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L’islam, le Pape et le dialogue des cultures

La polémique qui a suivi les propos du Pape devant les « représentants de la science », à Ratisbonne, n’a pas contribué à clarifier ce que le discours du Saint Père voulait dire. S’il faut dénoncer l’instrumentalisation politique qui en a été faite de part et d’autre, et condamner avec la plus grande fermeté les appels à la vengeance qui ont été émis par divers extrémistes, il convient aussi d’interroger les propos du Pape plus en profondeur, pour se demander s’ils « ont été malheureusement objet d’un malentendu » de la part des musulmans, comme le Saint Père vient de l’affirmer dans son audience générale hebdomadaire.

Pourquoi, en effet, le Pape convoque-t-il l’islam pour que celui-ci serve de mauvais élève, ou de faire-valoir, dans une réflexion sur les rapports entre raison et foi ? Plus encore que cette malheureuse citation de l’empereur Manuel II Paléologue, qui a hérissé les musulmans, le nœud du problème nous semble être cette affirmation, assumée par le Pape, que le Dieu de l’islam est « absolument transcendant » et qu’Il ne saurait, en conséquence, être lié par la catégorie humaine de la raison.

Attention, il faut savoir lire ici entre les lignes. Bien évidemment, le Dieu du monothéisme, dans l’islam comme dans le judaïsme et le christianisme, est absolument transcendant, c’est-à-dire qu’Il est « tout autre » que ce que nous connaissons dans le monde. Mais ce qu’affirme, en fait, Benoît XVI, fidèle en cela à une idée trop répandue, c’est que le Dieu de l’islam est seulement transcendant. Pour Benoît XVI, le Dieu de l’islam nous parle de trop loin pour que nous puissions Le comprendre, alors que le Dieu du christianisme s’est fait homme pour que nous Le connaissions pleinement. Seul le christianisme pourrait, ainsi, assumer la raison humaine, et amener celle-ci à la connaissance de Dieu.

Bien loin d’être un faux pas, le texte du Pape traduit sa pensée profonde sur le rôle de l’islam et du christianisme. Dès lors, nous comprenons ses « regrets » — envers ceux qu’il a blessés par trop de franchise — et nous n’avons pas à demander des « excuses ». Cela dit, nous ne pouvons en rester là, et nous devons transformer cet événement en « un élan et un encouragement pour le dialogue positif » comme le Pape l’a lui-même suggéré.

Une telle affirmation sur le Dieu de l’islam, qui n’est pas neuve, mais a trouvé un impact spectaculaire dans la bouche du Saint Père, trahit une grande méconnaissance de ce que la tradition islamique dit de Dieu. Comme dans le judaïsme et le christianisme, mais selon des modes différents, l’islam affirme que le Dieu du monothéisme est à la fois absolument transcendant, c’est-à-dire indépendant du monde, et parfaitement immanent, c’est-à-dire présent dans le monde. Dieu est au-delà de toute catégorie intelligible, et, en même temps, Il utilise des catégories du monde pour se décrire, être connu et aimé.

C’est cet équilibre paradoxal entre transcendance et immanence qui fonde la différence entre le Dieu du monothéisme et une idole. Si le sens ultime des choses nous échappe — qui oserait dire le contraire ! — Dieu, qui peut en principe faire ce qu’Il veut — sinon Il ne serait pas transcendant — choisit de se comporter selon certaines règles dans le monde, et de s’y dévoiler par les révélations. Parce que Dieu « s’est prescrit à Lui-même l’amour » (Coran 6:54) — cette rahma dont l’étymologie évoque la matrice maternelle — le monde est intelligible, et Dieu est accessible. La clé de la lecture du Coran réside donc dans la sentence « Au nom du Dieu d’amour et de miséricorde » qui revient autant de fois qu’il y a de chapitres dans le Livre.

L’être humain, créé « selon la forme du Dieu miséricordieux », reçoit l’intellect, qui englobe la raison, mais aussi la lucidité de savoir jusqu’où la raison peut aller. Il peut ainsi lire les lois de la création. Le grand al-Ghazali (1058-1111) tenait que la certitude à laquelle nous conduit la raison est inébranlable, parce qu’elle est un don de Dieu. S’il a critiqué les excès des philosophes d’inspiration aristotélicienne et néo-platonicienne, c’est parce que ceux-ci prétendaient déjà, à l’époque, déduire la totalité du réel par des syllogismes. Pour al-Ghazali, il s’agit justement d’aller observer dans le monde les règles que Dieu y a mises, et de construire une connaissance empirique liée au réel, donc à la volonté de Dieu dans le champ indéfini des possibles.

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Les savants de la civilisation arabo-musulmane, juifs, chrétiens et musulmans, ont récupéré la philosophie et la science grecques, et les ont développées, avec une liberté et une créativité dont les spécialistes commencent tout juste à retracer l’histoire. Enfin l’islam contient, avec le soufisme, une tradition mystique et métaphysique puissante et vivante, dans laquelle la question de l’ordre du monde et de son sens se trouve explorable, non seulement de façon théorique, mais aussi par l’expérience vécue.

Alors, d’où vient la violence qui semble omniprésente dans le monde musulman ? Il faut, bien sûr, faire ici la part de l’instrumentalisation de la foi et de l’idéologisation du sentiment religieux, en réponse aux tensions politiques, économiques et sociales auxquelles le monde musulman doit faire face, dans un « nouvel ordre mondial » où il ne joue qu’un rôle marginal. Mais comme l’accusation récurrente est que l’islam contient la justification de sa propre dérive violente, la question de fond doit être abordée. Il n’est pas douteux que le Prophète Muhammad a été, pendant la dernière période de la prédication coranique, un chef d’état et un guerrier, et que le Coran contient, entre autres récits, la chronique des événements de l’époque. Toute la question est de savoir quel statut on donne à ces récits. Autrement dit, sont-ils une norme pour aujourd’hui ? Et, si oui, de quelle nature ?

En fait, ce qui a été perdu dans le monde musulman comme en Occident, ce n’est pas tant la tradition de la raison que celle du symbole, pas tant le sens du logos que celui du mythos. D’un bout à l’autre de la planète, on lit et comprend désormais les textes sacrés au pied de la lettre, pour y trouver les justifications de l’action politique. Mais, précisément parce que le Coran est, pour les musulmans, la parole de Dieu, il est impossible de s’en tenir à une interprétation littérale et univoque, qui enfermerait tout lecteur dans le contexte de l’Arabie du VIIème siècle. Les événements politiques et militaires contemporains du Prophète ne doivent pas être généralisés comme des règles extérieures qui seraient « mécaniquement » valables encore aujourd’hui ; en revanche, ils doivent être universalisés comme des situations exemplaires symboliques de règles intérieures.

Il ne s’agit plus de combattre les « païens » dans le monde, mais de combattre l’ignorance et la violence, que ces païens symbolisent, au-dedans de nous. Le petit jihâd mené par le Prophète, comme il l’a dit à ses compagnons, se trouve être le symbole du grand jihâd, le combat spirituel que l’on mène contre soi-même. Le message de l’islam est que l’homme doit transformer sa violence congénitale en une « pacification intérieure ».

Comment avancer dans ce dialogue positif que le Pape appelle de ses vœux ? Ce qui manque de part et d’autre, c’est non seulement la connaissance des autres religions, mais surtout la reconnaissance que les grandes religions de l’humanité sont porteuses, sous des formes différentes, d’un même message sur l’intelligibilité ultime du réel et la valeur du monde que nous partageons. Serait-ce utopique d’accepter que toutes les religions adorent le même Dieu sous des noms différents, et sont égales en dignité et en validité ? Cela nous semble plutôt le prix minimum à payer pour combattre, non la violence qui fait hélas partie de notre nature humaine, mais la justification religieuse qui en est donnée, et pour semer enfin un germe d’espoir dans un vingt-et-unième siècle qui a commencé de façon bien sombre.

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