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De la responsabilité d’un positionnement pro-Assad : quand l’idéologie tue l’éthique

D’un aveuglement l’autre, tel un bégaiement de l’Histoire, les temps se suivent et se ressemblent. Actuellement, les massacres en Syrie sont l’objet de toutes les attentions. D’aucuns imputent ces troubles à des bandes armées, terroristes, qui viseraient à déstabiliser la Syrie et renverser le régime en place. Cependant un indicateur déterminant fragilise, au fur et à mesure des jours, ce positionnement ; jusqu’à aujourd’hui, plus de 8 000 Syriens et Syriennes[1]sont tombés sous les coups de boutoir de la répression du régime d’Assad, près de 6 fois le massacre de Gaza en 2009. Effrayant.

Aussi nombreux furent les français de confession musulmane dans les rues de Paris lors des manifestations en faveur de Gaza en décembre/janvier 2009, force est de constater, avec beaucoup de regret, l’absence de soutien de ces derniers concernant la Syrie. Le sang syrien vaut-il celui des palestiniens ? Acceptons-nous plus facilement la répression lorsqu’elle vient d’un des « nôtres » ? Silence complaisant ou non, il semblerait que le problème soit bien plus complexe. Tentative d’explication.

Quand la fin justifie les moyens

A lire les réactions outrées à des textes écrits en soutien au peuple syrien, un fil conducteur semble se dessiner avec insistance : le soutien à la répression au nom de l’anti-impérialisme américain et de l'antisionisme. Des articles écrits par des tiers-mondistes en mal de notoriété, à ceux publiés sur le Réseau Voltaire, il est stupéfiant  de remarquer à quel point certains peuvent soutenir au nom d’un « esprit révolutionnaire », hérité des révolutions marxistes, un massacre qui dure depuis trop longtemps. Toute contestation devient de la naïveté politique et un soutien à l’Occident : les Frères musulmans deviennent des agents américains et le régime iranien, avec Assad, avec Chavez, avec Castro, seraient les seuls remparts à l’hégémonie américaine[2]. Simpliste.

L’URSS a vu  en France parmi nos plus prestigieux intellectuels, les meilleurs défenseurs du socialisme soviétique. Jean Paul Sartre, au nom même de la révolution marxiste-léniniste, s’est gardé de condamner, jusqu’en automne 1956,  la répression de « l’insurrection de Budapest », le régime totalitaire instauré par Staline. Ceci fut d’ailleurs le motif de l’éloignement d’Albert Camus ; ce dernier ne supportait pas qu’on puisse soutenir les crimes staliniens au nom d’une idéologie.

Aussi prestigieux fût-il, Sartre, celui qui refusa le prix Nobel de littérature, l’un des fondateurs du courant existentialiste, s’est fourvoyé au nom même d’une croyance idéologique : la révolution marxiste. De Gide à Sartre, en passant par la majorité des intellectuels de gauche de l'époque, tous ont soutenu aveuglément un régime, l’URSS, et une idéologie, le stalinisme. Le socialisme soviétique devait être défendu comme une vérité absolue, bec et ongles, peu importe les moyens, pourvu que l’URSS, paradis des socialistes, existe, perdure. Des voix[3]s’élevèrent pourtant à l’époque contre ce totalitarisme, mais trop peu audibles.  

Obnubilés par la finalité, tous les moyens devenaient justes, à tel point que ces intellectuels de gauche ignoraient à dessein la situation réelle des populations sous le joug du régime soviétique. La fin, l’égalité, justifiaient tous les moyens. Même les crimes staliniens.

Dans une moindre mesure, du point de vue de ce qui se passe en Syrie, l’Histoire se répète avec un nouveau casting : des intellectuels prétendus de gauche, panarabistes, socialistes, un poil complotistes, soutiennent au nom de l’anti-impérialisme et de l'antisionisme, au nom de l’esprit révolutionnaire[4], le régime baathiste aux abois. Fort heureusement, selon le politologue François Burgat[5], Assad signe actuellement, indéniablement, son arrêt de mort. Des crimes sont commis par pelletées tous les jours à Homs, et pourtant des hommes osent encore prendre leur plume pour défendre ce régime.

Ce qui est en cause ici est cette vision passéiste du monde, que l’on retrouve dans les fossiles exhumés de ce grand cadavre que fut l’URSS : l’idéologie.

De l’idéologie

 Le XXème siècle a vu les significations de l’idéologie se succéder, aussi différentes les unes que les autres. Tantôt déformant en donnant forme[6], tantôt objet pensant à notre place[7], l’une des moins mauvaises définitions de l’idéologie, c’est « l’idée de mon adversaire[8] ». En somme, l’idéologie, c’est la réflexion[9]sans la pensée.

Ce que l’on reproche aux idéologues, c’est cette capacité à donner naissance à un concept mobilisateur certes, mais avec la fâcheuse tendance à manquer de justesse[10], si bien qu’elle déforme le réel et par conséquent le regard que nous portons sur le monde.

Il est toujours affligeant de s’apercevoir de la limite d‘un tel raisonnement. Soutenir le peuple syrien, c’est jouer le jeu de l’Occident donc par extension, si l’Occident dit blanc, il faudrait dire noir… Seulement, la réflexion est beaucoup plus complexe que cela ; en définitive, nous pouvons être contre les deux, c’est-à-dire Assad et l‘impérialisme occidental ! En dépit d’un raisonnement politique proche du néant, le positionnement adopté par les anti-impérialistes est binaire et se construit sur une logique du pour/contre… Les perspectives politiques innovantes se réduisent finalement comme peau de chagrin. Quoi que fassent les Etats-Unis et Israël, sauver son âme c’est choisir la position opposée.

Quand finalement le Qatar (au demeurant très critiquable dans ses choix stratégiques et géopolitiques), la Turquie, les Frères musulmans et la Tunisie prennent position contre la répression du potentat Bachar Al Assad, en soutien au peuple syrien, ils sont taxés de soutien complaisant à l'empire. Pire, d’agents infiltrés aux ordres des Etats-Unis. Est-ce de leur faute si les États-Unis partagent le même point de vue ? Sommes-nous condamner à adopter la position contraire, même lorsqu’elle va à l’encontre de notre morale, de notre conscience ?

Pour tout adversaire qui se respecte, avoir affaire à un idéologue est une bénédiction, tant il est prévisible… Il ne peut penser ses actes sans ennemi.

La fin ne justifie pas les moyens

Rien du point de vue de l’éthique musulmane ne permet de soutenir un massacre d‘innocents. Nous, Français de confession musulmane, dont l’éthique détermine nos actes, nous ne nous permettons pas d’affirmer que la fin justifie tous les moyens. D’autant plus lorsque des vies humaines sont en jeu, nous nous devons de nous assurer que les moyens comme les fins sont licites. Doit-on massacrer femmes et enfants pour la stabilité d’un pays ? Le prophète (saws) avait interdit pour la bataille de Badr de couper les arbres, de polluer les rivières, de s’attaquer aux femmes, enfants, vieillards et aux temples… Pourtant combien de mosquées ont été détruites depuis le début de la révolte par les sbires du régime ?

L’obsession du résultat, l’idée fixe d’une fin réalisée de notre vivant, ne font pas partie de notre vision de l’action. L’Islam nous impose d’agir, de produire, de planter les graines et de ne pas nous soucier des résultats, parce qu’ils appartiennent à Dieu. Les seules préoccupations sont d’une part, purifier notre intention, et d’autre part, contrôler la licéité de nos actes devant Dieu. Le massacre de 8 000 Syriens et Syriennes par le fils[11], comme un écho déformé au massacre des 30 000 Syriens et Syriennes du père, sont la seule réponse déterminante qui nous oblige à condamner et ne pas soutenir un régime qui, depuis plusieurs décennies, s’accroche au pouvoir. Il y va de notre responsabilité devant Dieu, il y va de notre responsabilité devant les Hommes. La seule « révolution », dans une perspective de renouveau,qui incombe aux musulmans, est celle de l’âme ici-bas pour préparer favorablement l’au-delà.

Les musulmans conçoivent l’Islam comme un « cadre éthico-normatif [12]» qui permet de « différencier, juridiquement, le bien du mal ». En dépit d’une réalité pas toujours à la hauteur de ses espérances, le musulman pense son action en fonction d’une éthique du quotidien. Chacune de ses actions passe par le prisme du cœur et de la raison, pour en juger l’éthique et établir le bien dans sa société. Il s’agit d’édifier et de renforcer une discipline de soi, de réduire les « zones d’incertitudes »[13] pour conscientiser l’acte le plus inconscient ; en définitive, être musulman, c’est réduire les zones d’inconscience pour accroître les zones de conscience.

En fin de compte, quand un musulman pense ses actes, il devrait le faire non en fonction d’une idéologie, mais de son éthique. Du point de vue du croyant musulman, l’Islam n’est pas et n’a jamais été une idéologie. Réduire cette religion à cela, c’est faire de l’Islam une idée, réduite au politique.

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Pendant quelques décennies, il a fallu se positionner face aux idéologies et en dernier lieu des islamistes ont dû, par la force du contexte, penser leur religion comme un objet politique ; seulement aujourd’hui, comme le professa le sociologue américain Daniel Bell, il y a plus de 50 ans[14], nous vivons, dans les faits, la fin des idéologies. Ce « vide idéologique » est d’ailleurs une formidable opportunité pour les spiritualités du monde entier.

Conclusion

Au nom même d’une opposition verbale (et seulement verbale) à Israël, le régime syrien se voit excuser tous les massacres. Rien aujourd’hui ne justifie la surveillance des moukhabarats, la torture et la mise à mort de toute opposition politique, au nom de l’antisionisme et, il faut le dire, de la protection de l‘Iran menacé. Exit la liberté, exit la dignité, exit la justice, pourvu que l’on puisse continuer de dire (et seulement dire!) « nous sommes antisionistes ». Les peuples arabes deviennent sujets de leur histoire et quitte le statut d’objet des dictatures, qui furent hélas longtemps au pouvoir ; pourquoi refuser aux Syriens cette dignité et cette liberté que les autres peuples arabes ont arraché par la force de leurs convictions ?

 

Notes:


[1]http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/02/13/quelques-verites-sur-la-syrie-toujours-bonnes-a-redire/

[2]De la même manière, en Occident, tout soutien à la résistance palestinienne ou jadis à une vraie démocratie dans les pays majoritairement musulmans devenait un soutient aux islamistes.

[3]Déjà en 1936, un petit médecin de banlieue et écrivain connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline écrivit , de retour d’un voyage en Russie , un texte à charge intitulé « Mea Culpa ». Il y décrit le système communiste et montra que ce régime loin de supprimer les inégalités, les accentuait !… Ce texte, à rebours de tout ce qui était publié à l’époque par les intellectuels de gauche (Gide futur prix Nobel de littérature avec « Retour d’URSS »par exemple) construira la légende de cette écrivain maudit mais génial. Céline, intellectuel prolétarisé a vu avant Sartre, avant Gide , avant Camus (qui changea de point de vue en 1956) , plus de 50 ans avant la chute du mur de Berlin , à quel point l’URSS était un mirage dans le désert.

[4]Il est tout de même un comble que ces hommes au nom même de « l’esprit révolutionnaire » refusent qu’un peuple fasse sa révolution.

[5]La crise syrienne (entretien à paraitre dans la Revue Infitah, Bruxelles) http://www.facebook.com/#!/notes/fran%C3%A7ois-burgat/la-crise-syrienne-entretien-%C3%A0-paraitre-dans-la-revue-infitah-bruxelles/2820231397246

[6]selon Edgar MORIN dans la perspective où « toute insuffisance et inadéquation dans l'idéologie donne alors à voir un monde mutilé et illusoire ».

[7]Jean François REVEL(de l’académie française) , La grande parade, Editions Pocket , 2001.

[8]Raymond Boudon , L’idéologie ou l’origine des idées reçus , Edition du Deuil, 1992.

[9]comme un miroir !

[10]Philippe BRAUD , Sociologie politique , Edition LGDJ , 2004.

[11]http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/02/13/quelques-verites-sur-la-syrie-toujours-bonnes-a-redire/

[12]Rachid Id Yassin , L’Islam d’Occident ? Introduction à l’étude des musulmans des sociétés , Editions Halfa , 2012 (p.274).

[13]Voir Michel CROZIER, L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977.

[14]Daniel Bell, La fin des idéologies : sur l‘épuisement des idées politiques dans les années 1950, Editions PUF, 1997.

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