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Silvia Naef : “La figuration a existé, depuis les débuts de l’Islam“

Au lendemain du crime barbare, qui a saisi d’effroi la commune de Conflans-Sainte-Honorine, et au-delà, la France entière, commis contre Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie qui, début octobre, avait consacré un de ses cours à la liberté d’expression en s’appuyant sur des caricatures du prophète Muhammad (saws) – par nature scabreuses – nous avons jugé bon d’éclairer la question de l’image, figurative ou non, et de la production artistique en islam, à travers les siècles, à la lumière de l’expertise de Silvia Naef.

En ces circonstances particulièrement tragiques, il nous a semblé opportun de publier à nouveau l’entretien étayé et très instructif que nous avait accordé, en 2006, cette professeure émérite de l’Unité d’arabe au sein de l’Université de Genève, ayant à son actif de nombreuses publications et séminaires de haut vol.

Que dit le Coran au sujet de l’image ?

Le Coran n’évoque ce sujet que très indirectement. En effet, il n’est jamais question d’images au sens propre. En revanche, on y parle d’idoles, dont l’adoration est strictement interdite : « Ô vous qui croyez ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées [ansâb=idoles] et les flèches divinatoires sont une abomination et une œuvre du Démon. Evitez-les… (S. 5, 90, trad. D. Masson) ». Les idoles sont en outre impures : « Evitez la souillure des idoles (S. 22, 30) ». Ce concept a été étendu des représentations tridimensionnelles des divinités à toutes les « images », même bidimensionnelles, qui ont ainsi été bannies de la pratique religieuse.

Les hadiths semblent avoir une position plus tranchée sur l’interdiction des images ?

Il faut d’abord spécifier que par « images » on entend ici les représentations d’êtres vivants pourvus du souffle vital (rûh), être humains ou animaux. Les plantes ne sont pas incluses dans cette catégorie.

Les hadiths expriment deux types de préoccupations à l’égard des images :

1) les images sont impures. La pureté rituelle étant une condition nécessaire à la validité de la prière, leur présence dans un lieu où celle-ci se pratique est indésirable.

2) Le producteur d’images (sûra, pl. suwar) se nomme, en arabe, musawwir. Or, ce terme désigne, dans le Coran, l’action créatrice de Dieu et est un de ses 99 noms. Se dire musawwir signifie donc se prétendre Créateur et vouloir se mettre sur le même plan que Dieu. C’est la raison pour laquelle les hadiths affirment que les auteurs d’images seront parmi ceux qui seront le plus durement punis dans l’Au-delà. En effet, Dieu les enverra en Enfer et leur demandera d’insuffler le souffle vital à leurs créatures. Comme ils n’y parviendront pas, ils resteront dans le Feu pour l’éternité.

L’interdiction de l’image concerne-t-elle l’expression artistique ?

Non, car celle-ci ne doit pas nécessairement être figurative : la calligraphie et l’arabesque ont ainsi été les grands arts du monde musulman. Cependant, la figuration a existé, depuis les débuts de l’Islam, presque partout et à travers toutes les époques.

Contrairement à certaines tendances du protestantisme (le calvinisme par exemple), qui considèrent que toute ornementation dans les lieux de culte peut distraire le croyant est, par conséquent, à éviter, l’islam ne s’est pas opposé à l’embellissement de ces lieux.

Comment expliquez-vous la production figurative au sein des différents empires arabo-musulmans ?

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Considérée comme impure et donc invalidant la prière, la représentation figurative a été exclue des pratiques rituelles. En revanche, l’art non figuratif s’est développé aussi bien à l’intérieur des lieux de prière que dans les pages des corans. La figuration a donc été, dès l’époque omeyyade (661-750), une pratique profane. En effet, alors que les décorations des deux premiers bâtiments à fonction religieuse construits par les Omeyyades – le Dôme du Rocher à Jérusalem et la Grande Mosquée de Damas – ne représentent que des motifs végétaux ou architecturaux, les Châteaux du Désert, dus aux mêmes maîtres d’œuvre, sont riches en représentations d’êtres humains et d’animaux. Cela est d’autant plus intéressant que, dans cette première période de l’Islam, les artistes travaillaient encore dans les styles des civilisations antécédentes, dont les arts avaient été figuratifs.

On peut donc faire, pour l’aire islamique, la distinction suivante : le domaine religieux a banni la figuration, alors que le domaine profane l’a connue de tous les temps.

A partir du XIXe, il y a un changement. La production figurative passe de la rareté à la profusion

Cela est dû à plusieurs facteurs, notamment à l’introduction de nouvelles techniques de production des images, techniques qui les rendent moins coûteuses et donc plus accessibles à des couches plus larges de la population. La peinture et la gravure, la lithographie, la photographie, puis le cinéma, la télévision, la vidéo et, plus récemment, le DVD et l’ordinateur, ont complètement transformé le paysage visuel. Dans un monde où l’image était rare, elle est devenue abondante et fait désormais partie de la vie quotidienne de tous les habitants des pays d’Islam.

Comment les réformistes et les fondamentalistes ont réagi sur la question de l’image au cours de la période contemporaine ?

Les réformistes, notamment Muhammad ‘Abduh et – dans une moindre mesure, Rashid Rida – ont reconnu l’importance de l’image dans le domaine de l’éducation et de l’acquisition du savoir. En comparant la peinture à la poésie, le plus grand art de la civilisation arabo-musulmane, ‘Abduh est allé jusqu’à légitimer les arts visuels. Il considérait que l’interdiction des images figuratives valait aux débuts, lorsqu’il y avait encore un danger de retomber dans le polythéisme. Ce danger étant devenu peu réaliste, rien ne s’opposait plus à l’appréciation des arts.

Plus généralement, une réticence est perceptible à l’égard de la peinture, car elle est vue comme un acte de création, pratique condamnée par les hadiths. En revanche, une quasi-unanimité règne à l’égard de la photographie, la plupart des autorités religieuses considérant qu’il ne s’agit là que d’un acte de reproduction mécanique, comparable à l’image reflétée par un miroir. Il n’y aurait donc pas, selon eux, d’acte créatif, d’où son admissibilité. Le même raisonnement vaut, par extension, pour l’image mobile. Ce qu’on craint n’est pas l’image cinématographique en tant que telle, mais les valeurs qu’elle pourrait véhiculer et qui pourraient être contraires à l’islam. Un cas particulier est celui de la représentation du Prophète : en effet, toute tentative de voir son personnage interprété à l’écran a suscité des oppositions très vives (cf. le film Al-Risâla (Le message) de Mustafa al-Akkad).

Chez les fondamentalistes contemporains, il y a deux attitudes : une qui est de rejet quasi-total de tout type d’image, photographie comprise, et une autre qui en reconnaît la valeur et qui en prône l’utilisation à des fins de vulgarisation et de propagande. La première tendance – très minoritaire – n’accepte l’image que si elle représente une nécessité (darûra), comme c’est le cas des documents d’identité. La deuxième est représentée notamment par la Révolution iranienne qui a produit un nombre important d’affiches figuratives, très proches stylistiquement de celles des mouvements révolutionnaires d’Amérique Latine, ou par des penseurs islamistes comme Hasan Turabi qui conçoit que l’image peut contribuer à propager les valeurs islamiques.

Vous concluez votre livre par une interrogation : la question de l’image n’est-elle pas au fond une invention de l’Occident ?

En se penchant sur la « question de l’image » dans le monde musulman, on s’aperçoit de l’absence de textes consacrés spécifiquement à cette thématique, contrairement à ce qui a été le cas dans le christianisme, où les traites sur le sujet ont été nombreux. En effet, les recueils de hadiths, quoique subdivisés par thèmes, n’ont pas de chapitres consacrés à cette question. Aucun ouvrage sur ce sujet n’a été rédigé à l’époque classique. On ne parle des images qu’accessoirement. Il paraît donc légitime de se demander si la question a vraiment préoccupé les musulmans ou si elle n’a pas été « inventée » par les voyageurs européens. Exclue du rituel et des lieux de prière, l’image ne posait plus de problème. D’où ce manque d’intérêt pour le sujet, intérêt qui ne renaîtra qu’à l’époque moderne, époque qui voit la présence des images s’accroître de manière exponentielle.

Propos recueillis par la rédaction d’Oumma

Silvia Naef, professeur adjoint à l’Unité d’arabe de l’Université de Genève, a publié de nombreux articles et organisé des séminaires consacrés aux questions de l’art et de l’image dans le monde arabe et/ou musulman. Elle est coéditeur, avec Bernard Heyberger, de La multiplication des images en pays d’Islam – De l’estampe à la télévision – (XVIIe- XXIe siècles), Würzburg, Ergon Verlag, Orient-Institut Istanbul, 2003. Elle a également publié L’art de l’écriture arabe, Passé et présent, Genève, 1992

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