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Entretien avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou : « L’AQMI se démarque opérationnellement d’Al Qaida tout en usant du label de celle-ci »

Politologue et diplomate. Professeur invité à l’Institut des Hautes Études Internationales à Genève où il enseigne sur le Moyen-Orient contemporain et sur l’histoire du terrorisme, et expert associé au Centre de Politiques de Sécurité de Genève. Précédemment Directeur Associé du Programme de Recherches sur les Conflits de l’Université Harvard à Boston, et ancien ministre des affaires étrangères de Mauritanie. Auteur de Understanding Al Qaeda – The Transformation of War (2007) et Contre-Croisade – Origines et Conséquences du 11 Septembre (2004).

Qui est exactement Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) ?

Al Qaida au Maghreb Islamique est une version réformée et internationalisée du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) algérien, qui avait été créée en 1998 en Algérie lorsque le conflit qui avait sévi dans ce pays depuis 1991 commençait à toucher à sa fin. La formation qui naît à ce moment, à la fois dans une apothéose de violence — notamment les massacres de Rais et de Bentalha en août-septembre 1997 — mais également d’essoufflement des groupes islamistes dans l’Algérois tels le Groupe Islamique Armé (GIA), et avant cela le Front Islamique du Salut (FIS) et le Mouvement Islamique Armé (MIA), se distingue rapidement par trois éléments qui demeureront ses caractéristiques principales : une violence et une radicalisation marquées, un désir de pousser le champ d’activité sur un territoire substantiellement plus large que ses prédécesseurs et une opacité à la fois dans son fonctionnement et ses objectifs. Il faut, à cet égard, noter que cette opacité et le parcours de certains de ses dirigeants avaient d’ailleurs nourri des soupçons, formulés par un certain nombre de chercheurs tels François Gèze et Jeremy Keenan, quant à la nature réelle de l’organisation et ses prétendus liens avec les services de renseignements algériens.

Entre 1998 et 2003, le GSPC mène des attaques armées sporadiques contre les forces de sécurité algériennes et des rapts de touristes occidentaux au Sahel, par la suite relâchés en échange de rançons, notamment un groupe de trente-deux touristes allemands enlevés en janvier 2003. De 2003 à 2005, le groupe, à la tête duquel se succèdent Hassan Hattab (son fondateur), Abderrazak ‘El Para’ (arrêté au Tchad en mars 2004), Nabil Sahraoui (tué en juin 2004), puis Abdelmalek Droukdel, cherche à établir des contacts avec Al Qaida qui domine à cette époque l’actualité mondiale. Le groupe écrit en ce sens à Abou Moussab Al Zarkawi, le leader d’Al Qaida en Irak, qu’il « félicite » de l’exécution de deux diplomates algériens en juillet 2005… En fin de compte, la demande d’intégration à l’organisation d’Oussama Ben Laden aboutit et, en septembre 2006, le numéro deux d’Al Qaida, Ayman Al Zawahiri, annonce officiellement l’intégration du GSPC à Al Qaida. Le 11 janvier 2007, le GSPC déclare à son tour qu’il se nomme désormais Al Qaida au Maghreb Islamique et entame sa saga actuelle.

Quels sont alors les liens entre Al Qaida historique et l’AQMI ?

Ils découlent, comme on vient de le voir, d’un désir exprimé explicitement par groupe algérien né dans un contexte spécifique — c’est-à-dire le conflit social et politique des années 1990 en Algérie ainsi qu’une insurrection islamiste qui remonte au début des années 1980 avec le mouvement de Moustapha Bouyali — qui a cherché et réussi à faire peau neuve en s’associant, huit ans après sa naissance, à l’organisation islamiste transnationale dirigée par Ben Laden et Al Zawahiri, et qui était, elle, apparu dans un contexte substantiellement différent, à savoir un déplacement des actions islamistes locales vers des cibles étatiques et civiles internationales (suivant la logique connue du « al adou al qarib », ennemi proche, au « adou al ba’id », ennemi lointain) au lendemain du « Jihad » contre l’invasion soviétique de l’Afghanistan qui prend fin en 1988.

Ces liens sont donc dérivatifs mais également distendus qualitativement, puisque l’AQMI est la seule des différentes branches d’Al Qaida al oum (Al Qaida mère) qui soit un rattachement d’un groupe préexistant, alors que toutes les autres variantes, aussi indépendantes soient-elles, avaient été créées directement par Al Qaida elle-même ; en Irak, dans la péninsule arabique, en Afghanistan, au Pakistan et également dans le cas de l’organisation secrète qui avait réclamé la responsabilité des attentats de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005. D’autres organisations islamistes ont exprimé leur solidarité avec Al Qaida mais n’ont pas nécessairement cherché à y être formellement rattachées. C’est ainsi le cas du groupe libanais Fatah Al Islam et des milices Al Shabaab en Somalie.

L’AQMI a-t-elle les moyens d’organiser des attentats en Europe et particulièrement en France ?

En principe oui, d’autant plus qu’il y a un précédent puisque des groupes algériens avaient mené des attaques en France à l’été et l’automne 1995. En pratique, cela est néanmoins plus difficile aujourd’hui. À la fois en raison des changements mondiaux importants dans la lutte anti-terroriste depuis les événements du 11 septembre 2001 et, plus récemment, la préparation des autorités françaises à une telle attaque depuis l’été dernier suite aux menaces de l’AQMI, mais également au vu du modus operandi de l’AQMI elle-même, à savoir une préférence pour les kidnappings et les rançonnements.

Et ceci rejoint votre précédente question, puisqu’on le voit, au lendemain de sa renaissance en tant qu’AQMI, le GSPC essaye, certes, de s’imposer régionalement en attaquant l’Algérie avec les opérations d’avril et décembre 2007 contre le Conseil constitutionnel et le bureau du Premier Ministre, la Mauritanie en décembre 2006 et septembre 2008 avec l’attaque de deux bases militaires, comme il tente des opérations déjouées en Tunisie en janvier 2007 et au Maroc en avril suivant, mais son dessein de terrorisme pan-maghrébin marque le pas et le groupe revient rapidement à son mode opératoire initiale de prise d’otages étrangers au Sahel. À la différence que si celles-ci se multiplient — vingt-cinq autrichiens, suisses, allemands, britanniques, canadiens, français, espagnols et italiens sont kidnappés entre février 2008 et septembre dernier —, l’AQMI est de plus en plus ambitieuse internationalement et fonctionne désormais de façon toujours plus indépendante d’Al Qaida centrale.

Le phénomène est assez conséquent pour être souligné : de plus en plus, l’AQMI se démarque opérationnellement d’Al Qaida tout en conservant le label de celle-ci. Sans s’inscrire frontalement dans le casus belli politico-militaire d’Al Qaida, à savoir les demandes de retrait des troupes occidentales des « terres islamiques » et en exigeant des rançons qu’Al Qaida n’a jamais demandé ailleurs, elle use d’une phraséologie religieuse et antioccidentale proche du groupe de Ben Laden, mais communique également désormais indépendamment à travers la création de sa propre branche médiatique Al Andalous qui remplace en 2009 Mouassassat Al Sihab qui avait auparavant toujours eu « l’exclusivité » des messages d’Al Qaida.

Le regain d’activité de l’AQMI au Sahel, l’étendue des territoires à couvrir et l’éloignement de Droukdel et du reste de la direction, basés majoritairement en Kabylie, aboutissent, enfin, à une plus grande autonomie des opérateurs moyens du groupe qui, à l’instar de Mokhtar Belmokhtar et Abdelhamid Abou Zeid, obtiennent également plus de visibilité et de notoriété pour leur kataieb (brigades) au Sahara.

Certains experts affirment qu’Al Qaida historique n’est plus du tout opérationnelle ? Que vous inspire ce constat ?

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C’est une interrogation légitime, mais cette grille de lecture binaire — montée en puissance ou déclin — masque l’essentiel, à savoir la mutation d’Al Qaida. En effet, Al Qaida s’est, dès le départ, distinguée par une stratégie de transformation de la pensée, cherchant toujours à être en avance sur ses adversaires. Lorsqu’elle apparaît au grand jour le 11 septembre 2001, elle est en réalité déjà à la fin de sa première période.

Les attaques de New York et Washington constituent l’acmé d’une série d’opérations internationales qu’elle a menée staccato depuis 1995 en Arabie Saoudite, au Kenya, en Tanzanie et au Yémen. Puis, lorsque les États-Unis s’attendent à ce qu’elle les frappe de nouveau en 2002, elle se déplace en Europe avec les attentats de Madrid et Londres en 2004 et 2005. Se rendant compte des limites de cette stratégie de fuite en avant, elle entame un revirement fondamental en 2006 avec la création des franchises régionales, ce qui explique également l’acceptation de la demande de l’AQMI puisque celle-ci vient dans tous les cas servir la vision d’une Al Qaida désormais mondialisée.

Aussi, si l’on peut effectivement consigner un ralentissement des activités de l’organisation-mère depuis deux ou trois ans, il est tout aussi important de prendre acte de la persistance des opérations des franchises en Irak où la violence ne décroît pas ; dans la péninsule arabique où une nouvelle génération de militants, dirigés par un Anwar Al Awlaki qui reprend déjà le flambeau de Ben Laden, menace à la fois les pays de la région et les États-Unis ; et bien entendu au Pakistan et en Afghanistan où les États-Unis ont perdu cette année le plus grand nombre de leurs soldats depuis le début de la guerre dans ce pays en octobre 2001.

Pour autant, le « succès » d’Al Qaida est en réalité très paradoxal puisque l’organisation aura, au bout du compte, ainsi réussi à créer des avatars régionaux, mais ceux-ci agissent désormais indépendamment. Et un tel provincialisme de leur action (insurrection en Irak et au Yémen, prises d’otages au Maghreb) confine leur militantisme à une sphère locale qui, au final, contredit le projet transnational originel du groupe de Ben Laden.

Vous écrivez dans vos deux ouvrages sur la question que les motivations de ces groupes terroristes sont avant tout « politiques » et qu’il convient de ne pas « théologiser » leur combat ?

Comme elles peuvent également être criminelles ou crapuleuses comme dans le cas des rançonnements de l’AQMI… Le débat est réel, et il perdure depuis le regain d’intérêt à l’égard de ces questions au lendemain du 11 septembre. Manifestations d’un islamisme politico-militaire transnational inédit, comme je l’avance, ou « fous de Dieu » qui cherchent à convertir la planète ? C’est là toute la question, et je pense que les explications théologiques, relayées par des lectures médiatiques invariablement impatientes, avaient en réalité marqué le pas depuis quelques années. Mais elles semblent être de retour, et on note, à l’occasion du commentaire public des menaces actuelles de l’AQMI contre la France, un regain d’analyses sécuritaires qui souvent passent par la trappe une histoire longue, complexe et nuancée à la fois d’Al Qaida, des groupes islamistes de manière générale et, plus globalement, du terrorisme en soi.

Le problème des lectures théologiques, si l’on peut dire, est leur énoncé générique du problème — une omniprésente « menace islamiste » — et leur déterminisme analytique, parfois même des déficiences empiriques. A-t-on relevé, par exemple, parmi d’autres éléments, une dissonance dans le discours de Ben Laden dans son dernier message où il use d’un langage violent alors qu’il a toujours été dans un vocabulaire elliptique ? Or, il me semble qu’une compréhension historique du phénomène terroriste est incontournable si l’on veut saisir toute l’ampleur de ses linéaments fonctionnels. Le terrorisme islamiste qui domine aujourd’hui l’actualité a été précédé par plusieurs générations, dont un terrorisme idéologique, et déjà transnational, durant les années 1970 — voyez à ce sujet le travail d’Isabelle Sommier sur les stratégies de violence révolutionnaire —, un terrorisme nationaliste durant les guerres de décolonisation dans les années 1950 et 1960 et auparavant ce qu’Arnaud Blin et Gérard Chaliand ont appelé la « Belle Époque » du terrorisme au début du siècle dernier.

À la lumière d’un historique de la violence politique si long et si complexe, comment les politiques peuvent-ils gérer des menaces qu’ils ne comprendront qu’à moitié s’ils se limitent à un narratif de la rhétorique religieuse des groupes ? Pourquoi d’ailleurs prendre pour argent comptant une religiosité douteuse de l’AQMI, par exemple, alors que son quotidien est plus celui de réseaux criminels de trafics de cigarettes, d’armes légères, d’essence, de drogue et, selon certaines sources, de filières d’immigration clandestine ? Au-delà, comment nos sociétés, au Sud comme au Nord, peuvent-elles asseoir des projets sociopolitiques sur le long terme pour faire face aux causes changeantes du terrorisme si elles ne sont confrontées avec violence et alarmisme qu’à ses dimensions immédiates synthétisées uniquement sur un mode religieux ?

Pour conclure, peut-on parler d’un échec de l’islam politique qui est le titre d’un ouvrage d’Olivier Roy ?

Cette thèse des années 1990 a été contredite, il me semble, par le regain d’activisme de l’islamisme au cours de la décennie qui s’achève ; un nouvel âge de l’islam politique dont François Burgat décrypte tôt les mécanismes dans un autre ouvrage que je retiendrai : "L’Islamisme à l’Heure d’Al Qaida". Aujourd’hui, cet islamisme est indéniablement le compétiteur principal de nombreux gouvernements dans les pays musulmans et le projet d’internationalisation de son champ d’action aura fini par constituer la menace principale pour les états les plus puissants.

Dès lors, on peut en définitive s’interroger sur la nature de ces velléités de contre-pouvoir. Et dans une époque de conflits asymétriques, qu’est-ce que le pouvoir ? C’est peut-être moins une puissance quantifiée — combien de divisions ? ne résout pas le problème d’Al Qaida — que la capacité à définir un objectif stratégique, se donner les moyens d’atteindre cet objectif et gérer tactiquement le résultat à moindres frais. C’est là tout le défi d’Al Qaida et de son terrorisme transnational contemporain.

Propos recueillis par la rédaction

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