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Les islamistes dans les transitions arabes : enjeux et perspectives

Aux premières heures du printemps tunisien, l’annonce d’une nième déroute du vieil épouvantail islamiste, dans le contexte et dans les termes, souvent triomphalistes, où elle a été faite, avait laissé quelques angles morts que les scrutins tunisien, égyptien puis marocain ont depuis lors contribué à lever : la première préoccupation d’une écrasante majorité des citoyens du Maghreb et du Proche Orient n’est pas d’expulser de l’espace politique une référence religieuse qui est intimement liée à leur identité nationale. C’est bien plutôt de résorber les profondes inégalités, politiques et sociales, que les élites post-indépendantistes, au nom de la lutte contre cet usage du lexique religieux (et avec les encouragements de la rive nord) ont trop longtemps laissé se creuser.

Les scores qui, dans les premiers scrutins postérieurs à l’onde de choc « printanière », ont placé le parti Ennahda au premier rang des forces tunisiennes, accordé en Egypte plus de 65 % des voix aux Frères musulmans et à la surenchère des Salafis, ou, au Maroc, fut-ce avec des enjeux très différents, confirmé cette tendance au profit du PJD, n’ont pas seulement consacré une relative « victoire des islamistes ». Ils ont souligné l’ampleur de la distorsion du regard extérieur occidental mais également arabe – sur cette insoluble composante du paysage politique. Le scrutin tunisien du 28 octobre prend plus encore de signification si l’on remarque que les deux partis qui, même loin derrière, suivent Ennahda, se sont abstenus de nourrir la rhétorique sectaire et que ceux qui ont au contraire prôné l’option éradicatrice ont littéralement disparu de la scène électorale utile.

L’affirmation des courants islamistes au début des années 1980 a paradoxalement joué un rôle important dans la longévité des régimes autoritaires. Elle leur a fourni une stratégie de communication d’une redoutable efficacité. Toutes catégories amalgamées, les islamistes ont en effet longtemps représenté -aux yeux des occidentaux mais également à ceux d’une fraction des gauches arabes- une alternative si parfaitement inacceptable que l’autoritarisme le plus virulent leur apparaissait comme préférable.

Ni le caractère en fait très universel des frustrations que suscitait le verrouillage autoritaire, ni les dégâts que la médiation d’acteurs étatiques illégitimes provoquait dans la relation euro-arabe ne sont donc apparus comme tels. L’importance de l’ancrage social des « nouveaux riches » de la politique arabe a été sous estimée, tout comme le fait que leur agenda débordait largement la sphère religieuse. Leurs adversaires de tous bords parvinrent pendant longtemps à faire considérer leurs revendications comme exclusivement idéologiques et de ce fait légitimement irrecevables.

La compréhension académique des racines du phénomène islamiste s’est longtemps enfermée quant à elle dans une problématique seulement sociale qui ne voulait voir dans les militants d’Ennahda ou des Frères Musulmans qu’autant de « laissés pour compte du développement et de la modernisation ». Pas plus l’Occident que les gauches arabes ”laïques” n’ont voulu considérer en fait les puissants ressorts identitaires du phénomène, pourtant dument documentés de longue date. Aziz Krichen a fort bien rappelé récemment les termes de la différence essentielle qui distingue les trajectoires démocratiques arabe et française : à la différence de la France, « où l’Eglise catholique représentait, avec la monarchie, le principal appui du système féodal renversé en 1789 », dans les pays anciennement colonisés, « dépossédés d’eux mêmes » la révolution démocratique revêt d’abord, « une obligation d’indépendance nationale ».

Dans le monde arabe, parce qu’elle a été particulièrement malmenée par le colonisateur dans sa tâche de déculturation, la culture religieuse s’est trouvée indissociablement liée à cette identité nationale. Or, rappelle Krichen, après l’indépendance, le travail de sape amorcé par les colonisateurs s’est paradoxalement poursuivi : « l’islam et la culture arabe sont restés l’objet de la méfiance et de l’hostilité du pouvoir politique”. En Tunisie notamment, « Malgré la récupération folklorique de la religion » « être musulman, pour (la) police, c’était être suspect » (1) .

Au printemps 2011, l’absence de visibilité des formations partisanes traditionnelles rescapées de la dictature, (les formations de gauche aussi bien que les islamistes) a poussé nombre d’observateurs, ou d’acteurs, à nier ou à minimiser contre toute évidence la présence des héritiers d’Hassan al- Banna dans le corps social en révolte. La superficie de ceux que l’on a nommés la génération twitter a été complètement surestimée. La révolte s’est en fait déroulée sans qu’aucune des formations politiques existantes ne tentent de se l’approprier et c’est à bien des égards ce qui a fait sa force. Le wishful thinking de tous ceux qui étaient pressés d’annoncer une nouvelle fois la déroute de leur vieil ennemi a fait le reste, conduisant ainsi à une nième proclamation de « la disparition des islamistes ».

Dans les consultations qui ont suivi, les islamistes ont logiquement pris toute la place dont leur interdiction légale les avaient privés depuis au moins deux décennies. Ennahda comme les Frères égyptiens ont démontré ce faisant ainsi que la répression de l’appareil d’un parti, si longue et si violente soit-elle, ne suffisait aucunement à tarir ses ressources mobilisatrices. Le score islamiste a toutefois été amplifié ensuite, notamment en Egypte, par le fait que les Salafistes, traditionnellement (mais pas partout) auto-exclus des urnes, ont décidé, au regard du changement de contexte, d’y participer. La vraie surprise est l’importance du pourcentage qu’ils ont réussi à prendre aux Frères, affaiblis par de nombreuses années de concessions infructueuses faites au régime.

La présence accrue des islamistes n’est pas nécessairement synonyme de rétrécissement de l’espace démocratique. Prenons le temps de noter que les pays peu touchés par les révoltes ont été ceux dont les performances démocratiques étaient plus élevées, parce que, notamment, les élections avaient quelque chance d’affecter le rapport de forces au sommet de l’État. Or ces pays (comme le Liban, l’Irak la Palestine et bien sur la Turquie) ne sont pas ceux où, avec le soutien de la communauté internationale, a prévalu le tout répressif de la « lutte contre les intégristes ». C’est bien, au contraire, le petit nombre de ceux où ces courants islamistes ont été, de façon autre que cosmétique, intégrés au jeu parlementaire.

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La fin du « djihadisme » ?

L’impact des printemps sur les groupes islamistes radicaux a donné lieu à une exégèse quasi unanimiste : avant de mourir physiquement sous les coups d’un commando américain le 2 mai 2011 au Pakistan, Oussama Ben Laden, le fondateur d’Al-Qaïda, aurait été « liquidé » politiquement par les révoltes tunisienne et égyptienne qui auraient consacré l’échec de sa stratégie. Cette lecture est à bien des égards réductrice. Rien n’interdit en effet de considérer à l’inverse que l’explosion populaire contre ces dictatures, dont Ben Laden avait été l’un des premiers à dénoncer le rôle mortifère dans l’ordre régional et mondial, est venue confirmer spectaculairement la justesse de son diagnostic du milieu des années 1990.

Les printemps tunisien et égyptien ont certes consacré le refus du recours à la lutte armée vers laquelle Ben Laden s’était orienté, après avoir épuisé avec la monarchie saoudienne toutes les ressources de la négociation. Le discrédit de la violence est toutefois très vite devenu relatif : devant l’obstination des régimes, Libyens, Yéménites ou Syriens ont dû eux aussi y avoir recours, fut-ce dans une logique d’autodéfense. Et l’usage des armes pour mettre fin à l’ère autoritariste est ainsi, aujourd’hui, très loin d’avoir perdu toute légitimité.

Les perspectives ouvertes par les progrès de l’Etat de droit devraient néanmoins affecter la capacité de mobilisation du camp djihadiste : l’espoir de voir émerger des institutions représentatives crédibles va redonner en effet du sens aux luttes politiques nationales légalistes et ce faisant, en faire perdre d’autant aux trajectoires radicales transnationales. Outre la fin de la spirale répression/radicalisation, certaines des causes que la jeunesse radicalisée allait défendre dans l’aventure djihadiste internationale ont des chances d’être mieux relayées par des régimes qui seront plus en phase avec leurs concitoyens. Le ralliement de l’Égyptien Aboud Zummer, l’un des assassins de Sadate, dès sa sortie de prison (en février) aux exigences de la compétition électorale pluraliste, en a fourni un exemple éloquent.

L’ère du radicalisme armé transnational n’est peut être pas pour autant révolue. Il n’est pas encore pleinement démontré en effet que des régimes moins autoritaires pourront mieux résister aux pressions américaines et que, par exemple, une Égypte plus démocratique aura à court terme les ressources (notamment économiques) suffisantes pour s’abstraire des pressions de Washington dans le conflit israélo-arabe. Et si la source de radicalisation que représentait la trop grande soumission des régimes répressifs à la superpuissance américaine à quelque chance de se tarir, deux au moins des ressorts de la mobilisation jihadiste semblent à ce jour être malheureusement demeurés intacts : le « jihadisme » de l’État hébreu d’une part, celui de son puissant sponsor et allié américain d’autre part, c’est-à-dire leur propension commune à recourir au hard power en s’affranchissant de toutes les contraintes du droit international, continuent en effet à se manifester en toute impunité. Oussama Ben Laden a été, on l’oublie souvent, le révélateur autant que le responsable des profonds déséquilibres de la scène mondiale.

Tant que ces déséquilibres perdureront, le lourd déficit de légitimité des États-Unis et de leurs alliés européens et israéliens auprès d’une large majorité de l’opinion publique du monde musulman restera d’actualité. Pour tous ceux pour qui les institutions politiques nationales (même après « rénovation »), régionales ou internationales n’auront pas acquis de crédibilité suffisante, la tentation de s’en passer au profit des raccourcis de la lutte armée risque dès lors de demeurer présente.

Note :

(1)L’épouvantail Islamiste (référence à venir)

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