La Révolution du troisième millénaire : les Arabes sont de retour (2/2)
Au-delà de l’expression de « la crise des intellectuels (1) » apparue dans les médias arabes à la fin des années 50, cette Révolution nous annonce leur faillite. Ils ont échoué à accomplir leur mission spécifique d’émancipation du peuple et par ce renoncement ont contribué à engendrer cette situation de soumission populaire dans laquelle se trouvait l’état du monde arabe.
Le défi de la réalité est venu d’une jeunesse dont les revendications et la lutte ont fait corps avec les aspirations populaires. Ce qui n’a pas été le cas de l’élite. Et c’est l’absence de leadership qui fait toute son originalité, sa force et sa réussite.
L’absence de leadership ne signifie ni l’absence d’une orientation, ni l’absence d’une vision. Et pourquoi s’obstiner à chercher des leaders dans des Révolutions où le poids réel de la contestation reposait sur la population de base ? N’a- t- on pas compris que dans le monde arabe, le Peuple, devant l’impasse où l’élite l’a conduit, a pris son destin en main et signe le retour du peuple comme sujet de l’histoire.
Une révolution dont la revendication clé est « le Peuple veut la fin du régime ». Le seul nom propre de la Révolution est celui du peuple. Le Peuple descend pacifiquement dans l’arène politique et s’installe comme étant le véritable acteur et affirme sa volonté : « je veux la chute du régime ».
Comment expliquer que l’actualisation de la Révolution s’est faite pacifiquement et sans médiation ? La voix de la jeunesse n’était dans son principe qu’un condensé de la voix du peuple et, lorsque celle-ci s’est exprimée, elle a résonné dans toute l’Egypte.
Le Peuple est le seul véritable vicaire.
L’absence de représentation, d’une voix qui parle au nom du peuple donne à cette Révolution son authenticité. A la place de noms, les insurgés de la « place Tahrir » présentaient une plateforme de revendications et une stratégie révolutionnaire ascendante allant du vendredi de la colère jusqu’au vendredi de la victoire. Des revendications portées par la foi du peuple, à l’inverse des noms, ne sont ni négociables, ni récupérables. Le Peuple se présente comme le symbole réel de la pureté révolutionnaire. La Révolution ne peut réaliser son essence éthique que si elle est réellement portée par le Peuple. L’absence de leadership est le principe de sa réussite. Chacun se sent l’héritier et le dépositaire de cette Révolution. C’est contre l’affaissement de la société auquel le système l’a réduit, que le peuple s’est soulevé pour reconquérir sa dignité et assumer son destin.
L’absence de leadership est à lire aussi dans la capacité de cette jeunesse à dépasser son histoire moderne centrée sur la notion de Guide, de Raïs ou de Zaïm qui a dominé le monde arabe depuis les années cinquante pour finir par le déposséder de toute valeur humaine et le placer dans une situation de soumission populaire.
Par ce dépassement, cette jeunesse a renoué avec sa personnalité historique. La langue arabe structurée principalement sur la phrase verbale ouvre sur une philosophie de l’action. L’historisation de la civilisation musulmane débute par un mouvement. Celui de l’hégire. L’action est au cœur de la philosophie arabe. Le seul nom présent est celui du peuple. Cette primauté du sujet sur le verbe dans la conscience arabe trouve son origine dans la dérive de la civilisation musulmane avec l’instauration de la dynastie des Omeyades. Une dérive accentuée par des siècles de retard et de la domination de la pensée occidentale. La primauté du sujet sur le verbe dans la conscience arabe moderne a structuré la réalité sociopolitique sur les notions de pouvoir, de domination et de richesse, qui a entraîné l’affaissement morale de la société.
En renouant avec l’action révolutionnaire, les Arabes renouent avec leur personnalité historique centrée principalement sur des valeurs éthiques telles que la justice, la liberté, la dignité, l’hospitalité, des valeurs qui ne font qu’anoblir l’homme et l’agrandir.
La primauté donnée aux revendications uniquement et non aux personnes qui les portent dénote la primauté de l’abstraction sur la personnification. Les valeurs abstraites doivent êtres portées et revendiquées par chaque individu. La personnification des valeurs de la Révolution par des personnes est l’annonce de sa confiscation et sa mise à mort par la mise en place d’une idéologie autoritaire.
L’abstraction est toujours une avancée de civilisation. Lorsque les valeurs censées guider la civilisation humaine sont diffusées dans le peuple et non seulement monopolisées par une élite, une oligarchie, et que la classe politique est jugée en fonction de ses valeurs de probité et d’honnêteté, le politique revient au cœur de la vie sociale car jusqu’à présent, c’est l’économique qui est au centre de la vie moderne, d’où le chaos du monde.
La première leçon à tirer de cette Révolution est le retour du Peuple comme sujet historique sur la scène mondiale. Le retour du peuple signe le retour du politique. Le besoin du politique n’est que le besoin de justice et de liberté. La politique mondiale actuelle n’est que le règne de l’Economique, de l’inégalité et de la domination. Avec le retour du peuple, la Révolution arabe inaugure le retour du politique.
Au grand espoir que soulève le vent de l’est, sur l’autre rive de la Méditerranée, se lit le malaise occidental.
Révolution et civilisation. La Révolution arabe, révolution post-occidentale.
Un événement historique n’acquiert le sens d’une révolution que quand il s’inscrit dans une aire de civilisation. C’est cette inscription qui fait la jonction du particulier et de l’universel et ouvre une nouvelle ère de l’histoire de l’humanité. Avec la Révolution arabe, nous sommes, effectivement, devant un nouvel ordre mondial.
Ni la chute du mur en 89, ni les événements du 11 septembre 2001 n’avaient cette charge philosophique pour incarner la naissance d’un nouvel ordre mondial. La chute du mur s’inscrivait à l’intérieur de la civilisation occidentale et le 11 septembre 2001 n’a produit qu’une fausse image d’un monde divisé et circonscrit métaphysiquement entre un monde libre et un terrorisme islamique mondialisé. La Révolution arabe signe la mort philosophique d’El Quaïda.
De plus, elle atteste que cette philosophie, celle du terrorisme, ne peut être le propre de la civilisation musulmane. Car le terrorisme mondialisé est substantiel à la naissance de l’empire américain et au renforcement des dictatures arabes. Il est juste de rappeler aussi qu’il est étrange qu’un homme, Oussama Ben Laden, puisse concevoir une stratégie à l’échelle planétaire ! Seule une puissance mondiale peut concevoir des problèmes planétaires. El Quaïda a davantage obscurci la nuit arabe et déchaîné le vieux volcan des instincts primaires qui remontent aux croisades : la Révolution de la jeunesse arabe s’annonce comme la clôture philosophique et métaphysique de cette décennie.
Les temps modernes, qu’on peut désigner par le temps occidental, l’Occident-monde selon l’expression de Toynbee, a connu quatre Révolutions. Les deux premières, française et russe, s’inscrivent dans le monde occidental et les deux dernières, iranienne et arabe, dans le monde oriental.
Les deux premières, à l’image de l’œuvre de Dostoïevski, Les possédés, voulaient faire du passé table rase et créer un nouveau monde pour l’humanité et faire naître un homme nouveau. André Gide, admirateur de la Révolution russe avant son voyage en Russie, clamait déjà qu’il voyait naître un homme nouveau à l’est. C’est cette passion dévorante et destructrice à la fois, ce désir révolutionnaire de la fin de toute transcendance et l’instauration d’un immanentisme radical, qui a abouti à toutes les formes du totalitarisme.
L’universalité du message de ces deux révolutions a structuré le monde pendant les trois derniers siècles, et principalement le dernier siècle avec la guerre froide et la division du monde Est-Ouest. La chute du mur ne peut symboliser uniquement le triomphe de la liberté mais aussi, et l’important est là, le retour de la transcendance.
L’universalité est l’autre nom de la civilisation. Qu’entendons-nous par civilisation ? Beaucoup d’encre a coulé pour traiter de cette question ; les deux concepts qui structurent notre monde contemporain sont le choc ou le dialogue des civilisations, et principalement l’occidentale et la musulmane. Car lorsque ces concepts sont utilisés, ce sont ces deux dernières qui sont incluses et sous-entendues.
Je définirai une civilisation par les caractéristiques suivantes qui répondent à la notion de choc ou dialogue qui englobe exclusivement les civilisations occidentale et musulmane.
Le concept de civilisation selon les critères suivants exclut les civilisations égyptienne et chinoise de cette définition.
1- Une culture savante. Une civilisation est le produit d’une culture arrivée au stade de son apogée scientifique. Une culture susceptible de produire le savoir. Un savoir (le rationnel) en mesure de se communiquer aux autres peuples qui le développeront à leur tour.
2- Un dictionnaire propre. Toute civilisation qui naît porte avec elle son propre dictionnaire. L’originalité d’une civilisation est dans sa capacité à apporter à l’humanité un nouveau langage, une nouvelle vision du monde. Elle forme un système, une cohérence et une dynamique interne. La compréhension et la critique de celle-ci ne peut se faire que de l’intérieur car critiquer un système à partir d’un autre c’est transposer sur lui ses propres croyances, désirs et fantasmes. Toute civilisation repose donc sur un socle culturel qui résiste et à partir duquel se construit le renouveau.
3- Un message universel. Une culture ne peut s’ouvrir sur l’universalité que si elle a un message à livrer au monde, si elle se sent dans l’exigence de le faire, si elle se sent aussi responsable de le faire. C’est-à-dire mandatée par une instance pour le faire.
4- L’essence d’une civilisation se lit dans sa rencontre avec l’autre. C’est dans son moment d’exportation et d’ouverture à l’autre qu’une civilisation est jugée. Est-elle fidèle à ses valeurs ? Son message est-il réellement émancipateur pour les autres peuples ? L’essence de cette civilisation est-elle culturelle ou économique ? Un message au service de la puissance nationale ne peut être un message libérateur ? Lorsque l’extérieur répond uniquement à des besoins internes, ce message ne peut répondre qu’à la gloire d’une nation et ne peut par conséquent envelopper l’humanité.
A deux moments de son histoire, la Chine (2) atteste qu’elle n’a aucun message propre à révéler au monde. La Muraille de Chine comme rempart contre les barbares ferme la Chine au monde. Les Chinois n’ont jamais senti ni le besoin ni l’exigence, par le passé, de sillonner le monde, ni pour le connaître ni pour se faire connaître.
La Chine moderne, celle de Mao, n’a pu advenir que lorsqu’elle s’est révoltée contre ce qui a toujours fait le ciment de la société chinoise : la culture confucéenne. Une culture de l’ordre et de la stabilité. Mao, pour faire réussir la révolte paysanne, a dû amener les Chinois à tuer en eux Confucius et le remplacer par Marx. La conscience dialectique devait se substituer à la conscience répétitive. La Chine ne pouvait rentrer dans l’histoire moderne qu’en brisant le socle qui l’a structuré pendant des siècles. Une révolution ne peut accéder à l’universalité que si elle puise dans son être historique son propre modèle. La Chine ne pouvait sculpter un modèle universel car son être historique est complètement dépourvu de cette tentation. C’est pour cette raison que l’extériorité actuelle de la Chine est centrée sur l’économique. Et elle ne peut être qu’économique. Le monde asiatique, dans sa version japonaise comme dans sa version chinoise, dans son ouverture au monde, a fait la symbiose entre l’intériorité asiatique et l’extériorité occidentale. Une extériorité traduite par une agressivité économique.
L’égyptologie est une passion occidentale. L’Egypte médiévale n’avait pas besoin de ressusciter son Antiquité pour fonder son épopée glorieuse. L’âge pharaonique existait dans la conscience collective musulmane comme modèle absolu du despotisme et de la transgression métaphysique. Il est redevenu l’Age d’Or de l’Egypte moderne après l’Expédition d’Egypte. En réveillant les Pharaons, l’Antiquité dans l’ensemble des peuples de la région, l’Expédition d’Egypte a mis entre parenthèses la période islamique. L’Egypte moderne, et avec elle le monde arabe, a commencé a rêvé en français comme horizon d’attente et le modèle pharaonique comme structure du pouvoir étatique. Aucun pays arabe n’a échappé à cette équation : le mime de la modernité et l’assise dictatoriale du pouvoir.
L’époque moderne dans sa rencontre avec l’Autre a commencé par l’Expédition d’Egypte et la conquête d’Alger pour en finir avec l’occupation de l’Afghanistan et l’invasion de l’Irak. Dans les deux cas, le verbe, la plume et le pinceau sont toujours au service d’une vision impériale.
Les deux premières révolutions, française et russe, aspiraient à fonder un nouveau monde. Une aspiration qui s’est traduite par la mort du Roi et l’élimination de la famille du Tsar, les Romanov. Toutes les dérives étaient déjà inscrites dans cette radicalité.
Les deux autres révolutions, iranienne et arabe, mêmes si elles se situent dans une aire de civilisation musulmane, s’inscrivent dans le temps hégémonique de l’Occident. Un temps philosophique qui prône le désenchantement du monde et la sécularisation du social comme horizon indépassable de l’humanité. Ces deux révolutions, chacune à leur manière, font place à la transcendance.
La révolution iranienne, en se qualifiant de musulmane, l’islam étant religion de la République, est dans le prolongement logique de son histoire : l’Iran dans sa forme persane ou iranienne a toujours vécu sous une religion monothéiste. Sa puissance d’Empire, l’Iran la devait à sa religion centralisatrice. Ce qui est nouveau dans cette qualification de Révolution islamique est qu’elle signifiait aussi qu’elle est antioccidentale, principalement anti-américaine, vu l’état social dans lequel se trouvait la société au temps des Pahlavi qui prônait la modernisation pour leur pays, qui signifiait l’occidentalisation et le rôle joué par l’Angleterre puis l’Amérique pour maintenir cette société dans une forme de dépendance continue.
Face à l’immanentisme radical des deux révolutions, la révolution iranienne a prôné une transcendance radicale.
Face à « la spiritualité politique » en Iran, selon le vocabulaire de Foucault, la Révolution arabe, n’a qu’un seul mot d’ordre : la chute du régime.
Un régime dans lequel on retrouve la même équation : une modernité de façade et un centralisme despotique. Des régimes qui se disent modernes avec des partis laïcs et soutenus par les puissances occidentales. Pour ces deux raisons, et étant donné la revendication majeure qui mobilise le monde arabe – la fin du régime, la Révolution arabe est une Révolution post-occidentale. Khadafi est l’archétype absolu de cette modernité politique. Le Frankestein de la modernité politique. Nous pouvons ajouter cette différentiation artistique. Contrairement aux mouvements contestataires qui ont battu le pavé ces dernières années en Ukraïne et en Iran symbolisées par le port des couleurs orange, verte, la Révolution arabe n’avait que la puissance du verbe. Cette personnification de la contestation dans une phénoménologie visuelle (mouvement orange et vert) l’insère dans l’esprit de la modernité occidentale. L’adresse du verbe c’est le peuple. Le verbe, en tant qu’esprit, peut transformer le peuple d’orient en volonté générale qui descend dans la rue.
Si la Révolution iranienne était anti-occidentale, prisonnière du contre, la Révolution arabe est post-occidentale.
Cette Révolution qui n’a pas cessé d’ébranler des postulats tacites qui se sont greffés sur le monde arabe démontre de quel côté se trouve la liberté et la terreur. La Révolution arabe place définitivement la terreur dans les arcanes de l’Etat et de ses complices. Elle soulève un grand espoir pour les peuples du monde. Car la mondialisation a évacué le peuple et l’idée de la révolution de son champ sémantique pour ne laisser place qu’aux révoltes et à des groupes sociaux. L’oligarchie financière qui gouverne le monde, à l’image des Versaillais, voit toujours dans le peuple la classe dangereuse. Le peuple fait irruption dans l’histoire et se présente comme la véritable source de souveraineté. En devenant maître de son destin, le peuple réactive la valeur qui fait défaut à la modernité occidentale : l’héroïsme. En diluant cette valeur dans une subjectivité visuelle –vestimentaire ou corporelle, l’Occident à perdu le sens des valeurs qu’impliquent l’héroïsme telles que la dignité humaine, l’égalité, la justice, la liberté, …
La vie s’est substituée aux valeurs et le cynisme et le mercantilisme ont tenu lieu de politique étrangère.
Le peuple qui s’est révolté en Egypte, certes, ne s’inscrit pas dans l’horizon métaphysique des révolutionnaires français et russes, ni dans la philosophie du contre de la révolution iranienne. Il n’appelle pas à l’avènement d’un nouveau monde. Mais il tend à asseoir celui-ci sur les valeurs de la justice, de la dignité et de la liberté. Des valeurs que l’Occident, incarnant dans le langage hégélien l’esprit du monde, a trahies.
Le vent s’est levé en Orient. Un orient, hier, lieu de tous les exotismes, reprend son sens philosophique comme lieu d’orientation. Insufflé par une jeunesse arabe et accompagnée par la chaîne arabe El Jazzera, la Révolution arabe pose de nouveaux jalons à un monde désorienté. Thomas Kuhn, dans son ouvrage célèbre, la Structure des révolutions scientifiques, nous a instruit que les Révolutions scientifiques entraînent un changement de paradigme pour saisir et comprendre à nouveau le réel. En réagissant par la question des flux migratoires et le débat sur l’islam, l’oligarchie politique en France atteste qu’elle n’a pas encore compris le sens de cette Révolution. Pour comprendre ce nouveau paradigme, il faut se mettre, le temps d’un moment, à l’école de la Révolution arabe.
Notes :
1. Cité par Khalid AL-SHAMI, « Les intellectuels arabes, l’Islam, les dictatures et l’Occident », communication présentée à la conférence « Islamisme, démocratisation et intellectuels arabes », organisée par le centre pour l’étude de la démocratie de l’Université à Londres, les 4-5 décembre 2008.
2. Selon les critères adaptées, la Chine et l’Egypte sont des cités-empires, cités-états, des citadinités mais non des civilisations. La Grèce, en faisant la synthèse de la culture égyptienne et chinoise signe la naissance du concept de civilisation.
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