L’offensive de la rébellion armée syrienne, déclenchée le 27 novembre dernier, est en train de faire vaciller le statu quo imposé par les protagonistes internationaux qui ont pris le contrôle du pays depuis le cessez-le-feu de mars 2020.
En quelques jours, la rébellion armée a pris le contrôle de la seconde ville et capitale économique du pays Alep, après avoir pris la province d’Idlib au nord-ouest du pays. Elle vient de prendre Hama, la quatrième ville du pays située au centre et se dirige désormais vers Homs qui constitue la dernière ligne de front avant d’arriver à la capitale Damas.
Le régime syrien qui contrôlait il y a une dizaine de jours environ 55% du territoire national doit se contenter désormais d’à peine 25% de la géographie syrienne. L’effondrement rapide de l’armée de Bachar Al Assad face aux avancées de la rébellion armée s’explique par l’affaiblissement de ses protecteurs iranien et russe.
La Russie est enlisée dans sa guerre en Ukraine et l’Iran – dont le principal vecteur régional, le Hezbollah libanais joue son avenir politique sur l’échiquier libanais – est occupé par la perspective funeste d’un éventuel bras de fer avec la nouvelle Administration Trump.
La Turquie en première ligne
Mais l’avancée spectaculaire de la rébellion syrienne s’explique également par le retournement de la Turquie contre ses partenaires de la veille (Russie, Iran), qui n’ont pas saisi l’opportunité de l’accord de mars 2020 pour faire pression sur le régime syrien en vue d’entrer dans une négociation sérieuse en vue d’une transition politique à la hauteur des nouveaux rapports de forces sur le terrain.
En effet, même si la composante la plus puissante au sein de la rébellion armée, à savoir Hay’ at Tahrir Al Cham (organisation pour la libération du Levant) n’a pas toutes les faveurs de la Turquie, surtout depuis qu’elle a été classée par les Etats-Unis et l’Union européenne, comme « organisation terroriste », il est difficile de croire que l’offensive militaire de la rébellion syrienne ait pu être déclenchée sans l’aval d’Ankara.
Cette hypothèse est confirmée par l’analyste israélien, Oren Peri, spécialiste de la Syrie à l’Institut de recherche sur les médias du Moyen-Orient (MEMRI), basé à Jérusalem : « Il est difficile de croire que les rebelles ont lancé cet assaut sans l’approbation de la Turquie. Sinon, ils ne pourraient pas avancer » « Si Ankara s’y opposait, elle interviendrait directement ou avec des milices soutenues par la Turquie pour les arrêter. Mais la Turquie a certainement un intérêt dans l’opération en cours » a précisé l’analyste israélien (1)
Certes, il est probable qu’en donnant son feu vert à une offensive militaire, la Turquie ait cherché à forcer la main à ses partenaires russe et iranien pour qu’ils fassent pression sur leur protégé (le régime de Bachar Al Assad), en vue d’imposer une solution politique négociée.
La Turquie, qui abrite 3 millions de réfugiés syriens sur son territoire, a tout intérêt à un dénouement rapide de la crise syrienne qui pourrait déboucher sur le retour d’une grande partie de ces réfugiés.
Par ailleurs, la Turquie garde un œil sur les milices kurdes qui ont réussi, sous la protection de l’armée américaine, à prendre le contrôle de près de 25% du territoire syrien, au nord-est du pays à la frontière avec la Turquie et l’Irak, là où se trouvent les champs pétroliers.
Mais jusqu’où la Turquie peut-elle aller sans provoquer le courroux de ses partenaires ? Jusqu’à Homs dans le centre du pays ? Si les groupes armés comme l’armée nationale syrienne et le « brigade du Turkestan » (formée de djihadistes en provenance d’Asie centrale) ne peuvent aller au-delà de la volonté turque, il n’est pas sûr que Hay’at Tahrir Al Cham acceptera facilement de s’arrêter au milieu du chemin, surtout si elle réussit à prendre rapidement Homs et si elle est persuadée – à tort ou à raison – que la prise de Damas est à portée de main.
En tout cas, le chef de Hay’at Tahrir Al Cham, Abou Mohammed al-Joulani, ne cache pas son ambition : la prise de Homs qui ne saurait tarder n’est qu’une étape sur la voie de la conquête de Damas. L’objectif final étant d’établir, selon ses dires, une république islamique (2)
Pour rassurer les capitales occidentales et les minorités confessionnelles, Al Joulani, qui n’a pas cessé ces dernières années de proclamer sa rupture avec l’ « Etat islamique » et Al Qaïda, promet qu’il n’y aura pas de vengeance et que la future république islamique syrienne saura protéger les droits des minorités (3)
Pour le moment, toutes les capitales concernées, aussi bien les capitales occidentales que Moscou et Téhéran, appellent à la désescalade par crainte d’une évolution qui mettrait leurs intérêts stratégiques respectifs en danger.
Les puissances occidentales et les régimes arabes qui se sont accommodés du régime syrien ces dernières années, faute de mieux, et pour éviter le scénario cauchemardesque d’une république islamique sur le modèle afghan sont aujourd’hui devant une nouvelle réalité contre laquelle ils n’ont pas de prise. Ils n’auront pas d’autre choix que de coller au train de la Turquie, s’ils ne veulent pas donner une prime imméritée à leurs adversaires russe et iranien.
Israël en embuscade
Reste le larron dont personne ne parle, mais qui est à l’affût de tous les développements sur la scène régionale, dont il redoute l’impact sur sa sécurité nationale : l’Etat d’Israël.
Même s’il jubile à la suite des revers subis par ses adversaires (Iran, Hezbollah), l’Etat d’Israël, qui a toujours joué double jeu en Syrie depuis le déclenchement de la révolution de 2011, est dans une situation où il est confronté à deux maux, ce qui l’oblige soit à garder une certaine neutralité, soit à choisir ce qu’il considère comme étant le moins mauvais des deux.
Selon le Times of Israël, un responsable israélien a déclaré que « l’intérêt d’Israël dans la reprise des combats en Syrie est qu’ils continuent à se battre les uns contre les autres » avant d’ajouter : « Il est tout à fait clair pour nous qu’il y a d’un côté les djihadistes salafistes et de l’autre l’Iran et le Hezbollah ». Sa conclusion est simple : « Nous voulons qu’ils s’affaiblissent mutuellement. » Le responsable a insisté sur le fait qu’Israël ne s’implique dans aucun des deux camps. « Nous sommes prêts à faire face à tous les scénarios et nous agirons en conséquence. » (4)
Les Israéliens ne sont pas dupes des déclarations à caractère diplomatique des dirigeants de la rébellion qui insistent sur le fait que leur ennemi principal reste le régime syrien, allant jusqu’à suggérer qu’ils sont prêts à coexister pacifiquement avec tous leurs voisins.
Les Israéliens n’ont pas oublié les déclarations enthousiastes en faveur de la résistance palestinienne d’Al Joulani, au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023. Et même si les rebelles syriens ont célébré dans la joie l’élimination par Israël du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, les Israéliens n’oublient pas non plus que ces mêmes rebelles ont pleuré la mort du chef du Hamas, Yahya Sinouar.
Damas sera-t-elle épargnée ?
Si la chute rapide d’Idlib, d’Alep et de Hama illustrent l’impopularité du régime syrien et son incapacité militaire à garder le contrôle du territoire sans le secours direct de ses protecteurs russe et iranien, il n’est pas dit que la prise de Damas sera aussi aisée.
Le régime syrien risque de concentrer autour de la capitale toutes ses forces et il risque de jouer la carte des minorités confessionnelles qui se sentent en danger, et qui seront amenées à vendre cher leur peau.
C’est à ce scénario que pensait Sam Heller, analyste à la Century Foundation, quand il a affirmé : « Les forces de l’opposition qui progressent actuellement vers le sud se heurteront probablement à un obstacle quelque part dans le centre de la Syrie, lorsqu’elles rencontreront une résistance loyaliste véritablement motivée et intransigeante » (5)
Malheureusement, dans ces conditions, la guerre pourrait changer de physionomie. Si jusqu’ici la rébellion armée a été accueillie avec joie par la population excédée par les exactions du régime syrien, la bataille de Damas risque de ressembler plutôt à une guerre civile si les minorités confessionnelles se jettent dans la bataille aux côtés des miliciens du régime.
La Russie, l’Iran ainsi que l’Irak ont mis en garde contre toute atteinte aux minorités et ne cachent pas leurs velléités d’intervention pour sauver le régime syrien. Mais en ont-ils vraiment la capacité ?
Sur le terrain, seule la Turquie semble avoir des atouts entre les mains pour empêcher le scénario d’une guerre civile qui serait funeste pour l’avenir de la Syrie.
Elle pourrait jouer un rôle modérateur auprès de la composante la plus radicale de la rébellion représentée par Hay’at Tahrir Al Cham, pour que cette dernière sursoit à son avancée vers Damas et pour ouvrir la voie à une solution politique négociée.
Encore faut-il que les protecteurs du régime syrien réussissent à lui faire entendre raison ou, le cas échéant, à lui substituer d’autres personnalités issues du régime, mais moins compromises dans la guerre contre le peuple syrien. Cette dernière hypothèse étant sans doute la plus probable dans le nouveau contexte géopolitique national et régional. C’est le seul scénario réaliste qui pourrait empêcher une guerre civile autour de la capitale syrienne.
Tragique dilemme
Mais au-delà de ce qui se joue sur le terrain de la confrontation militaire, la Syrie est placée devant un tragique dilemme qui engage non seulement son avenir, mais aussi celui de toute la région.
Le régime baathiste de Bachar Al Assad est moralement indéfendable et politiquement fini, dès lors qu’il a préféré sacrifier l’intégrité et la souveraineté du pays sur l’autel de sa survie politique.
Mais la rébellion armée qui ambitionne de lui succéder n’a pas de programme alternatif, à la hauteur des aspirations nationales démocratiques légitimes du peuple syrien.
Certes, les minorités confessionnelles (alaouite, chiite et chrétienne) risquent d’être les premières victimes visibles, au cas où une république islamique crypto-wahhabite venait à être instaurée. Nul doute que les médias occidentaux vont trouver là une nouvelle occasion pour une croisade démocratique et islamophobe des plus répugnantes.
Mais la perspective funeste d’une république wahhabite en Syrie serait une insulte a l’histoire de ce pays qui a vu éclore la civilisation omeyyade, et qui a été à l’avant-garde de la renaissance arabo-musulmane contemporaine.
Le nationalisme arabe dans sa version baathiste a misérablement échoué, non pas à cause de l’option progressiste affichée, mais plutôt en raison des dérives dictatoriales d’une révolution par-en-haut qui n’a pas réussi à s’élever au niveau des exigences d’une véritable révolution sociale et civilisationnelle enracinée dans la résistance populaire multiséculaire à l’envahisseur étranger et aux despotismes locaux.
Il n’était pas inscrit dans le livre d’une quelconque fatalité historique que le nationalisme progressiste arabe soit défait aussi lamentablement par les pétrodollars des monarchies réactionnaires du Golfe.
L’histoire ne pardonne pas l’inconséquence, les compromis avec les forces du passé et la lâcheté des dirigeants qui ont préféré pactiser avec les monarchies réactionnaires du Golfe et, en secret, avec l’Etat colonialiste d’Israël, plutôt que de négocier une refondation démocratique de l’Etat syrien avec les représentants légitimes de son propre peuple, dont des millions ont été contraints à la mort et à l’exil.
Alors que la Syrie s’apprête à tourner une page de son histoire, il est important de rappeler que rien de consistant ne pourra être construit sans un compromis qui puisse déboucher sur une réconciliation entre toutes les composantes du peuple syrien, dans le cadre d’un Etat civil garantissant la liberté et l’égalité de tous les citoyens par-delà les différences ethniques et confessionnelles.
Il n’est pas trop tard pour que les minorités confessionnelles qui ont été instrumentalisées par le régime syrien durant plusieurs décennies se ressaisissent et rejoignent le combat pour une nouvelle Syrie.
C’est seulement dans la lutte aux côtés de leurs frères sunnites pour une Syrie indépendante et démocratique que ces minorités sauront mieux faire face aux velléités théocratiques de ceux qui sont tentés, aujourd’hui, de s’approprier l’insurrection armée contre le régime pour en faire un tremplin vers une république wahhabite soft.
Devant l’impuissance des Etats arabes tétanisés par les développements rapides qui se succèdent dans la région en dehors de leur contrôle, les yeux sont braqués vers la Turquie qui a des atouts en main pour convaincre ses partenaires, aussi bien occidentaux que russes et iraniens, d’aller vers le seul compromis qui puisse sauver la Syrie de ce tragique dilemme : soit la perpétuation d’un régime condamné par l’histoire, soit l’établissement d’une république théocratique wahhabite.
- The Times of Israël, 4 décembre 2024.
- Al Jazeera, 4 décembre 2024.
- Al, Jazeera 5 décembre 2024
- The Times of Israël, 5 décembre 2024.
- The Times of Israël, 5 décembre 2024.
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