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Libye-Tunisie : l’amalgame des médias occidentaux

Hasard ou ironie de l’histoire, le jour où a eu lieu l’élection tunisienne qui a permis au mouvement islamiste Ennahda d’enregistrer une victoire historique, le président du CNT libyen déclare que la Charia sera la principale source juridique dans la future Constitution du pays. Il n’aura pas fallu plus pour assister à une campagne de désinformation perfide qui apparaît d’ores et déjà à la fois comme un prolongement médiatique de la guerre qui vient de se terminer « officiellement » par le meurtre du défunt dirigeant libyen et l’annonce d’une nouvelle opération de déstabilisation visant d’autres pays de la région.

Au-delà des atavismes coloniaux qui continuent d’inspirer de nombreux journalistes occidentaux dès qu’il s’agit de l’Autre, proche ou lointain, surtout s’il est musulman, il est important de décrypter le non-dit idéologique et politique de ce qui s’apparente à un nouveau dispositif de guerre psychologique. Au-delà des slogans démocratiques et humanitaires à bon marché dont se gargarisent ses tenants, ce dispositif médiatique a, dans la réalité, une fonction supplétive et paramilitaire. Il s’agit tout simplement de préparer, accompagner et parachever des guerres visant à redessiner la carte géopolitique de toute une région à des fins de domination impériale.

Certes, l’amalgame des médias occidentaux paraît tellement grossier tant les deux expériences tunisienne et libyenne sont radicalement différentes. Dans le cas de la Tunisie, et quelle que soit la lecture que l’on peut faire de la « révolution du jasmin », de son contenu social et du rôle déterminant de l’état-major de l’armée et des chancelleries occidentales qui ont « accompagné » le processus insurrectionnel pacifique de la société tunisienne en vue de le circonscrire dans des limites compatibles avec leurs intérêts stratégiques, la maturité de la société civile et des élites tunisiennes a permis de mettre fin à la dictature du clan Ben Ali et de réaliser un changement démocratique sans guerre civile ni intervention militaire étrangère.

Quelles que soient les limites du changement constitutionnel en cours, ce scénario laisse intactes les chances futures d’un approfondissement social et politique de la « révolution du jasmin » en fonction des aspirations du peuple tunisien, des ressources du pays et des opportunités de la conjoncture régionale et internationale.

Dans la Libye voisine, en revanche, et même s’il est difficile de se prononcer honnêtement sur le degré de spontanéité et d’authenticité du soulèvement populaire de Benghazi contre le régime défunt de Kadhafi, il est clair qu’au vu des évènements qui ont été précipités par l’intervention de l’Otan, la Libye a été victime d’une guerre d’agression qui a largement outrepassé les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu dans le but de changer par la force armée la nature politique d’un régime, ce qui est contraire au Droit international quelle que soit, par ailleurs, notre appréciation politique du régime en question.

Aux basses motivations économiques, diplomatiques et psychologiques, les puissances de l’Otan qui ont mené la guerre d’agression en Libye, ont ajouté l’imprévoyance criminelle en réveillant les démons du régionalisme et du tribalisme que le nationalisme autoritaire et rentier du régime de Kadhafi a eu le mérite de circonscrire à défaut de les dépasser. Pire, dans leur stratégie déstabilisatrice et devant l’amateurisme militaire des insurgés, les états-majors de l’Otan ont donné le feu vert à leurs services spéciaux de réveiller leurs agents dormants au sein des réseaux « djihadistes » en vue de nouer une alliance « contre-nature » avec leurs adversaires de la veille au risque de les propulser au rang de « libérateurs », ce qui fait d’eux aujourd’hui de sérieux candidats à la direction du futur Etat « libre » au grand dam des « libéraux » pro-occidentaux du CNT !

Dans leur opération de désinformation, les médias occidentaux, qui brandissent l’épouvantail de la « menace islamiste » au Maghreb, feignent d’ignorer que cette dernière, à supposer qu’elle soit autre chose qu’un fantasme mal digéré, n’est qu’une réaction naturelle à des décennies d’injustice, d’arrogance et de tentative de dépersonnalisation exercées par des élites à la solde de l’ancien colonisateur au nom d’une modernisation autoritaire qui a montré ses limites.

Au demeurant, il n’est pas dit que ce mouvement irrésistible de réappropriation de leur identité et de leur destin historique par les peuples du Maghreb et du Machrek soit incompatible avec une refondation d’une modernité en quête d’humanisation et de ré-enchantement du monde ni qu’il soit hostile aux peuples d’Europe qui aspirent à leur tour à s’émanciper de l’aliénation et de la domination portées par les lobbies à la solde du Capital transnational. Que des sociétés musulmanes qui cherchent à s’émanciper des chaînes de l’oppression et de la dépendance tentent d’élaborer une alternative dans un discours ancré dans le patrimoine historique de leur culture millénaire, quoi de plus normal ?

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Que ce discours soit « progressiste » ou « réactionnaire », cela ne dépend pas d’un Islam essentialisé qui n’existe que dans la tête des intellectuels déculturés, mais des rapports sociaux et historiques dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils se nourrissent aussi de l’interaction avec un Occident arrogant et dominateur. Il ne vient pas à l’esprit de ces journaleux d’interroger l’histoire en marche autour d’eux. Quel âge avaient les électeurs qui ont voté la semaine dernière pour Ennahda quand les armées du monde libre ont attaqué l’Irak en 1991 et 2003 ou quand l’armée israélienne avait lancé son offensive contre le sud-Liban en 2006 et contre Ghaza en 2009 ?

Quand les chancelleries occidentales, leurs services spéciaux, leurs médias et leurs ONG manipulent des courants islamistes, voire des groupes djihadistes décriés la veille comme « terroristes », dans leur stratégie déstabilisatrice, comme cela s’est produit en Libye et quand l’Oncle Sam et la perfide Albion décident de jouer la carte islamiste dans la nouvelle stratégie impériale de redéfinition de la carte géopolitique de la région MENA comme le montrent de nombreux indices en Syrie et en Egypte, on appelle cela la « realpolitik ». Quand des mouvements sociopolitiques émanant de la société se saisissent du discours islamique en vue d’élaborer un programme alternatif et mobiliser les masses dans la perspective d’un changement global, ils deviennent suspects et dangereux, au moins tant qu’ils n’ont pas montré patte blanche aux chancelleries occidentales !

Ceux qui confondent la politique et la samaritaine sont libres de croire que l’Occident se soucie des libertés individuelles, et des femmes en particulier, dans cette région du monde. Dans la réalité, l’Empire n’a pas une position dogmatique sur la question. Seule compte la préservation de ses intérêts financiers et stratégiques. C’est pourquoi il peut aujourd’hui soutenir ceux qu’il sera amené demain à supprimer comme on ne tardera pas à le constater en Libye.

Les groupes djihadistes ont joué un rôle décisif, aux côtés des SAS britanniques et autres barbouzes français, dans la chute du régime de Kadhafi. Maintenant que Kadhafi a été liquidé, on passe à une autre étape. Les groupes djihadistes manipulés dans la sale guerre peuvent reprendre leur rôle d’affreux épouvantail pour justifier une juteuse « coopération » policière et militaire avec le nouvel Etat libyen et pour faire peur aux Etats voisins qui risquent de faire face à la menace engendrée par la circulation des armes pillées durant ces six derniers mois en Libye.

Dans cette guerre géopolitique implacable où les dessous de table sont aussi importants, sinon plus, que ce qui apparaît sous les projecteurs de l’actualité, certains acteurs secondaires s’accrochent à leurs chimères idéologiques pour sauvegarder un « rang » international respectable. C’est ce qui explique l’attitude de la France de Sarkozy à l’égard de l’élection tunisienne dans laquelle se mêlent paternalisme et islamophobie. Dans son rôle de supplétif de l’Empire dans la région, la France de Sarkozy ne peut qu’agiter le drapeau d’une croisade laïque d’un autre temps. Comme la grenouille de la Fable, Sarkozy s’est même permis le luxe d’avertir Ennahda contre toute dérive liberticide ! Comme si les Tunisiens n’avaient pas voté librement ! Comme si les libertés individuelles des citoyens étaient détachées de la liberté collective et de la dignité de leur peuple !

Ce faisant, les politiques et les médias français feignent hypocritement d’ignorer qu’en Tunisie comme ailleurs la misère est le premier ennemi de la liberté. L’épouvantail de la « menace islamiste » est agité pour mieux occulter le véritable enjeu de la transition tunisienne : comment réaliser l’aspiration populaire à la justice sociale sans briser le cercle vicieux de la dépendance d’un modèle de développement basé sur une division internationale du travail injuste et inégale ?

En Tunisie comme ailleurs, la misère est le premier ennemi de la liberté. Ce n’est pas en agitant des slogans importés qu’on protégera les libertés individuelles, c’est en assurant l’accès à l’éducation, à la formation, à la culture et au travail à tout le monde sans discrimination. C’est le même peuple tunisien qui a renvoyé au musée de l’Histoire le régime autoritaire, corrompu et pro-occidental de Ben Ali qui a donné plus de 40% de ses suffrages aux islamistes d’Ennahda. Si ces derniers venaient à le décevoir dans sa liberté, sa dignité et son aspiration au progrès, il ne tardera pas à le faire savoir avec fougue et civisme. Il n’a nul besoin pour cela de la tutelle déplacée d’un Sarkozy…

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