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Entretien avec Louis Blin, auteur du livre “Le monde arabe dans les albums de Tintin“

Ses tribulations à travers le monde ont captivé des générations entières, Tintin, ce héros à la houpette intemporel, continue de fasciner petits et grands, assoiffés d’évasion. Tout au long d’un XXème siècle en proie à de violents tumultes, il leur a ouvert des horizons méconnus, notamment ceux d’un Orient nimbé de mystères.

Un ailleurs lointain dans lequel Hergé, le célèbre père du non moins légendaire globe-trotter belge, a emmené à plusieurs reprises son intrépide reporter, non sans l’imprégner de sa vision coloniale, propre à l’époque. Celui qui fut érigé au rang de « père de la bande dessinée européenne » était-il pour autant raciste ? Quelles valeurs profondes l’animaient-il et se reflétaient-elles dans ses albums ?

A l’occasion de la parution de son livre en tout point passionnant, « Le monde arabe dans les albums de Tintin » (éditions L’Harmattan), préfacé par Henry Laurens, professeur au Collège de France, l’historien Louis Blin a accepté de répondre aux questions d’Oumma. Auteur prolifique de plusieurs ouvrages sur le monde arabe contemporain, cet éminent diplomate lève un coin du voile sur la personnalité du créateur des Aventures de Tintin, plus paternaliste que foncièrement hostile envers les Arabes. Un livre qui éclaire l’œuvre d’Hergé d’un jour nouveau. A lire absolument !

Vous soulignez que les liens noués par Tintin avec les Arabes ont été curieusement ignorés par les “tintinologues”. S’agit-il d’un désintérêt ou d’une omission de la part des experts de l’œuvre d’Hergé ? 

L’occultation des aventures arabes de Tintin par la plupart des tintinologues, en dépit de la place importante qu’elles y occupent, est inconsciente. Elle reflète celle de la composante arabe de notre culture.

Avant d’analyser la façon dont le monde arabe est dépeint dans les albums de Tintin, il est intéressant d’en savoir plus sur son célèbre créateur belge. Catholique traditionaliste, ayant subi l’influence d’un anarchisme de droite, à quelles valeurs profondes était attaché Hergé ?

Hergé a fabriqué un héros à l’image du fils rêvé qu’il n’a jamais eu. D’où l’idéal de perfection que Tintin incarne. Mais Hergé était trop modeste et surtout trop sceptique sur la valeur des hommes pour se satisfaire d’un héros sans peur et sans reproche. Il a donc tempéré son exemplarité par les défauts de ses acolytes, à commencer par le capitaine Haddock, chez qui il a aussi placé un peu de lui-même. Le tout reflète sa personnalité complexe et évolutive.

Dans l’album les “Cigares du pharaon”, pourquoi le père du téméraire reporter et globe-trotter belge fait-il de l’Egypte une antichambre de l’Orient ?

L’Egypte est depuis Bonaparte le pôle oriental de la culture française. Elle l’est donc aussi pour Tintin quand il entame son premier voyage en Orient, dans les Cigares du pharaon. Mais elle attire aussi Hergé en raison de ses sympathies franc-maçonnes cachées. Hergé/Tintin veut poursuivre son voyage initiatique au-delà de cet Orient trop proche pour un aventurier, qui traverse donc la mer Rouge pour tenter de percer les mystères de l’Orient rêvé.

Selon vous, l’album “Le Crabe aux pinces d’or” est le second rendez-vous manqué de Tintin avec les Arabes. Sur quoi repose votre affirmation ?

Le Crabe aux Pinces d’Or passe à côté du Maroc, dont Hergé livre une vision coloniale. C’est pourquoi il n’y place pas de héros positif marocain.

Vous décrivez Hergé comme un visionnaire, notamment concernant le Moyen-Orient, car il avait relié, dès 1940, la question pétrolière aux enjeux de pouvoir dans cette région. Est-ce à dire qu’il avait compris, avant les autres, l’importance stratégique du pétrole ?

Hergé avait déjà mis en scène un conflit à soubassement pétrolier dans L’Oreille cassée, avant de faire de même dans Tintin au pays de l’or noir. Ce qui nous semble une évidence ne l’était pas quand il entame cette aventure en 1939. Il avait donc compris avant la plupart l’importance stratégique du pétrole moyen-oriental.

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Diriez-vous que la représentation des Arabes, dans les aventures de Tintin, se rapproche des stéréotypes traditionnels qui prédominent toujours chez les Européens ?

Hergé reflète son époque et l’a aussi façonnée. Les préjugés de Tintin vis-à-vis des Arabes reprennent donc les stéréotypes de la période coloniale, mais sa popularité jusqu’à nos jours les entretiennent, sans bien sûr qu’Hergé l’ait prévu.

Pourquoi, alors que Hergé emmène son héros à quatre reprises dans le monde arabo-musulman, il ne cite nommément aucun pays arabe, hormis le Maroc ? L’Arabie Saoudite, qui abrite les lieux saints de l’islam, a-t-elle souffert, elle aussi, d’une amnésie de la part de l’auteur ?

Un des mystères de l’œuvre d’Hergé est de voir un auteur aussi peu attiré par le monde arabe lui conférer la première place dans les aventures de Tintin, et en faire surtout une espèce de pierre philosophale, l’Alphard caché derrière le titre de son dernier album inachevé, Tintin et l’Alph-art, qui livre la clé pour la compréhension de son œuvre (Alphard est le nom arabe d’une étoile).

Il exprime ainsi de façon inconsciente la place cardinale du monde arabe dans la culture européenne, inavouée et donc non exprimée par des appellations de pays réels dans ses albums. C’est pourquoi Hergé invente un pays imaginaire, le Khemed, en lieu et place de l’Arabie saoudite bien réelle où il envoie son héros. Le monde arabe s’impose aux Européens, qu’ils le veuillent ou non, car il est en en eux : l’Orient est la face cachée de l’Occident.

Tintin fut traduit en arabe dès 1942. Cette traduction tardive de ses pérégrinations au Moyen-Orient s’est faite, dites-vous, au prix de leur « édulcoration ». Quels sont les éléments qui ont été revus et corrigés ? Etaient-ils à ce point dérangeants ou offensants ?

L’éditeur égyptien de la traduction arabe de Tintin a laissé de côté tous les albums se déroulant dans le monde arabe, sauf Le Crabe aux pinces d’or qui est le moins arabe de tous, sans doute par crainte d’une désaffection des lecteurs face aux préjugés défavorables au monde arabe. Mais on trouve leur traduction sur Internet. L’édulcoration dont Tintin au pays de l’or noir fut la victime, aux dépens du volet palestinien de l’aventure, résulte quant à elle des exigences de l’éditeur britannique.

Un chapitre de votre livre pose la question de savoir si Hergé était raciste. D’après la connaissance que vous avez du père de Tintin, cet épithète ne peut lui être accolé. Celui de paternaliste de type colonial le caractériserait-il mieux ?

Hergé n’était pas raciste contre les Arabes ni contre les musulmans, au sens où il n’éprouvait aucune agressivité à leur égard. L’un de ses plus beaux personnages, Abdallah, ressemble comme deux gouttes d’eau aux gamins bruxellois qu’il met en scène dans les Aventures de Quicke et Flupke. Il partageait le paternalisme de l’époque coloniale vis-à-vis des Arabes, ce qui est bien sûr regrettable, mais il a sans doute attiré de manière inconsciente nombre de ses jeunes lecteurs occidentaux vers le monde arabe, et l’on peut relever que ce paternalisme n’a pas empêché les Arabes d’apprécier les aventures de Tintin !

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Louis Blin, “Le monde arabe dans les albums de Tintin”, éditions l’Harmattan  (Préface d’Henry Laurens, Professeur au Collège de France)

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