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Mohammad Ould Mohamedou : « Les références religieuses, culturelles et identitaires sont plus immédiatement convoquées dans les nouvelles guerres »

Vous affirmez que le « choc des civilisations » est bien réalité, une théorie de sciences politiques qui permet de représenter le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il devrait être.

Depuis que la notion a été rendue célèbre par l’article de Samuel Huntington dans la revue Foreign Affairs, presque tout et son contraire a été dit sur « le choc des civilisations ». Il est donc important de préciser que ce n’est, au départ, qu’une théorie de sciences politiques qui a effectivement le mérite de dénoter une certaine honnêteté dans son diagnostic du type de conflit qui a fait suite à la guerre froide.

L’erreur la plus répandue est que M. Huntington appelle à une telle confrontation, ce qui, il faut le préciser, tout en tenant compte des accents réactionnaires du discours huntingtonien, n’est le cas ni dans l’article de 1993, ni dans l’ouvrage qui suivit en 1996. À l’époque, le cosmopolitanisme idéologique mondialisant ambiant avait amené ceux-là même qui aujourd’hui se sont recroquevillés sur des patriotismes frileux à tendance expansionniste à dénoncer une idéologie considérée dangereuse.

D’une part, donc, la rigueur intellectuelle nous impose de consigner la nature de ce cadre interprétatif, avec ses forces et faiblesses. D’autre part, le fait demeure que l’agencement des relations internationales est bel et bien retourné – l’a-il jamais réellement quitté ? – à une configuration dominée par l’opposition entre groupes culturels (c’est le cas visiblement au Moyen-Orient, en Europe de l’Est et dans l’ex-Union Soviétique), et que le conflit actuel dominant entre les États-Unis et Al Qaida est caractérisé par la prégnance de la composante identitaire.

Enfin, l’analyse des conflits doit également prendre pour point de départ les raisons déclarées des acteurs en opposition. Or, en l’espèce, nous avons, de part et d’autre, des acteurs qui réclament une motivation civilisationnel (c’est-à-dire le niveau le plus élevé de dénominateurs culturels commun). Entendons bien que cela ne veut pas ainsi dire que tout l’Occident est en guerre contre l’islam et vice versa. Les choses sont loin d’être aussi simple. Pour autant, le retour, depuis le début des années quatre-vingt dix au paradigme civilisationnel, indique que la période de motivation idéologique des conflits est, aujourd’hui close, et que les références religieuses, culturelles et identitaires sont plus immédiatement convoquées dans les nouvelles guerres.

Vous notez depuis le 11 septembre 2001, l’apparition d’une forme de fascisme aux États-Unis.

Même si les États-Unis demeurent une démocratie, c’est effectivement le cas. Cela est dû principalement à la peur ambiante selon laquelle tout est désormais décliné. Ce développement est évidemment, avant tout, le résultat du traumatisme qu’a représenté pour la société américaine la force de l’attaque du 11 septembre.

À ce traumatisme national, exacerbé par une méconnaissance populaire des acteurs qui ont mené l’attaque (et des affaires étrangères de manière générale), s’est ajouté la nécessité, pour le gouvernement américain, de développer des politiques sécuritaires sophistiquées et globalisées pour tenter de faire face à la nouveauté d’Al Qaida elle même en tant que groupe armé non-étatique menant un combat transnational.

Au bout du compte, la restructuration majeure de la dynamique entre autorités et citoyens au sujet des institutions de la démocratie américaine – les libertés civiques en particulier mais également l’indépendance des médias – a fait le lit de ce pré-fascisme dont le romancier Norman Mailer note, dans son dernier ouvrage, The Big Empty, la rapidité du mouvement de bascule.

Les mouvements islamistes constituent-ils une alternative politique crédible aux régimes arabes ?

Ils ne sont surtout qu’une réaction à l’échec patent de ces derniers. Il importe néanmoins de consigner les différences entre les mouvements islamistes et ne pas tomber dans le piège de redite des analyses de la plupart des « spécialistes » qui depuis presque deux décennies ont construit un édifice de réductionnisme sur ces acteurs. Le Front islamique du salut algérien n’avait que peu de choses à voir avec le Hamas palestinien qui se distingue aussi du Hezbollah libanais.

Autant l’action du FIS était circonscrite par sa fonction ponctuelle de révélation du malaise sociétal algérien tout au long des années quatre-vingt, autant le Hamas s’acheminait inévitablement depuis sa création à un moment de vérité avec Fatah, et, au-delà, avec Israël, s’articulant sur le long terme. Pour sa part, Al Qaida, en raison de sa captation de la fonction martiale autant que le caractère transnational de son assise, appartient à une catégorie toute nouvelle.

Ce que ces groupes et d’autres ont en commun, c’est le fait qu’ils constituent un symptôme de l’échec des régimes arabes post-coloniaux. Si la religiosité des groupes – avérée ou perçue – est souvent un facteur de crédibilité pour les populations des pays arabes trop longtemps aliénées par la corruption, l’incurie et l’incompétence de leurs dirigeants, le caractère politique du réformisme de ces acteurs demeure le centre de gravité de leur posture révolutionnaire conçue, avant tout, comme un contre-pouvoir. Certains pourront accéder au mode politique, selon le mode électoral dans le cas de Hamas, voire intégrer la classe politique nationale, tel Hezbollah, d’autres feront long feu comme le FIS, un nouveau type, enfin, Al Qaida, se focalisera sur la fonction militaire.

La crise du monde arabo-musulman se réduit-elle à une absence de démocratie ?

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Je ne le crois pas. Cette lecture est celle d’analystes, occidentaux et musulmans, qui font trop rapidement abstraction du contexte historique dans lequel ce déficit de démocratie – réel et persistant – est lié intrinsèquement à la fin du colonialisme et des structures étatiques déficientes qui ont suivi. Même si l’échec demeure le leur, comment les régimes dits « post-coloniaux » pouvaient-ils enfanter un libéralisme qui donnerait plus de pouvoir à leurs sociétés civiles alors même que, pour la plupart, ils avaient été choisis pour préserver une certaine forme d’autorité de l’ancienne métropole ?

Le problème actuel du monde arabe et que, décrédibilisée et prise d’assaut une première fois avec les tentatives de démocratisation des années quatre-vingt-dix, cette configuration cancéreuse persiste dans la plupart des pays de la région. Comment la Libye, l’Algérie, l’Egypte et la Syrie, pour ne citer que ceux-là, peuvent-ils progresser alors qu’ils sont sous la houlette des mêmes dirigeants depuis plus de deux ou trois décennies ? L’invisibilisation de ces questions et de la transaction clientéliste continue de ces régimes avec certains gouvernements occidentaux permet, dès lors, la surreprésentation de l’absence de démocratie dans le monde arabe.

Vous soulignez dans votre livre la persistance en Occident d’un arabo-pessimisme alors que l’arabo-optimisme est foncièrement suspect.

L’arabo-pessimisme, désormais souvent véhiculé publiquement par des Arabes et musulmans en quête d’acceptation, est la formule la plus visible dans les médias et ses chantres les plus habilités à s’exprimer – de manière généralement factuellement incorrecte – sur ces questions. Allant à vau-l’eau, les effets pernicieux de cette floraison occultent des questions politiques – qui peuvent théoriquement être résolus – au profit de logiques culturalistes qui stigmatisent toute une civilisation, sa religion dominante et sa culture.

De manière générale, c’est l’obstination d’analyses rudimentaires recevant un assentiment spontané, exacerbé par les passions, le racisme et la peur, qui permet la persistance de ce cadre. Si l’on fait un effort de mémoire, il est effectivement avéré, je pense, que, dans un contexte de compétition politique, les questions arabes ont historiquement été présentées de manière négative en Occident. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu’avec la perte de compétence, qui a de surcroît un caractère d’hostilité sortie de ses gonds – Oriana Fallaci et Chahdortt Djavann, par exemple – l’hypertrophie de ce pessimisme ajoute à la désagrégation de la compréhension objective des défis externes et internes auxquels le monde arabe fait face.

Comment sortir de cette logique du « choc des civilisations » ?

Même si l’on peut concevoir la dénonciation d’un tableau d’ensemble quelque peu trop tranché, il demeure que ce cadre interprétatif politiquement incorrect est pour l’instant valable. D’une part, nous ne sommes malheureusement visiblement pas au bout de la logique antagoniste formellement entamée depuis le 11 septembre 2001. D’autre part, il n’est peut-être pas possible d’éliminer toutes les sources d’antinomie entre l’islam et l’Occident.

À cet égard, le 11 septembre n’était, en réalité, que le tardif dénouement d’une logique de distension de liens entamée dès la seconde guerre du golfe en 1991, et dont, une fois libérés, les linéaments fonctionnels ont aboutit à toutes sortes de dépassements aux relents civilisationnels – de l’humiliation religieuse à Abou Ghraib et Guantanamo à la déraisonnable myopie de l’affaire des caricatures danoises.

Ce qui est certain, c’est que les perspectives policées ne peuvent pas mettre de l’ordre dans le chaos actuel. Comment en sortir ? En faisant face au déni de réalité et à l’injustice qui caractérise de manière générale l’interaction entre Islam et Occident. En dépit de la gravité de l’époque, une recomposition est possible mais elle nécessite une vision et un courage politique qui sont, pour l’heure, absents.

Propos recueillis par la rédaction

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou

Directeur adjoint du programme de politique humanitaire et de recherches sur les conflits de l’université Harvard (Boston), il était auparavant directeur de recherche au Conseil international pour l’étude des droits humains. Auteur de plusieurs ouvrages dont Iraq and the Second Gulf War – State-Building and Regime Security (San Francisco, 1998, seconde édition 2001), Societal Transition to Democracy in Mauritania (Cairo, 1995), Contre-Croisade – Origines et Conséquences du 11 Septembre (Paris, 2004).

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