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Mohamed Abduh, sa vie, ses idées

Considéré par la communauté musulmane comme le père du réformisme orthodoxe, Mohamed Abduh marque de son empreinte le retour de l’Islam dans une dynamique intellectuelle longtemps oubliée dans les rangs du conservatisme religieux. Sa réforme est profonde, son objectif précis : parfaire l’éducation des peuples musulmans et en particulier celle du peuple égyptien.
Lorsque les Français envahissent l’Egypte en 1799 sous l’impulsion napoléonienne, la société égyptienne ne sait pas encore que cela va l’entraîner dans une course vers une ère de progrès et de modernité. Le contact avec un monde occidental réveillé par la forte lumière des philosophes du 18ème siècle et par le vacarme de la Révolution française est perçu comme une chance pour le développement général de l’Egypte. Dans le même temps, il constitue aux yeux des khédives¹ qui se succèdent un danger pour les cultures locales et l’autonomie politique. Il pourrait contribuer à l’étouffement progressif des idées et des principes religieux des conservateurs musulmans.

C’est dans ce contexte de mutations technique, économique et politique que naît Mohamed Abduh en 1849. Originaire de Basse-Egypte, rien ne destine ce fils de paysans à une carrière cruciale dans l’Administration égyptienne. Se vouant à l’apprentissage des sciences islamiques, il entre à Al Azhar en 1866 et se complaît dans une approche mystique de la religion, multipliant les contacts avec les cercles de cette mouvance au sein même de l’illustre université. Ce qui l’amène à rédiger un traité d’inspirations mystiques en 1874, intitulé “Risâlat al-waridât “.

Dans cette même période, s’amorce son changement de position idéologique sous l’impulsion de Djamâl Ad-Dîn Al-Afghânî. Leur rencontre en 1872 suscite chez ’Abduh un intérêt croissant pour la politique et l’information. Il se tourne dès lors vers le journalisme et devient en 1879 rédacteur en chef du journal « Al-waska’is al-missiya » qui se réclame du parti libéral égyptien. Alors que l’ingérence des Français et des Britanniques dans les affaires économiques du pays endetté provoque le soulèvement de l’armée, ’Abduh prêche un arrêt de la violence et une réflexion autour du devenir politique de l’Egypte dont le khédive Isma’îl a été contraint à l’abdication.

Pourtant, cette position ne l’empêche pas de dénoncer ouvertement l’occupation anglaise dont la répression militaire s’accentue encore les années suivantes. Il n’hésite pas à faire l’apologie du colonel ’Urabi, ministre de la Guerre, qui tente d’organiser la résistance contre l’armée britannique. Mais la révolte de ce dernier échoue et, lors de son procès, Mohamed Abduh, dont le rôle politique est quelque peu obscur dans cette affaire, se trouve dans le même temps contraint à un exil de trois ans.

C’est pendant cet exil que les idées de Mohamed Abduh mûrissent véritablement et que l’aspect religieux apparaît plus fortement. Sa nouvelle rencontre à Paris avec Al-Afghânî et son adhésion à la société secrète montée par ce dernier, dont le nom figure en titre de sa revue Al-’urwa al-wuthqâ (Trad. Le Lien Indissoluble), lui permettent de développer sa philosophie en matière d’Islam et sa volonté de réformer le système religieux en place.

Il considère celui-ci comme figé dans un trop plein d’innovations et de fausses conceptions. Il dénonce le culte des saints et le chiisme comme issus d’apports locaux extérieurs, dévalorisant le véritable dogme. A côté de cela, il repère l’erreur d’interprétation théologique des savants sunnites, s’oppose à eux dans la perception qu’ils ont du Coran incréé et ne comprend pas pourquoi ils s’acharnent à séparer l’Islam de l’idée qu’il s’agisse d’un facteur exponentiel. ’Abduh croit au progrès et à la parfaite compatibilité de celui-ci avec la religion, de la modernité avec la tradition.

De fait, il s’érige contre la volonté de geler les concepts islamiques primitifs dans un conservatisme qui ne leur sied guère, tout en s’attachant à créer dans les provinces de l’Empire ottoman l’idée d’une identité nationale et autonome. Il n’hésite d’ailleurs pas à placer sa réforme dans une dimension politique, laissant préfigurer l’avènement du nationalisme arabe et donnant ainsi la possibilité à l’Algérie (entre autres) de s’ouvrir aux nouvelles données économiques, industrielles et politiques du siècle qui arrive.

Ses idées fortement combattues au Maghreb, notamment par les chouyoukh conservateurs malikites de la Zaytouna en Tunisie, sont accueillis en Egypte (occupée par les Anglais dont les consuls se succèdent) comme une révolution nécessaire. C’est ainsi que Mohamed Abduh devient à son retour, en 1889, grand Mufti d’Egypte et occupe plusieurs fonctions au sein de l’Administration : Juge dans les tribunaux indigènes, conseiller à la Cour d’Appel, membre du Conseil législatif… C’est au sommet de sa reconnaissance qu’il fonde le comité d’administration d’Al Azhar.

Touche-à-tout, ’Abduh se fait l’éducateur du peuple égyptien en constituant, à partir des infrastructures mises en place par l’ancien khédive Isma’îl², un plan en 4 points :

  • Réforme de la religion islamique par le retour à l’état primitif idéal de l’Islam
  • Prépondérance de la langue arabe
  • Reconnaissance du droit du peuple face au gouvernement
  • Reconnaissance du dogme islamique

Fidèle à ses idées, ’Abduh condamne l’ingérence des Occidentaux dans les affaires religieuses du pays, s’oppose fortement aux théories chrétiennes ultra-orthodoxes et dénonce le taqlid³. La tolérance religieuse qu’il préconise ne consiste pas en un brassage religieux, mais à accepter que d’autres aient leur croyance et que les musulmans aient la leur, cet état de fait ne devant pas ternir les apports intellectuels, toujours dans le cadre de la modernisation des concepts, des uns et des autres.

En 1897, il publie son œuvre principale : ” Risâlat at-tawhid “(Trad. Traité de l’unicité divine). Il y expose sa philosophie et son point de vue politique, au sens large du terme. Il y définit clairement les composantes du rationalisme en Islam. Ainsi, il rejette l’idée de miracles, assoit la théorie mu’tazilite du Coran créé, expose sa vision de l’Islam primitif comme se détachant de toute vision historique4, dénonce l’effritement du véritable dogme et du concept de foi et laisse entendre qu’il s’inscrit dans la lignée du hanbalite Ibn Taymiyya (XIVéme siècle).

Il commence l’exégèse du Coran dans la revue lancée par son disciple Rashid Rida, « Al-Manar », et y montre à travers divers articles comme l’emploi de la raison est primordiale en religion. Il admet ainsi le rôle essentiel que tient la science et ses fondements par rapport aux données coraniques, sans pour autant tomber dans le scientisme. Il expose encore cette vision dans un ouvrage intitulé “Le rôle respectif du christianisme et de l’Islam dans la science et la civilisation.”

En 1905, Mohamed Abduh s’éteint, laissant son exégèse inachevée. Rashid Rida continuera son œuvre, tout en s’employant à être plus ferme que son maître dans ses positions contre le taqlid et l’Occident en général. De la même façon, il se dresse avec plus de véhémence contre la sacralisation des fondateurs des quatre écoles sunnites qui, déjà pour ’Abduh, constituait une des principales causes de l’éloignement de l’Islam primitif, « l’Islam des pieux ancêtres ». Idée motrice, qui donnera son nom au mouvement qui marquera sous les formes les plus diverses le monde musulman au 20ème siècle : La salafiyya.

Notes

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1- « Khédive » : Titre que l’on donnait au vice-roi d’Egypte au 19ème siècle.

2- Réforme de l’enseignement public, création de sociétés savantes, créations d’infrastructures techniques dont les lignes télégraphiques…C’est sous son règne qu’apparaît clairement l’idée de nahda (renaissance).

3- Taqlid : Imitation de l’Occident

4- L’Islam primitif correspond à un idéal que le musulman doit atteindre, idéal qui se définit comme un espace où la foi peut s’épanouir et se raffermir.

Bibliographie : 

Encyclopédie de l’Islam, Leiden, E.J. Brill – Muhammad ’Abduh ; Salafiyya

Encyclopédie Universalis – Muhammad ’Abduh ; L’Egypte depuis l’Islam

Edgard Weber – L’Islam sunnite contemporain (éd.Brepols – 2001)

Ali Mérad – La Tradition musulmane (éd.PUF, QSJ ? – 2001)

Ali Mérad – L’exégèse coranique (éd.PUF, QSJ ? – 1998)

Louis Gardet – Les hommes de l’Islam (éd.Complexe – 1977)

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Un commentaire

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  1. le terme “islah” en français devrait plutôt se traduire par réparation que par réforme. Car hormis le fait que le mot réforme est facilement associé à la Bidaa, il laisse entendre un changement de forme, donc un changement d’apparences uniquement, alors qu’il s’agit de remettre le moteur en ordre de marche en le réparant à l’intérieur et en introduisant éventuellement de nouvelles pièces à la place des anciennes qui sont devenues défectueuses ou qui se sont cassées, le but étant de redonner au moteur sa dynamique. La réparation de l’islam est bien plus exaltante que sa réforme …D’ailleurs, les wahhabites par exemple réforment en permanence puisqu’ils sont les premiers à accepter des changements techniques ou à utiliser des moyens modernes de propagande …mais le problème est qu’ils ne cherchent aucune réponse sur les pièces devenues défectueuses avec l’évolution et l’usage.

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