui les a introduits, soit le pays de la Renaissance et de la deuxième révolution scientifique mondiale, l’Italie.
L’essor de la physique mathématique grâce aux travaux de Galilée et de l’astronomie basée sur cette physique mathématique a nécessité l’utilisation de ce système décimal aussi flexible qu’efficace qui vient remplacer les chiffres romains. Depuis lors, même le nom « chiffre » rappelle son ancêtre arabe sîfr qui signifie zéro.
A cet égard, les musulmans n’ont pas à s’inquiéter de leur héritage scientifique étant donné la provenance indienne des chiffres arabes puisque ce qui compte est non seulement leur diffusion à l’ensemble du monde musulman (Andalousie et Afrique du Nord) puis à l’Occident chrétien, mais aussi et surtout l’invention de l’algèbre qui est véritablement arabo-islamique à travers l’œuvre d’Al-Khawarizmi.
La maison de la sagesse : arrêt sur image
Rémi Brague évoque avec une certaine ironie la maison de la sagesse en la considérant comme une officine de propagande des Califes et de leur bras armé intellectuel, les Mutazilites. C’est un véritable arrêt sur image qui ne doit pas nous tromper. Ce qui est important ce ne sont pas les murs, les institutions qui peuvent devenir des « coquilles vides » comme certaines universités dans les pays en développement. Le plus important c’est le gigantesque effort de traduction des livres grecs et latins réalisé par des individus sous patronage califal.
Dans la civilisation islamique à ses débuts sous l’égide abbasside jusqu’au règne d’Al-Wathîq, il y avait un véritable groupe progressiste (scientifique, philosophique et rationaliste). Ce groupe progressiste a bénéficié de la transmission des vielles cultures préislamiques qui ont été intégrées à la nouvelle culture islamique.
Cet élément est de la plus haute importance : par exemple les Mawâli d’origine perse et chrétienne ont milité pour restaurer la grandeur de leur culture ancestrale, ils l’ont fait en traduisant les ouvrages de cette culture en arabe, c’est-à-dire en matérialisant ce processus. Le soutien politique et financier des vizirs barmécides des souverains abbassides qui étaient d’origine perse allait dans le même sens.
Par conséquent, tous les acteurs de la civilisation et plus particulièrement du groupe progressiste et intellectuel ont collaboré pour la réussite de ce processus en sachant que les premiers souverains abbassides l’ont grandement facilité. Un autre élément a joué un rôle dans ce processus de transmission. C’est l’intérêt des califes et de leurs vizirs pour la médecine. Le calife Al-Mansour a été soigné par les médecins de Jundê-Shâpur et c’est grâce à cet évènement que les membres de cette école ont été honorés et recrutés par ce calife.
La médecine a été donc un des vecteurs de la transmission du savoir grec vers le monde islamique. Un personnage représente plus que d’autres cette mouvance médicale dans la libre circulation des idées et des cultures de cette époque : c’est Hunayn Ibn Ishak (mort à Bagdad en 873) qui fut à la fois médecin, traducteur et penseur au service des califes abbassides. Il débute sa carrière en apprenant la médecine à l’école de Yohanna ibn Masawaih, puis il voyage à Alexandrie et dans les territoires byzantins et apprend le grec.
Il commence alors à traduire des livres de médecine grecque en syriaque et en arabe. Ses premiers livres traduits sont L’Anatomie de Galien et Les Aphorismes d’Hippocrate. Il devient le chef des traducteurs de la Maison de la sagesse créée par le calife Al-Ma’mun en 830 puis il sera le médecin particulier d’Al-Mutawakkil. Avec Hunayn Ibn Ishak, on remarque bien le déploiement de ce vecteur médical dans le processus de traduction à l’époque abbasside puisque ce dernier a traduit ou rédigé plus d’une centaine d’ouvrages dont les plus célèbres qui sont restés des références durant le Moyen-Âge sont les Questions sur la médecine (Al Masa’il fi al-Tibb) ; Les morceaux choisis et les trésors des médecins ; Dix traités sur l’œil ; le Livre des questions sur l’œil et le Livre sur les différentes maladies de l’œil.
Il était à la tête d’une entreprise de traduction de livres grecs qui regroupait l’élite des médecins et des traducteurs de cette époque comme Isâ ibn Yahyâ ibn Ibrâhim, Étienne ibn Bâsil, Musâ ibn Khalid, Yahyâ ibn Hârûn et son fils Abû Ya’qûb Isḥâq ibn Ḥunayn. Il a presque traduit toutes les œuvres de Galien mais aussi celles d’autres médecins romains et grecs. Il a été également l’initiateur du renouvellement de la langue arabe en enrichissant son vocabulaire scientifique, en créant des équivalences de mots du grec vers l’arabe et en arabisant les mots grecs.
Ce qui est important aussi c’est qu’il a traduit en syriaque et en arabe les livres d’Aristote et de Platon : d’Aristote, il a traduit Les Catégories et l’Interprétation, Les Premiers et Seconds analytiques, La Rhétorique et La Poétique, La Métaphysique, La Physique, La Génération et la Corruption, Le Traité de l’âme et des Plantes.
De Platon, il a traduit La République, Les Lois et Timée. D’Alexandre d’Aphrodisie (en syriaque), Les principes du Tout selon l’opinion d’Aristote, le Traité sur la différence entre la nature et le Genre et Le Commentaire sur la Physique d’Aristote. Il a également réalisé d’autres traductions des livres d’alchimie ainsi que de la Bible.
En fait, Hunayn Ibn Ishak est le meilleur représentant de la transmission de la culture grecque vers la civilisation islamique. Bien que le vecteur de cette transmission ait été la médecine, la langue arabe a été enrichie grâce à un tel volume de traductions. Si Ibn al-Muqaffa fut l’initiateur de la littérature arabe en tant qu’écrivain mais aussi traducteur de livres littéraires perses, Ibn Ishak fut un second initiateur important en traduisant en arabe les livres de science et de la philosophie grecque et romaine.
Son fils, Abû Ya’qûb Isḥâq ibn Ḥunayn (mort en 911) qui fut son plus grand collaborateur a traduit en plus des livres médicaux, Les Eléments, Les Données, L’Optique d’Euclide, L’Almageste de Ptolémée, Le Traité sur la sphère et le cylindre d’Archimède, Les Sphériques de Ménélaos d’Alexandrie et des Traités d’Autolycos de Pitane et d’Hypsiclès.
Il est inutile de poursuivre notre récit sur la traduction des livres de médecine et de philosophie grecs tellement il est clair que ce processus a été un grand catalyseur pour la libre circulation des idées et leur intégration dans les théories et les recherches des penseurs de la civilisation islamique. Le processus de traduction reflète la bonne entente entre plusieurs acteurs de cette civilisation, ce qui a facilité la création d’un groupe progressiste et orienté vers l’avenir.
Rémi Brague a tendance à occulter ces évènements très importants en se concentrant sur la maison de la sagesse qui fut réellement un symbole du rayonnement intellectuel de cette grande époque, peu importe son rôle réel.
L’Andalousie : le prétendu mythe
Rémi Brague s’est fixé un autre objectif : la destruction du mythe d’Al-Andalus en tentant de prouver que l’Espagne islamique n’a jamais été cette terre de tolérance où plusieurs communautés vivaient en harmonie et en paix et où les sciences et la philosophie ont atteint leur apogée en s’appuyant sur les travaux d’historiens espagnols à l’instar de Serafín Fanjul.
Il convient de rappeler que Brague a donné une conférence délivrée au Carrefour de l’horloge et publiée sur YouTube sur ce sujet. J’ai écrit un article dans le but de réfuter cette vision de déconstruction de l’héritage islamique d’Al-Andalus qui a été publié dans le site Oumma.com.
Aucun intellectuel doué d’un sens aigu de l’objectivité et du bon sens ne peut tolérer de telles divagations sur ce joyau de la culture humaine qui a tant donné à l’Europe chrétienne au même titre que la Sicile musulmane.
Il est d’autant plus regrettable que cet auteur, de surcroit un historien, se soit donné comme rôle de déconstruire le prétendu mythe d’une grande civilisation sur cette terre magique, millénaire et marquée par des syncrétismes et des synthèses culturelles depuis un âge immémorial sans citer une seule fois le génocide culturel provoqué par les rois catholiques à l’encontre des musulmans et des juifs après 1492, date de la chute de Grenade qui a tant marqué les âmes douées de sensibilité et d’un amour pour la civilisation humaine jusqu’à l’époque moderne.
Rémi Brague prétend que ce mythe andalou remontre à Washington Irving et à Nietzche. En réalité, les penseurs et les historiens occidentaux ont gardé avec nostalgie l’image humaniste et raffinée d’Al-Andalus en raison des massacres, des génocides et des atrocités qui ont ensanglanté l’Europe à l’époque moderne et ce, d’autant plus que la fin d’Andalus a coïncidé avec un véritable « nettoyage ethnique et religieux » pratiqué par les rois chrétiens à l’encontre des musulmans et des juifs. Les juifs, par exemple, n’ont jamais oublié ce drame et se sont opposés à juste titre à la béatification d’Isabelle Catholique. Dans leur histoire tourmentée et millénaire, jamais ils n’ont jamais retrouvé une terre aussi tolérante qu’Al-Andalus. Ils y vécurent en paix et ont produit le meilleur de leur philosophie en s’inspirant d’Ibn Rûshd.
Rémi Brague compare Al-Andalus à l’Apartheid sud-africain dans une sorte d’amalgame à couper le souffle.
Depuis que Tarik ibn Ziyad et Moussa Ibn Noçaïr ont déposé leurs pieds sur cette terre millénaire, aucun massacre n’a été commis contre les populations chrétiennes ou juives comme il était d’usage chez les chrétiens dans d’autres régions du monde comme lors de la prise de Jérusalem par les Croisés en 1099 ou même contre des chrétiens lors de la prise de Byzance par les Croisés en 1204. Les musulmans ont même laissé en paix les Basques jadis très opprimés par les Wisigoths. Depuis cette date, les Basques sont restés reconnaissants envers les musulmans au point qu’ils se sont attaqués à l’armée de Charlemagne qui venait envahir al-Andalus. Les nouveaux arrivants ont vraiment manifesté un esprit de tolérance vis-à-vis des populations locales (chrétienne et juive). Celles-ci ne se sont jamais révoltées contre la présence islamique, ce qui explique sa longévité.
Les juifs qui étaient persécutés par les Wisigoths ont vite remarqué que l’Islam leur donnait un statut bien meilleur que celui des Wisigoths, le statut de Dhimi (les chrétiens et les juifs pouvaient garder et pratiquer leur religion tout en payant un impôt pour leur protection). Ce statut reflète donc une certaine tolérance religieuse.
Rémi Brague n’évoque pas également le métissage entre les conquérants et les conquis et aussi l’apparition d’une génération de musulmans issus de mères chrétiennes, comme ce fut le cas au Moyen-Orient à l’époque du Califat abbasside. Les chrétiens qui se convertissaient à l’Islam étaient exemptés d’impôts et jouissaient des mêmes droits que les autres musulmans. Ils devenaient les clients (mawali) des dignitaires arabes. De plus, les conquérants ne réduisaient pas en esclavage les chrétiens convertis à l’Islam comme le faisaient les Francs ou les Germains à cette époque pour les captifs chrétiens de la guerre.
Brague prétend que la réputation d’al-Andalus provient d’une certaine attractivité de l’Espagne pour les légendes et les mythes en utilisant des informations sur le goût des Européens au dix-neuvième siècle pour des voyages dans de telles contrées réputées, selon lui, pour leur exotisme.
Cette affirmation ne résiste pas devant les faits. Comme il n’y a jamais eu de fumée sans feu, la civilisation islamique en Espagne connaissait un rayonnement tel que sa réputation et son prestige étaient acquis en Europe et dans le reste du monde.
Ce fut également le cas du Califat abbasside en Orient et dans une moindre mesure de la Sicile Aghlabide qui a tant fasciné l’Empereur du Saint Empire germanique, Frédéric de Hohenstaufen dont différentes techniques ainsi que des systèmes fiscaux et d’irrigation ont été importés en Europe à partir de cette contrée, ce qui prouve l’existence d’une grande civilisation et non d’une légende.
À Cordoue durant le règne du Calife omeyyade Abderrahmane II, il y avait un demi-million d’habitants, 113 000 maisons, 300 bains publics et 700 mosquées. Il y avait à al-Andalus du papier inconnu en Europe, des librairies et des universités. La seule bibliothèque de Cordoue contenait 600 000 manuscrits. Ce sont des faits rapportés par les orientalistes occidentaux eux-mêmes.
Al-Andalus était également réputée pour l’essor de ses sciences, mais surtout pour sa médecine et sa chirurgie. Je ne vais pas citer tous les médecins et chirurgiens andalous. Un seul exemple suffit à montrer que dans le domaine médical, l’Espagne islamique était une destination privilégiée pour les étudiants chrétiens. Al-Zahrawi (Albucassis) (936-1013) qui fut le grand chirurgien de son époque, a écrit une encyclopédie de 1500 pages et 30 tomes, Al-Tasrif liman Aegiza an al-Ta’lif sans protéger ses inventions qui comprenaient les instruments de chirurgie, dont les modèles existent encore aujourd’hui, et ce malgré le progrès technologique.
Cette encyclopédie a été traduite en latin par Gérard de Crémone et a été éditée plus de vingt fois dans toute l’Europe. Elle est restée la référence en médecine et en chirurgie jusqu’au dix-huitième siècle.
S’il a eu un peu d’oppression contre les chrétiens dans les territoires musulmans en Espagne c’est lors de périodes tardives et c’est en raison de la pression de plus en plus forte exercée par les royaumes chrétiens sur les musulmans. Les chrétiens n’ont jamais abandonné l’esprit de la Reconquista, ce qui a poussé les musulmans à se militariser et à se défendre et aussi à voir avec suspicion les chrétiens vivants dans leurs territoires. Avec le temps, la guerre est devenue totale et les royaumes chrétiens sont parvenus à leurs fins lorsque l’Emirat de Cordoue a été démantelé et de petits royaumes musulmans se soient formés un peu partout et sont devenues ainsi des proies faciles. Si ce n’est l’aide des empires maghrébins, l’Espagne islamique aurait disparu peut être un siècle avant la date officielle.
C’est ainsi qu’on peut comprendre la véritable motivation de Washington Irving et de Nietzsche, cités par Brague. Ces derniers n’ont pas propagé une légende ou un mythe. Ils ont plutôt saisi le véritable sens de l’histoire d’Al-Andalus et ils ont tiré une grande leçon : une grande civilisation prend naissance lorsque ses forces vives et toutes les communautés, peu importe leur religion et leur race, travaillent de concert pour bâtir cette civilisation. Ce fut le cas de l’Islam lors du Califat abbasside.
Les musulmans en Espagne ont réutilisé les méthodes politiques de gouvernance et du vivre-ensemble qui ont tant réussi en Orient. L’oppression des minorités a été toujours une faiblesse et non une force. Ces penseurs ont vu ce qui s’est passé par la suite : un empire oppressif et sanguinaire gouverné par les rois chrétiens a pris naissance et il a détruit les grandes civilisations précolombiennes en Amérique du Sud et a tenté de subjuguer les musulmans d’Afrique du Nord si ce n’est le courage de ses habitants et de leurs alliés ottomans. Les chrétiens d’Espagne après la Reconquista ont commis de véritables génocides. Washington Irving en a tiré les leçons pour son pays, les Etats-Unis qui ont relativement réussi le pari de la coexistence entre les communautés.
Rémi Brague évoque Alexandrie, la Bosnie et l’Irak qui sont des endroits de la planète où la coexistence entre les populations différentes par la religion aurait finalement échoué. A qui la faute ? Surement pas de l’Islam. Dans le cas de la Bosnie, ce sont les nationalismes serbe et croate. Dans le cas de l’Irak, c’est la manipulation occidentale d’un dictateur irrationnel et stupide. L’Espagne islamique est tombée sous les coups d’une Reconquista chrétienne, tenace, fanatique et qui a résisté au temps malgré des siècles de tolérance et de coexistence pacifique entre les peuples.
L’esprit fanatique et de conquête des chrétiens a été perpétué depuis l’anéantissement de l’Espagne islamique. Après l’Amérique du Sud, il y aura la guerre de trente ans jusqu’en 1648 qui marqué le déclin de l’empire espagnol et puis les colonisations européennes au Maghreb et en Afrique. On peut même conjecturer et faire remonter cet esprit de conquête auquel on a ajouté le préfixe de répétition pour le cas d’Al-Andalus à l’Empire romain. Un général français a déclaré pendant la guerre de libération de l’Algérie non sans hésitation que l’armée française poursuit dans ce pays le rêve de Rome. Mais quel rêve ? Celui de la conquête, de la destruction des autres civilisations et de la domination des peuples affaiblis par des siècles de guerre et de rapine.
Oublié ? Fausse question
Rémi Brague poursuit son illusoire grille d’analyse sur les légendes à la mode qu’il prétend déconstruire et il attribue d’ailleurs à Gouguenheim le mérite de s’y atteler.
Il découvre au passage une prétendue méta-légende, c’est celle de l’oubli de l’apport des musulmans à l’Europe chrétienne. Mais qui a parlé d’oubli ?
Brague donne l’exemple de certains universitaires qui ont remis au goût du jour les études de comparaison entre les littératures et la philosophie européenne et la littérature et la philosophie islamiques en attribuant à ces dernières le statut de « source ».
En réalité, cette méta-légende serait en fait une sous-légende. Pourquoi ? Parce qu’on n’a jamais saisi en Occident le rôle exact de la civilisation islamique vis-à-vis de l’Occident. Ce rôle n’est pas tant celui d’intermédiaire, de transmetteur et de médiateur qui procure une petite fierté, une fierté d’arrière- garde aux musulmans aujourd’hui comme si ces derniers ont quelque chose à craindre pour leur héritage ou leur patrimoine, voire même leur existence en tant que civilisation. Ce n’est pas moi qui le dit, mais un éminent historien des sciences, connu pour sa rigueur et son sérieux, Alexandre Koyré : les musulmans du Moyen-Âge ont été « les éducateurs de l’Occident » dans le domaine des sciences et de la philosophie en raison du fait que l’Europe, durant l’empire romain, a perdu le contact avec l’Orient et l’Extrême-Orient. Les armées romaines n’ont jamais réussi à se maintenir en Orient et à franchir l’Euphrate.
Avec Rome, l’Europe n’avait plus accès aux trésors grecs, indiens et chinois malgré la connaissance de la langue grecque. Ce sont les musulmans qui ont accédé à ses trésors. Ils ont traduit ce qu’ils ont trouvé et ont commencé à travailler et à produire de nouveaux concepts philosophiques et scientifiques et à faire de nouvelles découvertes. Dans le domaine de la philosophie, l’Europe ne pouvait pas comprendre ce qu’Aristote et Platon disaient dans leurs livres. C’est là un point très important : Rémi Brague prétend qu’un canal liait l’Europe à Byzance.
Les Occidentaux ne pouvaient pas comprendre une philosophie aussi complexe que celles d’Aristote, de Platon et de Plotin peu importe les livres qui pouvaient leur parvenir de Byzance ou de n’importe quel endroit du monde. Les musulmans ont commencé, une fois les livres traduits, à faire de la philosophie. Ils se sont alors mis à lire, à comprendre puis à critiquer les philosophes grecs dans un processus intellectuel de grande voltige. Ils étaient portés à faire ce travail en raison de la nécessité de concilier les enseignements de la révélation coranique avec la raison.
Al Kindi a fait un travail extraordinaire qui est de restituer la connaissance de Dieu dans un langage philosophique conciliable avec celui du Coran. Al Fârâbî a montré que la philosophie d’Aristote et celle de Platon sont en fin de compte la même chose, le tout pouvant être concilié avec le Coran. A mon sens, ce sont les deux plus grands philosophes musulmans et leurs travail a été essentiel aussi bien pour les musulmans que pour les chrétiens. Quant à Ibn-Sina, il a bien expliqué comment la métaphysique des Grecs pouvait devenir une source de spiritualité revigorante.
Enfin, sans les commentaires d’Ibn Rûshd, le plus grand commentateur d’Aristote de tous les temps, l’Occident n’aurait jamais compris Aristote. Ibn Rûshd était particulièrement préoccupé par la défense d’Aristote contre les critiques d’Al-Ghazali, ce qui a conféré à ces commentaires une grande clarté et une grande érudition.
Voici, la vérité : c’est l’amnésie de l’Occident, qui ne veut pas, à cause d’un complexe de supériorité sans bornes, reconnaître sa dette envers l’Islam. Un point c’est tout. Il n’y a jamais eu d’oubli du rôle de l’Islam pour l’Occident. Il y a juste cette propension à négliger et à amoindrir au maximum le rôle des musulmans dans la renaissance européenne et la naissance de l’Europe.
Des nuances. Non.
Des contre-vérités
Cette analyse nous permet maintenant d’aborder ce que Brague appelle des nuances mais qui sont en fait des contre-vérités : on a vu que ce prétendu filet provenant de Byzance n’a joué aucun rôle dans l’émergence de l’Occident. Il est ironique de vouloir attribuer à un filet un rôle magique, alors que sa source ne représente rien en termes de progrès intellectuel. Les byzantins ne sont jamais intéressés à la philosophie et à la science grecques, exactement de la même manière que les romains avant eux.
Quant à ce fameux Jacques de Venise qui aurait traduit Aristote directement du grec vers le latin selon Gouguenheim, on ne sait rien sur lui si ce n’est des légendes. Même le conservateur du Musée du Mont-Michel où cet obscur traducteur aurait travaillé ne le connait pas. Voici une belle-légende.
Notre analyse montre bien que le problème n’est pas tant la traduction, mais la compréhension de la philosophie grecque qui est du charabia pour le profane.
Sans les explications et les débats des musulmans, les européens n’auraient jamais pu accéder à cette philosophie qui est même aujourd’hui rebutante pour le non initié. De nos jours, on raconte bien des sottises sur les relations Orient-Occident.
La religion de l’islam : son véritable apport à l’Occident
Rémi Brague distingue entre la religion islamique et la civilisation islamique dans un stratagème pour diviser et régner. Selon lui, la première a été rendu possible que grâce à l’unification politique sous les califes de vastes territoires où vivaient les chrétiens, les juifs mais aussi les nestoriens et les zoroastriens. Ce sont ces derniers qui auraient effectué le travail de traduction des livres grecs et latins. Pour lui, la religion islamique n’a pas réellement contribué pour quoi que ce soit à l’émergence de l’Occident.
Il serait absurde de négliger le rôle des peuples non musulmans dans l’édification de la civilisation islamique et pas seulement dans la traduction.
Toutefois, tout cela se déroulait selon le cadre juridique fixé par la loi islamique, donc de la religion qui gouvernait la relation entre les conquérants et les populations ainsi que le statut de dhimi sans compter le rôle éminemment important de l’appel coranique au savoir, à la lecture, à la réflexion et à la recherche en tant qu’activités aussi bien religieuses qu’intellectuelles.
Il ne sert donc à rien de séparer la civilisation de la religion dans le cas de l’Islam. Les deux interagissent étroitement. La première n’est rendu possible que par cette dernière et celle-ci a été enrichie par la première.
Quant aux concepts religieux islamiques qui auraient pu jouer un grand rôle dans la renaissance européenne, le meilleur exemple à mon sens est le travail paradoxal et tellement controversé d’Al-Ghazali.
Je pense que l’Occident a grandement bénéficié de la critique d’Aristote par Al-Ghazali. Pourtant ce savant a recouru à cette critique pour atteindre d’autres fins, théologiques et apologétiques plutôt que philosophiques. C’est un paradoxe qui hantera l’histoire de la pensée.
L’héritage intellectuel d’Al-Ghazali en Occident consiste dans une critique profonde d’Aristote qui a été nécessaire pour dépasser le monde péripatéticien dans des domaines comme la physique et l’astronomie. Or, personne n’a pu critiquer Aristote en Occident durant une longue période allant jusqu’à la renaissance. Les livres d’Ibn Rûshd ont été traduits en latin bien avant ceux d’Al-Ghazali. Par conséquent, la perception d’Al-Ghazali chez les Occidentaux a été influencée par la critique d’Ibn Rûshd et non par une comparaison entre les livres des deux penseurs. Le savant andalou avec sa manière tout aristotélicienne, considère la réfutation par Al-Ghazali du principe de causalité comme un rejet pur et simple de la connaissance rationnelle.
Par exemple, Ernest Renan reprend les arguments de la science galiléenne contre la pensée scolastique de l’Église catholique pour considérer Al-Ghazali comme le principal acteur de l’Islam orthodoxe qui est l’équivalent de l’Église catholique à l’encontre du rationalisme scientifique des Mutazilites et des philosophes musulmans inspirés par les penseurs de la Grèce ancienne. Mais le savant acharite a laissé un héritage différent en Occident à travers sa critique d’Aristote et qui lui a été pourtant bien bénéfique.
Toutefois, il y a devons-nous ce fait indéniable : l’Europe a été confrontée à un problème : le système aristotélicien a été placé au cœur de sa théologie astronomique plaçant la terre au centre de l’Univers. Cette astronomie d’Aristote a été parfaitement compatible avec le système ecclésiastique de l’église qui donnait à la terre un statut particulier et sacré. Tous ceux qui affirmaient que ce n’est pas la terre qui est au centre du système solaire étaient voués au bucher. En plus, Aristote considérait les planètes comme des entités physiques composées d’une matière céleste et non terrestre.
Il y avait bien des systèmes héliocentrismes depuis les Grecs (Héraclide du Pont et Aristarque de Samos). Mais ces systèmes étaient considérés comme des systèmes géométriques et non physiques (c’est-à-dire réels) étant donné qu’ils entraient en contradiction avec le système aristotélicien adopté par l’Eglise. Il aurait été impossible à Copernic de ressusciter le système héliocentrique avec un tel obstacle. Or, personne ne pouvait remettre en cause Aristote. C’est Al-Ghazali, philosophe et théologien, qui a réussi à le faire mais pour des raisons non-scientifiques.
Dans l’histoire de la science, il y a parfois des progrès provoqués par des considérations autres que scientifiques, ce qui devrait nous inciter à être humbles et modestes et ne pas s’aventurer à remettre en cause des choses aussi respectables que le rôle de l’Islam dans l’émergence de l’Occident.
Al-Ghazali avait pour objectif de lutter contre tous les philosophes afin de restaurer la vraie religion : il ne pouvait pas se permettre de rater ce géant de la philosophie grecque. L’Occident a su alors en lisant Al-Ghazali à travers Ibn-Rûshd qu’Aristote n’était pas infaillible bien qu’il a fallu beaucoup de temps pour se séparer de sa philosophie. On peut ainsi dire que la religion islamique dont Al-Ghazali est un représentant indiscutable a contribué, d’une certaine manière, à l’émergence scientifique de l’Occident.
La civilisation islamique : Quoi et combien ?
L’erreur magistrale de Brague et de Gouguenheim et le véritable apport de la civilisation islamique à l’Occident
Brague s’attaque ensuite au contenu de la thèse de Gouguenheim. Qu’est-ce que les musulmans ont apporté à l’Occident en termes réels ? Brague cite vaguement les chiffres arabes en attribuant leur origine aux Indes puis les traductions d’Aristote réalisées à Tolède, l’optique d’Ibn al-Haytham et la médecine de Razi puis la philosophie d’Avicenne.
Il signale au passage qu’il n’y a pas de mathématiques musulmanes comme il n’y a pas de médecine chrétienne. Dans ce tableau rapidement tracé, il y a de graves lacunes mais aussi une défense subreptice de la thèse de Gouguenheim. Commençons d’abord par les lacunes.
Il n’y a pas que les chiffres arabes qui doivent figurer dans ce tableau, il y a surtout l’algèbre d’Al-Khawarizmi et la trigonométrie qui est la première étape vers la science du calcul. Brague parle de l’optique d’Ibn-al-Haytham mais pas de sa méthode expérimentale qui est le secret de la révolution scientifique en Occident. Là on découvre pourquoi il ne reconnait pas l’appellation de sciences musulmanes ? Il ne faudrait attribuer le nom d’une civilisation à une découverte et à une construction scientifique que si cette civilisation a fait elle-même cette découverte ou a élaboré, toute seule, cette construction.
C’est vraiment le cas de l’algèbre puisque Al-Khawarizmi qui a été d’une honnêteté incomparable a reconnu l’origine indienne des nombres positifs et négatifs et du zéro alors que l’algèbre a été son authentique invention.
C’est le cas également de la méthode expérimentale d’Ibn-Al-Haytham, inconnue chez les Grecs et chez les Latins. A l’époque moderne, on n’hésite pas à donner le nom d’un savant à une constante physique. Alors pourquoi ne pas dire : l’algèbre d’Al-Khawarizmi et l’optique d’Ibn-al-Haytham. Quant à la méthode expérimentale, elle est de nature universelle bien que son initiateur a été ce héros incomparable de la science.
Il nous semble que sur ce sujet, Brague se démarque de Gouguenheim qui propose de ne pas reconnaitre que les musulmans ont apporté grand-chose en matière de traductions des livres grecs. Lui au moins reconnait qu’ils ont tout de même traduit pas mal de textes grecs et que ses traductions sont passées en Occident (philosophie, pharmacopée, mathématique et astronomie).
Or, nous venons de voir qu’à travers l’algèbre et la méthode expérimentale, développées par les musulmans, il y a quelque chose de nouveau autre que des traductions. Ainsi, la thèse de Gouguenheim, se limite à la question de la traduction des œuvres philosophiques et scientifiques grecques en ignorant la question de la production du savoir scientifique et philosophique du monde musulman lui-même durant la période abbasside en Orient et omeyyade en Espagne.
En fait, Gouguenheim a occulté le véritable paradigme en matière de relations Orient-Occident : ce n’est pas la traduction des livres grecs qui a facilité la réalisation de la seconde révolution scientifique de l’histoire en Occident et le développement d’une philosophie apaisée de toute rivalité entre la foi et la raison de l’Occident, mais plutôt l’utilisation des idées et des concepts philosophiques et scientifiques des musulmans.
L’approche de cet auteur est de nature quantitative : nombre de traductions nécessaires à l’Occident.
Or, le véritable problème est d’ordre qualitatif : les musulmans ont transmis l’essentiel à l’Occident en matière de méthode scientifique, de science physique et mathématique, d’astronomie précopernicienne, de philosophie aristotélicienne et même d’une critique anti-aristotélicienne.
Pourtant, cet auteur va jusqu’à remettre en cause l’assimilation par les musulmans du savoir grec en raison, d’une part, d’un prétendu irrationalisme de la religion et de la mentalité islamiques qui auraient empêché l’assimilation de l’hellénisme chez les musulmans, ce qui ne fut pas le cas du monde chrétien, thèses essentialistes et culturalistes par excellence, et d’autre part, du peu de maîtrise de la langue grecque chez les philosophes arabes. Brague rejoint un peu cette idée en affirmant « Ce n’est qu’en Europe que l’on a appris le grec de façon systématique. Ce n’est qu’en Europe que, le plus concrètement du monde, le grec est devenu matière obligatoire dans l’enseignement secondaire—en gros, selon les pays, jusqu’au milieu du xxe siècle ».
En fait, Gouguenheim et Brague, se sont trompés sur les deux tableaux.
D’abord, les philosophes musulmans n’avaient aucunement besoin d’apprendre le grec puisque comme le dit si bien Alexandre Koyré, ils savaient parfaitement faire de la philosophie après avoir absorbé l’héritage philosophique grec, et c’est cette capacité à faire de la philosophie qui a été transmise à l’Occident.
Alexandre Koyré considère les arabo-musulmans non pas seulement et simplement comme des vecteurs de la philosophie grecque, mais véritablement comme les « éducateurs » de l’Occident. Au lieu que Gouguenheim ne parle de la méconnaissance des philosophes musulmans de la langue grecque, il aurait mieux fallu qu’il se pose la question suivante : pourquoi les romains, les chrétiens du haut Moyen Âge et les byzantins qui connaissaient parfaitement la langue grecque n’ont-ils pas réussi à faire de la philosophie ?
C’est simplement parce que ces derniers ont perdu, depuis la naissance de l’Empire romain, le contact avec l’Extrême-Orient, un contact récupéré et valorisé par les musulmans.
Par ailleurs, la révolution scientifique de l’Europe au XVIe siècle n’a été possible que grâce à la première révolution scientifique de l’Islam durant le Moyen Âge. L’apport de l’Islam n’a pas été de fournir seulement des traductions réalisées à partir du grec, mais plutôt de produire et de transmettre au monde un véritable savoir philosophique et scientifique.
Nous avons déjà vu que la méthode scientifique et la physique en Occident doivent beaucoup aux travaux d’Ibn Al-Haytham, notamment dans le domaine de l’optique. L’Occident doit également à Ibn al-Haytham et aux astronomes iraniens, une critique du système de Ptolémée qui a certainement influencé, d’une manière ou d’une autre, les travaux de Copernic.
Ibn Al-Haytham a tenté de décrire le mouvement réel des astres, pas simplement de sauver les apparences à travers des artifices géométriques comme l’équant et l’épicycle.
Il paraît même qu’il a découvert la loi d’inertie bien avant Galilée : mouvement d’un objet en mouvement uniforme et rectiligne en l’absence d’une force externe. Il est certain que les contributions d’Ibn Al-Haytham vont au-delà de ce maigre tableau. Mais on est obligé de s’arrêter là.
Les musulmans ont également créé l’algèbre et la trigonométrie, c’est-à-dire une fusion entre la géométrie et l’algèbre. Ils auraient pu développer la physique mathématique comme ultime étape, mais ils n’ont pas eu le temps. Ils ont été frappés par un déclin dont on ne peut traiter les causes dans cet article.
On a également vu l’importance de l’œuvre médicale d’Al-Zahrawi (Albucassis) (936-1013), qui fut le grand chirurgien de son époque, dans le développement de la chirurgie en Europe.
En philosophie, les musulmans ont commenté les livres de Platon et d’Aristote et ont fait une synthèse entre les œuvres des deux philosophes qui a été très utile aux penseurs occidentaux. On peut y ajouter le rôle joué par la métaphysique, synthétisée par Al-Kindi et Al-Fârâbî bien avant Ibn Rûshd qui n’a transmis à l’Occident que l’œuvre d’Aristote.
Ces contributions majeures ont permis la conciliation entre la métaphysique et la théologie qui malheureusement n’a pas été poursuivie dans le monde musulman. Cette conciliation a réussi en Occident grâce à Saint Thomas. Cependant, le premier qui est parvenu à le faire dans le monde musulman est Al-Kindi, mais son héritage a été malheureusement oublié.
Brague énumère les domaines qui n’ont pas transité par les Arabes comme la littérature grecque et les arts (architecture). Or, ces domaines relèvent du génie de chaque civilisation. C’est agaçant de voir Brague limiter l’effort des musulmans à la transmission de ce qui est grec. Il va au-delà de cela et on a bien pu le démontrer. Les musulmans ont produit du savoir pour eux-mêmes. Les occidentaux ont pris ce savoir comme ils l’ont trouvé. Les musulmans ne sont pas les marchands du savoir de l’histoire, mais plutôt les auteurs de leur propre civilisation.
L’allusion à la réceptivité : une échappatoire
Rémi Brague a affirmé que même si les musulmans possédaient les sciences et les techniques, il n’en demeure pas moins vrai que leur diffusion en Europe dépendait du destinataire qui en prenait possession et non du propriétaire. Selon lui, l’Europe a fait un énorme travail sur soi depuis le 11e siècle, ce qui lui a permis de chercher le savoir grec.
Mais là, il y a un problème : si les Occidentaux se sont appropriés la philosophie et les sciences musulmanes, c’est parce que les musulmans offraient leur savoir au monde entier sans aucune contrainte comme c’est le cas aujourd’hui. Brague insinue que les sciences sont prises et non données. Or, Al-Zahrawi et Ibn Al Haytham ont donné leur savoir. Le premier a publié une encyclopédie mise gratuitement au profit des étudiants qui venaient nombreux à Cordoue. Ensuite, celle-ci a été traduite en Occident.
C’est le cas aussi d’Ibn Al-Haytham. En fait, les penseurs musulmans n’ont pas protégé leur savoir parce qu’à leur époque, les notions de propriété intellectuelle, de brevets et de publications n’existaient pas et c’est une faiblesse et non une force et l’Europe en a profité comme un ténébrion dans la farine.
Dette : pourquoi pas !
Brague est très circonspect à l’égard du mot « dette » que l’Europe aurait contracté à l’égard du monde arabe qui reflète selon lui une certaine culpabilité du récepteur. Il affirme que ce genre de mots sont piégés à l’avance, car ils dénotent une certaine référence à une souffrance et à un mal intérieur en Europe sur d’éventuels crimes ou méfaits qui se seraient produits dans le passé. Il reproche aussi à ce vocable de dette, une inévitable allusion à des biens matériels cédés par le créancier (monde arabe) à un débiteur (Occident), alors que, selon lui, il s’agit ici de biens qu’il appelle spirituels, je dirais immatériels. Ce genre de biens lorsqu’ils sont transmis à autrui ne prive en rien le transmetteur, insiste-t-il.
Puis il généralise son propos à l’histoire des acquisitions occidentales des biens d’autrui, provenant d’autres régions comme le Nouveau Monde (chocolat, maïs, etc.). Il semble pour lui impossible de reconnaitre une dette de l’Occident dans des circonstances pareilles et ce, d’autant plus que les biens transmis sont très immatériels et la transmission se situant loin dans le temps (philosophie grecque, écriture égyptienne). Il déclare aussi d’emblée que l’Europe ne doit rien au monde arabe puisqu’elle a fait un travail sur soi et d’autres choses encore (traduction, appropriation, imitation, lecture.).
Tout cela n’est pas clair. On peut en fait reconnaitre une dette envers le monde musulman du fait de l’immense savoir récupéré gratuitement et puis certains biens transmis par le monde musulman ne sont pas aussi immatériels comme le prétend Brague.
Par exemple, il y a la méthode expérimentale portant sur l’utilisation d’expériences à travers des choses matérielles. A partir du moment où Ibn-Al-Haytham a découvert cette méthode, elle n’a cessé depuis que des siècles se sont écoulés de devenir de plus en plus matérielle et les expérimentateurs utilisent depuis, des appareillages et des équipements de plus en plus sophistiqués. Le point de départ de toute cette aventure qui est inséparable de l’évolution de la science moderne (qu’on appelle science expérimentale) a été le livre de l’optique d’Ibn Al Haytham. Il en est de même de l’algèbre qui est la base du calcul moderne en physique et en mathématiques.
Le meilleur exemple à nos yeux, c’est l’encyclopédie d’Al-Zahrawi dans laquelle de nombreux instruments chirurgicaux sont présentés et expliqués. Cette encyclopédie a été offerte gratuitement à ses étudiants, y compris les étudiants occidentaux. Il n’est donc pas vrai que les biens transmis soient totalement immatériels et spirituels. Les principaux biens sont purement matériels.
Par ailleurs, il n’est pas certain que le sentiment de culpabilité de l’Occident à l’égard du monde musulman pour ce qui a été transmis doit être d’emblée évacué comme le suggère Brague. Le problème avec l’Occident, ce n’est pas qu’il fait face à une demande pressante du monde arabe pour qu’il reconnaisse sa dette envers lui sachant que ce monde est empêtré dans des difficultés d’une tout autre nature qui attirent aujourd’hui toute son attention (problème de développement, de gouvernance, de démocratie, etc..). Le problème réside plutôt dans l’attitude de nombreux milieux politiques, académiques et médiatiques d’occulter l’apport scientifique et philosophique du monde musulman à l’Occident.
J’ai regardé une fois un documentaire réalisé dans un pays occidental sur l’histoire de l’astronomie dans lequel un graphique a été présenté permettant de parcourir les principaux évènements qui ont marqué l’histoire de cette science. Lorsque ce graphique s’est déplacé à la période Moyen Âge, il a carrément zappé l’astronomie islamique.
Pourtant, les astronomes musulmans de cette période ont préparé le terrain à la révolution copernicienne (Le livre des Doutes d’Ibn Al-Haytham et les travaux de l’École de Marâgha en Iran le prouvent). Et puis voyons comment Brague occulte ces faits astronomiques, mais aussi l’algèbre d’Al Khawarizmi et la méthode expérimentale d’Ibn Al-Haytham. La culpabilité de l’Occident se situe là.
Maintenant s’agissant du cadre général de transmission des biens du monde entier à l’Europe (Amérique du Sud, Chine, etc.), il est clair que ce continent qui ayant surpassé les autres régions du monde par son développement économique, militaire et politique à partir de la Renaissance, s’est retrouvé dans une position hégémonique lui permettant de conquérir des territoires et de ramener toutes les richesses du monde et les mettre à la disposition du marché européen. C’est durant les conquêtes européennes dans le Nouveau Monde, en Orient, en Afrique du Nord et en Asie qui ont débuté au 15e siècle, que les biens cités par Brague ont été importés en Europe.
Si on fait un arrêt sur image sur les biens culturels, j’aimerais rappeler que si Napoléon Bonaparte n’avait pas perdu la guerre en Europe, le Musée du Louvre à Paris aurait bénéficié du meilleur de l’art européen et on peut toujours voir dans les salles de ce musée, l’un des plus beaux produits artistiques de l’Orient antique (Égypte pharaonique, Mésopotamie et Iran) comme la stèle de Narmer, le premier pharaon égyptien, la stèle « juridique » de Hammourabi, un beau mur dans lequel on trouve les inscriptions du butin ramené par Thoutmosis III, le conquérant égyptien, un scribe égyptien accroupi et de nombreuses autres choses. Ces biens culturels appartiennent bien au patrimoine oriental. Les vestiges de la civilisation pharaonique présentés au Louvre ont été ramenés d’Égypte par l’armée de Bonaparte lors de sa compagne. Qu’est-ce que le manuscrit coréen, cité par Brague, qui été confisqué par la France devant tous ces biens culturels extraordinaires et nombreux : une goutte d’eau.
C’est donc par l’effet d’un rapport de forces et de guerres de conquête et de domination que l’Europe a bénéficié de tous ces biens. C’est étonnant que Brague ne ressente aucun sentiment de culpabilité à l’égard de cette triste histoire de rapine et de vol de biens d’autrui au moment où les victimes étaient la proie d’un long déclin dont on ne peut parler dans cet article.
Rationalité : l’égarement
Rémi Brague termine son propos par un sujet fort énigmatique, la rationalité mais j’ai très bien compris à quoi il veut en venir en parlant de cela. Après avoir montré que la rationalité n’est qu’une invention moderne de la méthode scientifique galiléenne, il cherche à montrer que la rationalité n’a pas été le fondement de la théologie islamique et il cite Ibn Khaldoun qui nous invite à se résigner à accepter le jugement du législateur sur les choses que nous ne comprenons pas en évacuant d’emblée la raison.
À vrai dire, cette citation d’Ibn Khaldoun ne reflète pas ce que la théologie islamique à nous dire sur la raison et la rationalité. Malgré le fait que ce penseur ait fait preuve d’objectivité dans l’étude de l’histoire, il n’en demeure pas moins qu’il vivait à une époque où le déclin du monde musulman était très avancé. Ces propos intervenaient alors l’air du temps allait dans le sens des hanbalites, des acharites et des muhadithuns (partisans du hadith) qui ont gagné la bataille contre les mutazilites et les philosophes.
Je n’ai aucune hésitation à le dire : le monde musulman a été frappé par un déclin structurel à partir du 11e siècle et Brague ne distingue vraiment pas entre la période de l’Islam durant laquelle la rationalité a été considérée comme un crédo et une méthode pour les théologiens mutazilites qui ont désacralisé les compagnons du Prophète, réclamé la liberté humaine et la création des actes par les hommes, réalisé les premières expériences de l’histoire sans parler de leur concept d’unicité divine et leur rejet des mythes et de la superstition, tout cela au 9e siècle et la période qui s’amorce avec Ibn Hanbal (qui a supprimé la rationalité dans le fiqh), Al-Achari (l’adversaire des mutazilites) jusqu’à Al-Ghazali (le destructeur des philosophes) qui ont détruit cet élan de la raison pour enfermer le monde musulman dans la tradition et les dires du Prophète, rien de plus. Ibn Khaldoun vivait donc dans une période de déclin et ce qu’il a dit n’a aucun sens pour un rationaliste. Lui aussi a été une victime du déclin.
Je dirais que la rationalité se trouve dans le Coran lui-même et dans le comportement du Prophète. Les mutazilites ont poursuivi cette manière rationaliste de voir les choses. Malheureusement le coup d’arrêt encouragé par le funeste calife Al-Mutawakil, le destructeur du mutazilisme a ouvert la voie à tous les malheurs du monde musulman jusqu’à aujourd’hui.
Maintenant, je dois dire que le mutazilisme a certainement influencé les scientifiques comme Ibn Al-Haytham et par un détour imprévu l’Occident lui-même.
C’est pour cette raison que j’ai donné ce titre à l’un de mes ouvrages sur l’histoire de la philosophie islamique « Le déclin de la philosophie islamique et son triomphe posthume ». En s’éteignant dans le monde musulman, la philosophique islamique a commencé une nouvelle vie en Europe.
Conclusion : la régression par rapport à l’orientalisme
Bien entendu, Rémi Brague se félicite de la parution de l’ouvrage de Gouguenheim en raison du fait qu’il apporte une contestation d’idées reçues et de certitudes rapidement acquises. Il semble qu’il se réfère ici aux légendes à la mode. Or, on a vu que ces légendes ne sont qu’un trompe-l’œil. L’apport de l’Islam à l’Occident a été toujours un sujet tabou qui a été abordé depuis très longtemps soit de manière raciste par les orientalistes du passé, soit de manière nihiliste par des penseurs contemporains attirés par l’islamophobie. Pourtant, personne n’a osé jusqu’à maintenant contester le rôle de médiation réalisé par les Arabes en faveur de l’Europe.
L’affaire Gouguenheim n’a donc pas attiré l’attention du public sur une question historique d’un grand intérêt comme le prétend Brague. Il représente plutôt une régression par rapport aux thèses des orientalises les plus hostiles à l’héritage intellectuel des musulmans. Par exemple, Ernest Renan dans son livre Averroès et l’Averroïsme, laisse libre cours à sa pensée européocentriste sur les peuples sémites. Selon lui, les peuples sémites ne s’intéressent qu’aux questions mystiques et non rationnelles comme la religion et non à la science et à la philosophie séculière. Selon lui, leur rôle historique a été juste de transmettre la science des Grecs vers l’Europe moderne. Sur ce point, Gouguenheim, tente d’enlever aux musulmans le dernier bastion laissé en paix par les orientalistes qui est la transmission du savoir grec à l’Occident.
Renan s’attaque surtout au déclin de la civilisation islamique puisqu’il prétend que le dernier représentant de la philosophie arabe est Ibn Rûshd dont les œuvres ont été transmises à Saint Thomas. « Lorsque Averroès meurt en 1198, la philosophie arabe a perdu son dernier représentant et le triomphe du Coran sur la libre pensée a été assuré pour au moins six cents ans », a-t-il affirmé. Renan évoque une première période durant laquelle les livres grecs ont été traduits par les érudits musulmans aux neuvième et dixième siècles. Puis il rappelle les travaux d’Ibn Sinâ et d’Ibn Rûshd en les qualifiant de commentateurs de Platon et d’Aristote.
Mais il occulte une période durant laquelle les scientifiques et les philosophes musulmans ont créé la première révolution scientifique de l’histoire. Le rationalisme des mutazilites et les découvertes d’Ibn Al Haytham en physique et d’Al-Khawarizmi en mathématiques ne sont pas évoqués par l’historien français.
Au-delà du silence de Renan à propos de l’âge d’or du savoir musulman durant le haut Moyen Âge, il retrace bien entendu le déclin de la pensée et de la philosophie au treizième siècle lorsque les théologiens orthodoxes ont remporté la partie. Dans cette histoire racontée par Renan, Al-Ghazali est décrit comme le véritable ennemi de la philosophie rationnelle. Il considère que ce penseur est un adepte du soufisme et le soufisme, selon lui, est le pire ennemi de la pensée rationnelle et de la philosophie. Selon Renan, ce qui est vraiment destructeur pour la science est la propension à rejeter les lois de la nature et à considérer la relation entre les causes et les effets comme une impression ou une habitude qui existe dans l’entendement humain et non comme une réalité physique dans le monde.
Le plus important est que Renan reconnait au moins qu’il y a eu un effort philosophique des musulmans, mais il rappelle que cet effort a été compromis par les traditionalistes, ce qui n’est pas faux.
Or, Gouguenheim rejette l’existence de cet effort minimal et le rôle de médiation des Arabes en faveur de l’Europe. Quelle régression !
Un autre orientaliste, Ignaz Goldziher aborde lui aussi la question du déclin en considérant Al-Ghazali comme le destructeur le plus impitoyable de la philosophie rationaliste dans les pays d’Islam. Goldziher évoque un nouveau fait : l’ancienne culture hellénistique comprenant la métaphysique, la physique, les mathématiques, la médecine et la philosophie a été introduite dans la littérature islamique au Moyen Âge sous le nom de « science des Anciens » (‘ulûm al-awâ’il) en la distinguant de la « nouvelle science » (‘ulûm al-ḥadîthah) qui est la théologie islamique. Selon cet orientaliste, les tenants de la nouvelle science théologique et orthodoxe regardaient les adeptes de la science des Anciens avec beaucoup de suspicion. Pour eux, cette vieille science d’origine païenne représente un danger pour la foi et pour les croyances religieuses.
Là, il n’y a rien de problématique même si cette vision est un peu simpliste. Mais lui aussi, ne rejette pas l’existence d’une philosophie islamique et la transmission des traductions réalisées par les Arabes qui sont passées à l’Europe.
Un autre penseur, Bertrand Russel qui a écrit une monumentale Histoire de la Philosophie occidentale en 1945 aborde le problème différemment. Dans ce livre exhaustif sur les origines de la pensée occidentale dans sa dimension philosophique, il affirme dans un petit chapitre consacré à la philosophie islamique, que la pensée des musulmans n’était pas originelle et qu’Ibn Sinâ et Ibn Rûshd n’ont été que des commentateurs de la philosophie grecque.
Il ne remet pas en cause l’apport scientifique des musulmans au Moyen Âge qui ont, selon lui, découvert des choses importantes dans des domaines comme les mathématiques et la chimie. Mais il affirme néanmoins que dans le domaine philosophique et de son héritière la logique, ils n’ont pas véritablement apporté grand-chose.
Mais Russel ne remet pas en cause le rôle de la civilisation et de la culture islamiques en tant que vecteurs à travers lesquels l’héritage grec a été récupéré par les Occidentaux. En fait, Russel s’appuie, dans cette conclusion, sur une idée assez largement répandue chez les historiens de la philosophie, qui se contentent d’une chronologie très simpliste des contributions les plus décisives à la philosophie occidentale. Les penseurs occidentaux s’accordent à penser qu’Ibn Rûshd a contribué à la naissance de la philosophie chrétienne, notamment celle de Saint Thomas.
Ainsi, les anciens orientalistes prétendent tous que l’Islam n’est pas parvenu à dépasser l’antagonisme entre la raison et la foi. Mais ils n’ont jamais remis en cause son rôle dans la transmission du savoir grec à l’Occident.
En effet, même si le monde musulman a décliné et a perdu son héritage scientifique et technique, peu importe les raisons qui n’ont d’ailleurs jamais fait l’objet d’un consensus entre les historiens, il n’en demeure pas moins vrai que l’Orient et l’Occident musulmans ont réussi à transmettre à l’Occident chrétien non seulement l’héritage grec, mais également un patrimoine philosophico-scientifique développé de manière endogène et qui est d’une grande valeur pour l’humanité. Par conséquent, Gouguenheim, représente une génération d’auteurs occidentaux qui ont minimisé sans arguments valables le rôle de l’Islam dans l’histoire des civilisations et dans les relations Orient-Occident.
Franchement, prétendre que son livre représente quelque chose dans le débat sur les relations Orient-Occident prouve que notre époque est difficile et turbulente et que l’ignorance et le mépris des autres cultures ont atteint leur paroxysme. La cause en est peut-être l’intensification du choc des civilisations.
Mais il est certain que la montée de l’extrême droite en France et le renforcement de son bras armé, l’islamophobie ont joué un rôle important dans cet élan sans borne d’intellectuels islamophobes pour la falsification de l’histoire et la mise à l’écart de toute référence à l’héritage civilisationnel de l’Islam et son rôle dans l’émergence de l’Europe.
Rafik Hiahemzizou
Auteur et essayiste
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