La chute d’Al-Andalus, qui a été un long processus s’étendant sur plusieurs siècles, fut l’une des plus grandes catastrophes qui frappèrent la civilisation islamique durant le Moyen Âge.
Pourtant, les causes de ce lent et inexorable déclin ne sont pas bien définies, la plupart des historiens, qu’ils soient musulmans ou occidentaux, restant partagés sur les raisons du délitement de l’Espagne islamique.
Pour résumer les points de vue de ces historiens, on peut dire que les Musulmans ont gardé à l’esprit l’idée que le goût des Andalous pour les plaisirs et les loisirs, leur hédonisme, ont affaibli leurs capacités militaires et leur détermination à lutter contre les adversaires chrétiens, tandis que les Occidentaux parlent seulement d’un changement des rapports de force entre l’Islam et la Chrétienté, en faveur de cette dernière.
Inutile de dire que ce ne sont pas là les causes réelles, essentielles. On peut expliquer cette myopie historique par le fait que la chute d’Al-Andalus représente une véritable blessure historique chez les Musulmans, et plus particulièrement chez les maghrébins qui ont non seulement accueilli les réfugiés andalous, victimes de l’Inquisition espagnole, mais ont vu les Espagnols poursuivre leur guerre contre les musulmans d’Afrique du Nord, en tentant d’occuper les villes portuaires.
Une guerre maritime en Méditerranée, pendant le XVIIe siècle, opposa les Chrétiens aux Musulmans, lesquels étaient alors représentés par les Turcs. Elle ne prit fin qu’après l’occupation coloniale de l’Afrique du Nord par les puissances européennes. La chute d’Al-Andalus a donc été un facteur de déclin profond de la civilisation islamique, malgré la lutte acharnée que livra l’Empire ottoman contre les puissances européennes.
La gravité de cet évènement, lourd de conséquences, dont on ne peut situer la date avec exactitude – Malek Bennabi porte son attention sur la défaite almohade à Las Navas de Tolosa de 1212, alors que Chakib Arsslane met l’accent sur la chute de Grenade en 1492 – mérite qu’on s’y penche sérieusement.
On va d’abord évoquer très brièvement l’histoire d’Al-Andalus, puis on mettra en lumière les causes essentielles de sa déliquescence.
Les débuts heureux de la conquête musulmane en Espagne et la grandeur de la civilisation d’Al-Andalus
Alors que la civilisation omeyyade d’Espagne fut très florissante, au point de devenir un symbole nostalgique de l’Occident lui-même, regorgeant de prouesses techniques, de progrès scientifique et médical, et riche d’une pensée philosophique originelle, continuatrice de la philosophie grecque, son destin politique a en revanche connu un déclin prématuré. Une telle civilisation flamboyante était appelée à perdurer, tant elle était féconde et en avance sur son temps.
Malheureusement, les évènements politiques et militaires l’ont cruellement ébranlée, au point de l’anéantir complètement.
Comment expliquer un tel désastre pour les Musulmans ? D’abord, il convient de raconter très rapidement l’histoire d’Al-Andalus. Lorsque Tarik ibn Ziyad et Moussa Ibn Noçaïr, les commandants en chef de l’armée musulmane, débarquèrent avec leurs troupes en Espagne en 711, ils n’ont pas commis de massacres de masse contre les populations, comme il était d’usage chez les Chrétiens dans d’autres régions du monde, notamment lors de la prise de Jérusalem par les Croisés en 1099. Ils ont même laissé en paix les Basques, jadis opprimés par les Wisigoths.
Depuis cette date, les Basques vouèrent une reconnaissance telle aux Musulmans, qu’ils lancèrent l’assaut contre l’armée de Charlemagne qui venait envahir al-Andalus. Les nouveaux arrivants firent preuve d’un remarquable esprit de tolérance vis-à-vis des populations locales (chrétienne et juive).
Concernant les avantages offerts par les Juifs aux Musulmans, à travers le rôle d’auxiliaires chargés de garder les villes prises par les Berbères durant la conquête de la péninsule hispanique, ils furent bien réels. Toutefois, les Juifs, qui étaient persécutés par les Wisigoths, ont vite remarqué que l’Islam leur conférait un statut bien meilleur que celui accordé par les Wisigoths. Il s’agit du statut de Dhimi (les Chrétiens et les Juifs pouvaient garder et pratiquer leur religion tout en payant un impôt pour leur protection). Ce statut reflète donc une certaine tolérance religieuse.
D’ailleurs, la conquête d’Al-Andalus ne s’est pas faite en ignorant la cause des Wisigoths. Le roi wisigoth que Tarek ibn Ziyad affronta à la bataille de Guadalete, en 711, était en fait un usurpateur qui avait écarté du pouvoir les fils du roi Witiza.
Un jour, ce dernier agressa la fille du gouverneur wisigoth de Ceuta, qui venait effectuer un séjour dans le palais royal, à Tolède, selon les vieilles coutumes aristocratiques wisigothiques. Son père, fou de colère, proposa alors aux Berbères d’Afrique du Nord d’envahir le royaume wisigothique, en les informant de la situation difficile du pays qui était, selon lui, prêt à accueillir de nouveaux chefs.
Les fils déchus de l’ancien roi ont d’ailleurs participé à la bataille contre le roi Rodrigue, aux côtés de Tarek ibn Ziyad. Il y a eu également le métissage entre les conquérants et les conquis, mais aussi l’apparition d’une génération de Musulmans issus de mères chrétiennes, comme ce fut le cas au Moyen-Orient, aux débuts des califats omeyyades et abbasside.
Les Chrétiens, qui se convertissaient à l’Islam, étaient exemptés d’impôts et jouissaient des mêmes droits que les autres Musulmans. Ils devenaient les clients (mawali) des dignitaires arabes. En outre, les nouveaux conquérants ne réduisaient pas en esclavage les Chrétiens convertis à l’Islam, comme le faisaient les Francs ou les Germains, à cette époque, avec les captifs chrétiens de la guerre.
Ainsi, les débuts de la conquête musulmane ont été heureux, privilégiant une coexistence en bonne intelligence avec la population locale, ce qui favorisa l’émergence d’une nouvelle civilisation islamique, quoique limitée à l’Espagne islamique qui, à son apogée, s’étendait partiellement à l’Afrique du Nord.
Parlons maintenant des prouesses réalisées par cette civilisation islamique spécifique. Parmi elles, le système d’irrigation développé en Espagne islamique était tellement sophistiqué qu’il fut appelé « Système d’irrigation islamique».
Ce système d’irrigation d’al-Andalus fut importé au départ de Syrie, ainsi que d’autres régions du Moyen-Orient. Il fut perfectionné par les Musulmans de ces régions, avant d’être adopté à al-Andalus, d’où cette appellation méritée. À cette époque, à al-Andalus, des cultures nouvelles ont été introduites grâce à ce système d’irrigation comme les oranges, les grenades, les citrons, les aubergines, les artichauts, le coton, les amandes, le riz, les raisins, les abricots et les pêches, sans oublier ainsi les épices.
La civilisation islamique en Espagne connaissait un rayonnement tel que sa réputation et son prestige étaient acquis en Europe, et dans le reste du monde. Ce fut également le cas du Califat abbasside en Orient, et dans une moindre mesure de la Sicile Aghlabide qui exerça une grande fascination sur l’Empereur du Saint Empire germanique, Frédéric de Hohenstaufen, si bien que différentes techniques et des systèmes fiscaux et d’irrigation furent importés en Europe à partir de cette contrée. Ce qui démontre de manière éclatante l’existence d’une grande civilisation, et non d’une légende.
À Cordoue, durant le règne du Calife omeyyade Abderrahmane II, on comptait un demi-million d’habitants, 113 000 maisons, 300 bains publics et 700 mosquées. Il y avait à al-Andalus du papier inconnu en Europe, des librairies et des universités. La seule bibliothèque de Cordoue contenait pas moins de 600 000 manuscrits.
Ce sont des faits rapportés par les orientalistes occidentaux eux-mêmes. Al-Andalus était également réputée pour l’essor de ses sciences, mais surtout pour sa médecine et sa chirurgie.
Le rayonnement de cette civilisation, qu’on peut appeler omeyyade en Espagne, fut tel qu’une certaine attractivité de l’Espagne pour les légendes et les mythes s’est développée. Ajoutons aussi le goût prononcé des Européens, au XIXème siècle, pour des voyages en Espagne. Il suffit de citer le roman de Washington Irving dédié à Al-Andalus.
Al-Andalus était également renommée pour la qualité de ses médecins et chirurgiens. Je ne vais pas citer tous les médecins et chirurgiens andalous. Un seul exemple suffit à montrer que, dans le domaine médical, l’Espagne islamique était une destination privilégiée pour les étudiants chrétiens. Les Occidentaux se sont appropriés les techniques et les sciences musulmanes, y compris de l’Espagne islamique, parce que les Musulmans offraient volontiers leur savoir au monde entier, sans aucune restriction.
Par exemple, Al-Zahrawi (Albucassis) (936-1013), qui fut l’illustre chirurgien de son époque, a écrit une encyclopédie de 1500 pages et 30 tomes, Al-Tasrif liman Aegiza an al-Ta’lif », sans veiller à protéger ses inventions portant sur les instruments de chirurgie, dont les modèles existent toujours malgré le progrès technologique. Cette encyclopédie a été traduite en Latin par Gérard de Crémone et a été éditée plus de vingt fois dans toute l’Europe. Elle est restée La référence en médecine et en chirurgie jusqu’au XVIIIème siècle.
Al-Zahrawi a dispensé largement son savoir. Il a publié son encyclopédie gratuitement, au profit des étudiants qui se pressaient nombreux vers Cordoue. Ensuite, celle-ci a été traduite en Occident.
Il faudrait aussi évoquer les esprits lumineux d’Al-Andalus, qui phosphoraient au sein d’un prodigieux foyer intellectuel, philosophique et scientifique. Ce puissant foyer d’érudition aurait pu permettre à cette civilisation authentique et islamique de perdurer, de traverser les âges.
Citons Abbas ibn Farnas (810-887), qui inventa une horloge à eau appelée al-Maqata, et parvint à fabriquer du verre à partir du cristal de roche. Il se passionnait également pour l’astronomie, et élabora des planisphères de verre et des chaînes d’anneaux pouvant représenter le mouvement de planètes et des étoiles[1]. Mais, il est plus connu pour son expérience de vol.
Il y eut aussi al-Hasib al-Qurtubi al-Majritî, tout à la fois mathématicien, chimiste et astronome (950-1007)[2]. Il a été cité par Ibn-Khaldoun dans sa Muqaddima. En astronomie, il a traduit et commenté l’œuvre de Ptolémée et a révisé les Tables astronomiques d’Al-Khâwarizmi. On raconte que dans son ouvrage (cité par Ibn Khaldoun dont le titre est Rutbat al-Hakim), il aurait fait part de sa découverte de la loi de conservation de la matière.
N’oublions pas l’architecture andalouse, qui est le fruit d’un syncrétisme entre l’art oriental des omeyyades et l’art wisigothique. Elle fut monumentale. La grande mosquée de Cordoue est un chef d’œuvre architectural et artistique. Il y a aussi la fameuse musique andalouse et les différents savoirs ramenés de l’Orient musulman par Ziryab. Le souverain Abd al-Rahman II, dont le règne débuta en 822, ressemble par ses agissements, sa culture et son mécénat, à Al-M’amûn, le fameux souverain abbasside.
Le déclin et la chute
Al-Andalus a été constamment menacée par les royaumes chrétiens, mais aussi par les Carolingiens de la Gaule et les Scandinaves qui attaquèrent le littoral andalou à plusieurs reprises. Mais ces menaces n’étaient pas a priori dangereuses pour l’existence même du Royaume musulman, même si sa position géographique, très avancée en Europe et sans profondeur stratégique, hormis l’Afrique du Nord, n’était pas très avantageuse. Les Musulmans d’Orient avaient échoué à prendre Constantinople et à progresser à l’Est de l’Europe, en menaçant les Carolingiens et les Germains, et à soulager ainsi la Péninsule ibérique.
Néanmoins, la puissance militaire d’Al Andalus était loin d’être négligeable. Par exemple, lorsque les Vikings débarquèrent en 844 à Séville, l’émir Abd al-Rahman Al-Wasset les chassa victorieusement, malgré le fait que ces envahisseurs normands avaient quasiment réussi à détruire Séville[3]. Depuis, les fortifications dans les côtes, mais surtout à Séville qui était accessibles par la mer à travers le Guadalquivir et la construction d’une redoutable marine andalouse naviguant aussi bien en Méditerranée que dans l’Océan atlantique[4], mirent en échec les attaques ultérieures des Vikings, comme ce fut le cas en 859. Les royaumes chrétiens ne pouvaient pas, non plus, faire grand-chose contre l’Emirat andalou même si, avec le temps, l’isolement stratégique d’Al-Andalus par rapport au monde musulman lui a été fatal.
Comment alors expliquer que la création du petit royaume des Asturies, qui a subsisté pendant la première conquête musulmane en 711, a été suivie quelques siècles plus tard par la naissance d’autres royaumes comme Aragon, la Castille et Léon ? Ceci prouve que le soutien stratégique des Carolingiens a été déterminant avec le temps et ultimement. Bien qu’on ne dispose par de sources fiables pour le démontrer, il découle, cependant, de source.
Mais une question continue de nous hanter. Pourquoi la haute civilisation omeyyade d’Espagne n’a-t-elle pas perduré, alors qu’elle recelait en son sein un puissant et prolifique foyer intellectuel (nous n’avons pas parlé de la poésie et de la philosophie d’Ibn Baja, d’Ibn Tufâyl sans oublier Ibn Rûshd dont nous avons exploré la pensée tellement complexe dans nos ouvrages et articles) ? Pourquoi un tel foyer intellectuel, aussi prodigieux d’intelligence, n’a-t-il pas immunisé l’Espagne islamique contre la destruction ?
Bien entendu, la philosophie d’Ibn Rûshd a été stérile et contreproductive pour les Musulmans, car elle n’a pas permis de concilier la philosophie d’Aristote, très bien analysée et commentée par Ibn Rûshd, et la révélation coranique. Il s’est d’ailleurs refusé à le faire, car il ne pouvait point renoncer aux notions de Dieu comme cause motrice et non créatrice, et au principe de causalité aristotélicien s’agissant des miracles cités dans le Coran. Sa philosophie a été également très élitiste, en vertu de sa doctrine de la double vérité.
Malgré sa finesse et son utilité, sa philosophie n’était pas utile pour les Musulmans. On a longuement parlé de cet échec et on peut sérieusement le considérer comme ayant contribué au déclin de l’Espagne islamique, surtout que ses maîtres almohades l’ont rejeté, en reprenant la théologie d’Al Ghazali qui ne pouvait que les ruiner. C’est un double échec : l’échec de conciliation, puis d’adoption par les autorités almohades à Al Andalus de la théologie ghazalienne.
Cependant, les faiblesses de l’Espagne islamique remontent à une époque bien antérieure aux règnes almohade et même almoravide. Elles sont en réalité d’un autre ordre : politique et stratégique. Lorsque l’Emirat de Cordoue fut instauré en 756, grâce au seul survivant de la dynastie omeyyade, Abdel Rahman al-Dakhil, il y avait une forte rivalité entre les Arabes et les Berbères qui formaient l’armée de la première conquête stationnée en Espagne, et qui tenta à plusieurs reprises d’envahir la Gaule. Cette âpre rivalité a perduré.
Il ne faudrait pas oublier aussi l’existence d’une forte population chrétienne, qui se tenait tranquille en payant la Djizia. Elle ne fut que rarement malmenée par le califat omeyyade, ce qui constituait une performance notable à cette époque.
Une faiblesse particulière a été citée par les historiens musulmans. Elle est apparue pendant l’Age d’or de la civilisation andalouse : ce sont les incessantes révoltes, dont la plus célèbre et la plus longue fut la révolte de Amr ibn Hafsoune (855-919). Ce dernier était un briguant appartenant aux Muwaladin (c’est-à-dire des habitants chrétiens convertis à l’Islam), converti au christianisme.
Il y a eu d’autres révoltes qui contribuèrent à fragiliser le califat omeyyade, mêmes si elles furent étouffées progressivement à partir du règne de Abd al-Raman III al-Nasser. Cette instabilité, bien que jugulée pour un temps, a laissé sans doute des traces dans le corps social et politique d’Al-Andalus, puisqu’un siècle plus tard, le même irrédentisme territorial et les révoltes éclatèrent à nouveau, finissant par entièrement submerger le califat omeyyade, sous l’ère des Taïfas.
Bien avant cette époque, les révoltes de la fin du 9ème siècle et du début du 10ème ont été catalysées par la formation dans la profondeur stratégique d’Al-Andalus, l’Afrique du Nord, d’un puissant royaume chiite, les Beni Abid, farouchement hostile aux Omeyyades d’Espagne, et qui a entretenu des relations étroites avec Ibn Hafsoun[5].
Une autre faiblesse structurelle a été la formation des trois royaumes chrétiens, au nord de la péninsule : Aragon, Léon et Castille. A la fin du 8ème siècle, l’invasion de Charlemagne au-delà des Pyrénées permit aux chrétiens espagnols de former des embryons d’Etats en Catalogne.
La prise de Barcelone en 801 par les chrétiens, puis le début des pèlerinages à Saint-Jean de Compostelle, apparus au 9ème siècle, donnèrent une dimension religieuse à ces entités politiques et fit naître, dans les esprits, le mythe de la Reconquista.
Il important de souligner que les percées des chrétiens espagnols, comme la prise de Barcelone, n’ont été possibles que lorsque des difficultés politiques, des divisions et autres changements dynastiques se produisirent dans l’émirat andalou. Par exemple, la chute de Barcelone a été facilitée par la rivalité entre l’Emir Al-Hakam ben Hicham et son oncle.[6]
Nous comprenons, alors, que sans le soutien des Carolingiens, la Reconquista n’aurait jamais pu s’enclencher et l’existence de ces trois Etats chrétiens n’aurait pas été possible. Au même moment, l’Espagne islamique ne devait compter que sur ses propres forces, car son territoire était situé en Europe, loin des empires musulmans en Orient, alors que sa profondeur stratégique en Afrique du Nord n’avait jamais été très stable. En effet, ce territoire fut traversé par le kharijisme au 9ème siècle, avant de tomber dans la sphère d’influence du puissant empire fatimide chiite d’Egypte, qui représenta une menace stratégique pour Al-Andalus, omeyyade et sunnite.
Bien plus important encore, sans les berbères d’Afrique du Nord, Al-Andalus n’aurait pas survécu aussi longtemps. C’est, finalement, l’affaiblissement définitif des Almohades et leur défaite face aux chrétiens, à Las Navas de Tolosa, en 1212, qui scella le sort de l’Espagne islamique. Mais le poids stratégique de l’Afrique du Nord devait se révéler puissant bien avant, lorsqu’Al Manzor, le dirigeant amiride et usurpateur du trône omeyyade, lança ses quinze campagnes contre les chrétiens du Nord qui ont failli les faire périr, lorsque ce dernier puisa ses forces militaires des tribus berbères.
Au 10ème siècle, le califat omeyyade s’est affaibli un peu plus encore, alors qu’émergeaient dans le corps politique du califat, les redoutables Saqâliba, des mercenaires et esclavons slaves qui occupèrent des postes de premier plan. Ils se sont retournés contre l’autorité centrale lors des périodes troubles qui marquèrent la fin du califat omeyyade et la formation des entités autonomes, les taïfas, nées sur les débris du califat omeyyade. Certains Saqâliba seront les chefs des taïfas de Valence et de Dénia.
La structure sociale d’Al-Andalus représenta l’une des grandes faiblesses de cet Etat prestigieux et emblématique de l’Islam. Les soldats berbères, ramenés dans la Péninsule pour faire la guerre contre les royaumes chrétiens, ont également joué un rôle après les glorieuses batailles contre les chrétiens sous Al Manzor, Al Murabitûn (Almoravides) et Al Muwahidûn (Almohades), en contribuant plus tard à l’instabilité du royaume andalou.
Le règne néfaste d’Al-Manzor
Le paradoxe du déclin de l’Emirat de Cordoue réside, à mon avis, dans le règne d’Al-Mansur (Almanzor des chrétiens), un personnage considérable dans l’histoire tardive d’Al-Andalus, mais qui précipita de manière involontaire sa chute.
Il convient de signaler, à cet égard, une vérité très souvent dissimulée : lorsqu’un personnage s’empare du pouvoir dans un pays, par un étrange et tragique concours de circonstances, et pâtit d’un manque de légitimité en raison de son origine ou de son statut social et politique modestes, il faut alors craindre pour la survie de l’Etat.
Lorsqu’on pense à des personnages célèbres comme Napoléon, Hitler et Staline, force est de constater que leur statut d’origine ne les destinait pas à devenir les dirigeants suprêmes de leurs Etats respectifs. Ils ont d’ailleurs failli conduire à leur perte leurs nations respectives, en raison de leur insatiable soif de conquêtes et de domination. Celle-ci fut attisée précisément par leur manque de légitimité sociale et politique.
Les guerres permettent souvent de fournir à ces personnages une légitimité conquise par les armes, à défaut d’une légitimité sociale ou politique, une notion et un pré-requis essentiels aux yeux des Musulmans.
Ce fut précisément le cas de Muhammad ibn Abî’ Amir, qui gravit les échelons administratifs les uns après les autres, jusqu’à s’imposer comme le dirigeant suprême d’Al-Andalus, c’est-à-dire un faux calife amiride. Né en 937, il mourut en 1002, laissant derrière lui le califat omeyyade très affaibli financièrement et politiquement, après avoir rendu les armes devant ses adversaires de toujours : les Chrétiens du Nord. Il n’avait que deux objectifs tactiques : le djihad contre les chrétiens et les assassinats politiques.
Son origine, très modeste, ne dépassait pas le niveau provincial. Il s’est tout de même forgé une ascendance digne de ses exploits : ses biographes racontent que l’un de ses ancêtres, Abd al-Malik, avait participé en 711 à la conquête de l’Hispanie wisigothique sous les ordres de Tariq ibn Ziyad et obtenu une terre en Andalousie, près d’Algésiras dans le village de Torash[7]. Cette ascendance fut sans nul doute fabriquée de toutes pièces, car tout le monde en Espagne savait qu’il était de basse extraction.
Après un passage fugace comme écrivain public, il fut transféré auprès du vizir Al-Mushafî. Il aura en charge les biens du fils du calife Abd al-Rahmân et de sa mère la princesse Subh, sa favorite chrétienne. Il se rapprocha de cette dernière, une proximité qui lui permit d’entamer son irrésistible ascension, jusqu’à devenir le cadi suprême (qâdi al-qudât)[8]. Il gagna la confiance de la dynastie, et décida ne pas s’arrêter en si bon chemin… A l’instar d’Hitler et de Staline, il élimina ses ennemis jurés, ses adversaires les plus redoutables, sans que ces derniers ne sachent à quel danger ils s’exposaient. Il s’agit particulièrement d’Al Mushafî, le hâdjib, qui commanda notamment l’armée et fut le premier conseiller du calife.
A la mort du calife Al-Hakam en 976, Muhammad ibn Abî’ Amir joua un rôle crucial dans la succession, puisqu’il soutint Hishâm, celui qui avait été désigné par Al-Hakam au détriment d’un frère plus âgé, Al-Mughîra, soutenu par le groupe des Saqâliba.
Il fit assassiner Al-Mughîra[9], conformément aux instructions d’Al Mushafî. Cet épisode a enhardi les adversaires chrétiens qui firent mouvement vers Cordoue. C’est alors qu’ibn Abî’ Amir repoussa cette attaque, grâce à une armée constituée à la hâte en 977[10].
Après cet évènement, et exactement de la même manière que Staline et Hitler ont évincé leurs adversaires en exploitant leurs alliances (avec la Tchéqua, l’ancêtre du NKVD pour le premier et les SS et SA pour le second), Ibn Abî’ Amir vint à bout d’Al-Mughîra en exploitant l’hostilité de certains dignitaires à son égard. Il le jeta en prison, puis l’assassina en 978. Le dernier grand rempart à sa fulgurante ascension s’effondra.
Ce qui prouve clairement ses penchants dictatoriaux, c’est son acharnement à exterminer les élites administratives et les dignitaires du Califat[11], principalement l’aristocratie arabe, l’épine dorsale du système omeyyade. Il fomenta des machinations complexes pour éliminer ses adversaires, comme le généralisme Ghâlib, le second dirigeant de l’Etat, après s’être servi de ce dernier pour éliminer Al Mushafî.
Le grand historien Al Maqari a bien résumé les sombres machinations et autres manipulations d’Al Mansour : « (ce dernier) a utilisé Al Mushafî contre les Saqâliba, Ghaleb contre Al Mushafï,…puis Djafar ben Ali Al Andalusi contre Ghaleb (alors qu’il est le gendre de ce dernier), puis Abd Al-Rahman ben Mohamed ben Hicham Al-Tadjibi contre Djafar…sa malveillance et sa patience (dans les machinations) sont (légendaires)[12]». Sa victoire sur Ghaleb, l’un des plus grands généraux d’Al Andalus a été terrible. Après la bataille, Ben Ami Amer, s’est attribué un titre presque royal, Al Hadjeb Al Mansûr.
Il profita alors de la faiblesse de la dynastie, se montrant ingrat envers Subh qui lui avait permis de se hisser à cette position inespérée, il écarta le calife Hishâm II du pouvoir et l’enferma à Madinat Al-Zahra. Il n’hésita pas à revendiquer le trône, si ce n’est l’absence totale de légitimité dynastique. Il consentit, néanmoins, à attendre patiemment la mort du souverain pour instaurer sa dynastie amiride[13].
De toutes les manières, l’usurpation du pouvoir par ce dictateur d’une grande patience provoqua une ultime tentative de la famille royale en 996, qui échoua lamentablement. A partir de 998, la dynastie omeyyade est effacée de la carte politique d’Al Andalus, ce qui aliéna définitivement l’aristocratie arabe à l’Amiride, laquelle était restée dévouée à la dynastie légitime.
Son manque de légitimité et sa soif du pouvoir l’ont poussé vers trois nouvelles directions : la construction d’une nouvelle ville, Madinât Al Zahra à partir de 978, non loin de Cordoue, afin d’en faire sa résidence principales et une puissante forteresse dotée d’un réel Etat-major avec armes et locaux administratifs, loin de la population, qui à tout moment pouvait se révolter contre lui, sachant qu’il avait écarté le souverain légitime[14].
Cette ville a été totalement détruite et pillée en 1009 par la population de Cordoue, furieuse de la période de terreur inaugurée par Al Mansûr. Pourtant, sa construction a épuisé le trésor royal, longuement amassé par les souverains omeyyades.
La seconde direction a été de faire de son fils l’héritier de son règne, en 996. Il convient de rappeler que ses scrupules à se désigner comme calife s’expliquent par son manque de légitimité, sachant que les Omeyyades, dont il venait de supprimer le règne, étaient issus de leurs liens avec la tribu Quraych d’Arabie et les Omeyyades d’Orient, lesquels héritèrent le califat universel de l’Islam.
Al Mansûr ne pouvait ignorer cette vérité, sachant que ce lien fort avec l’Islam d’Orient réconfortait le cœur des Musulmans dans cette contrée lointaine et constamment menacée par les chrétiens d’Occident, que ce soit les royaumes d’Aragon, de Léon et de Castille que les Carolingiens de Gaule. Mais à cette date, les effets de la politique de terreur qui paralysa la population et les dignitaires, ainsi que la bigoterie du jeune calife reclus dans son palais de Madinat Al Zahra, lui ont permis, après cinq ans d’attente, de nommer son fils hériter du titre de Hadjeb Al Mansûr, un titre quasi royal[15].
La troisième direction, beaucoup plus dangereuse pour l’avenir d’Al-Andalus et de surcroît très coûteuse, a été le djihad tous azimuts contre les chrétiens, ces derniers ne s’attendant pas à cette marche d’enfer et de destruction venant du Sud. Il rallia à sa cause de nombreux guerriers du Maghreb issus des tribus Sanhadja, Maghraoua, Beni Infren, Beni Berzal, Meknassa[16], en les inondant de richesses, afin de constituer une armée redoutable. Il fit même appel à des mercenaires chrétiens.
Tout cela pour accélérer, en partie, l’affaiblissement de l’aristocratie arabe, l’épine dorsale du royaume omeyyade, au risque de fragiliser considérablement l’Etat omeyyade, dont l’assise était parfaitement légitime aux yeux de la population. Mais sa politique de la Terreur réduisit la population au silence.
Ce qui devait arriver arriva ! Des milliers de guerriers maghrébins rejoignirent l’armée d’Al Mansûr. Il lança alors, à un rythme effréné, ses campagnes militaires contre les royaumes chrétiens, une chaque hiver et une chaque été. En tout, une quarantaine de campagnes, toutes victorieuses.
Pendant son règne, il n’a subi aucun revers militaire[17]. Le début de ses campagnes a été provoqué par l’alliance entre Ghaleb, le roi de Pampelune et le comte de Castille. Après la défaite de Ghaleb, les armées de ces souverains chrétiens furent écrasées. Le premier succès d’Almanzor date du mois de juillet 981, lorsqu’après la bataille de Torre Vicente, durant laquelle il remporta une victoire sur son beau-père Ghâlib, il anéantit les armées du roi de Pampelune et du comte de Castille.
On arrive, à présent, à un moment clé de l’histoire de ce souverain énigmatique, dont le règne est, selon nous, la cause fatale du déclin de la civilisation d’Al-Andalus, car il a détruit le royaume omeyyade qui fut l’entité historique et civilisationnelle de l’Espagne islamique.
Quels que soient les mérites, les qualités et les compétences d’Al Mansûr, et Dieu sait que ce fut un homme d’Etat et un souverain extrêmement puissant et très intelligent, il ne resta rien de son œuvre après sa mort pour une raison simple : pour maintenir un Etat aussi illégitime et répressif comme l’Etat Amiride, il fallait que les héritiers de Hadjeb Al Mansûr soient aussi puissants et intelligents que lui. Or, ses héritiers se révélèrent particulièrement incompétents.
Tout s’est écroulé après sa mort. 24 micro-Etats émergèrent dans le territoire d’Al-Andalus, qu’on appela les Emirats des Taïfas. Le sort politique et militaire de l’Espagne était alors scellé. Si ce n’est les empires berbères du Maghreb, l’Islam en Espagne aurait disparu en 1010, date de la mort d’Al Manzû, ou quelques années plus tard.
Le moment charnière du règne de l’Amiride, ce sont les années de ses campagnes militaires contre les royaumes chrétiens. Pourquoi ? Parce qu’en lançant cinquante campagnes (le chiffre est donné par les historiens musulmans comme Al Maqari et Ibn Adhari), Al Mansour changea diamétralement la stratégie militaire d’Al-Andalus, en vigueur tout au long du règne omeyyade. Une stratégie qui, jusqu’alors, était essentiellement défensive.
Les califes chargeant les familles qui gouvernaient dans les frontières de mener le combat pour repousser les attaques chrétiennes, en suivant le déroulement des guerres loin de ce théâtre d’opérations. Les cinquante campagnes d’Al Mansour firent des milliers de morts dans les royaumes chrétiens, et rayèrent leurs villes de la carte.
Cependant, le but de ces campagnes n’était pas d’étendre le territoire andalou, mais plutôt de terroriser l’adversaire et de collecter le maximum de butins. Il est vrai qu’il a mené le drapeau andalou jusqu’aux confins de la Galicie, et qu’il a même atteint la ville de Jean de Compostelle, le Saint sous le signe duquel les royaumes chrétiens menèrent la Reconquista. Cependant, après sa mort, les Chrétiens ont donné libre cours à leur revanche contre les musulmans.
Ainsi, il y a eu deux Reconquista : la première se déroula avant le règne d’Al Mansour et la seconde débuta vers 1020, c’est-à-dire après la mort de ce dernier. Celle-ci redoubla de férocité, en raison des années de destruction et de pertes civiles et militaires engendrées par les cinquante campagnes militaires d’Al-Manzor, qui suscitèrent de forts ressentiments et une soif inassouvie de vengeance chez les Chrétiens, comme jamais auparavant.
Jadis, les royaumes de Castille, d’Aragon et de Navarre avaient du respect pour le califat omeyyade, en raison de sa légitimité auprès des populations musulmanes, de sa grandeur civilisationnelle et de la tolérance pratiquée envers les communautés chrétiennes et juives.
Ce respect a complétement disparu avec la mort d’Al Mansour, puisque les souverains post-amirides qui lui ont succédé n’étaient pas légitimes politiquement auprès des populations musulmanes. Leur règne n’ayant été que le simple résultat d’un coup d’Etat déclenché par Al Mansour contre le règne omeyyade, et dont le maintien quelques années seulement n’était possible qu’en raison de la dure répression exercée par le pouvoir amiride sur la population.
Par ailleurs, comme ces funestes campagnes échouèrent à étendre le territoire andalou, la frontière entre les royaumes chrétiens et l’Andalousie musulmane demeura la même, laissant cette dernière à la merci des fureurs de la nouvelle Reconquista.
Une guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Les objectifs militaires doivent être précis et limités à la réalisation des objectifs politiques. Malheureusement, une telle rationalité faisait cruellement défaut à Al Mansour, lequel multiplia les campagnes militaires, en hiver comme en été, juste pour humilier les Chrétiens.
La situation devint encore plus problématique pour les Musulmans avec l’éclatement d’Al-Andalus en une cinquantaine d’émirats des Taïfas. Al-Andalus était ainsi perdue, si ce n’est l’intervention militaire des Almoravides et des Almohades qui retardèrent la Reconquista, mais pour un temps seulement.
Ces empires berbères ne se distinguaient pas non plus par une rationalité sans faille. Ils ne pouvaient maintenir leur présence politico-militaire en même temps en Andalousie et en Afrique du Nord, en raison des révoltes des tribus et de l’instabilité qui régnait dans certaines régions. Par exemple, les Masmoudas du Haut Atlas profitèrent de la concentration des efforts des Almoravides sur l’Andalousie, en raison de ses richesses et de sa civilisation, pour se soulever sous la conduite d’Ibn Toumert au XIIe siècle.
Le coup fatal porté au règne almoravide vint du Maghreb, alors que celui qui mit fin aux Almohades provenait d’Al-Andalus, avec la défaite de Hisn Al Oukab (Las Navas de Tolosa) en 1212.
En fin de compte, les principaux facteurs du déclin d’Al-Andalus existaient depuis la conquête de la Péninsule ibérique en 711 et continuèrent à exister après, à travers notamment la rivalité entre les Berbères et les Arabes, entre les Arabes eux-mêmes, puis entre les muwaladin et les arrivants musulmans, enfin entre les Sâqaliba et les Arabes.
A cela s’ajoute la fragilité de la profondeur stratégique de l’Espagne islamique, qui est l’Afrique du Nord, et l’éloignement d’Al-Andalus de l’Orient. Mais c’est indéniablement le règne d’Al-Manzor (Mohamed ibn Abî Amir (938-1002) qui accéléra le cours tragique des événements, en ébranlant et sapant les fondations de l’Espagne islamique, orpheline de sa dynastie omeyade, laquelle jouissait d’une forte légitimité aux yeux de toutes les factions musulmanes, y compris des minorités chrétiennes et juives.
Notes
[1] Al Maqari Nafh al-Tib 3/973.
[2] Al-Dahabi, Tarikh al-Islam (Histoire de l’Islam), 213/27.
[3] Ibn Adhari, Al Bayan Al-Maghreb 2/78. Cité par Dr Raghib al Serhani, Qisat al-Andalus (histoire d’Al-Andalus), Mouasasat Iqraa, 2010, p. 224.
[4] Ibid.
[5] Dr Raghib al Serhani Qisat al-Andalus (histoire d’Al-Andalus), Mouasasat Iqraa, 2010, p. 187.
[6] Al Maqari Nafh Al-Tib, p. 339.
[7] Philippe Sénac Al-Mansûr, le fléau de l’an Mil, p. 16.
[8] Ibid., p. 26.
[9] Op. cit. Al Maqari Nafh Al-Tib, p. 396.
[10] Op.cit. Raghib al Serhani, 2010, p. 255.
[11] Op. cit. Al Maqari, p. 397.
[12] Ibid., p.400.
[13] Op.cit. Sénnac, p. 39.
[14] Op.cit. Al Serhani, p. 262.
[15] Op. Cit. Ibn Adhari Al Bayan Al Maghreb, p. 296.
[16] Op.cit. Al Maqari, p. 397.
[17] Ibid., p. 398.
Très joli récit orienté mais ceci n’explique pas le retard actuel et séculaire du monde arabo-musulman, qui en est réduit à émigrer, mais cette fois sans envahir, du moins l’espère-t-on.