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Les Indigènes s’invitent à la « rentrée littéraire »…

La cause est entendue : la « rentrée littéraire », c’est Michel Houellebeq, écrivain islamophobe dont le titre de gloire est d’être, par son style, par son écriture, par les idées qu’il véhicule, et par le produit marketing qu’il constitue, le représentant idéal de la médiocrité ambiante. C’est bon, nous répète-t-on, parce que c’est nul : comme le monde qu’il incarne. Pourtant, une autre nouveauté éditoriale de la rentrée ne pouvait pas passer inaperçue : l’irruption qu’y font les Indigènes de la République.

Le « Monde des Livres » du 25 septembre 2005 rend significativement compte, par une pleine page (page VIII), réalisée par Jean Birnbaum, de cette nouveauté, en signalant quatre livres : La Fracture coloniale, aux éditions de La Découverte, sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, et Sandrine Lemaire, évoqué dans l’article introductif sur trois colonnes de ce dossier, qu’illustre une image de la première « Marche des Indigènes de la république » du 8 mai 2005 ; La Guerre d’Algérie : Une histoire apaisée ? (Le Seuil, coll. Points), de Raphaëlle Branche, longuement interviewée sur six colonnes ; L’Islam imaginaire (La Découverte) de Thomas Deltombe et Le Voile médiatique (Raisons d’Agir) de Pierre Tévanian, commentés sur cinq colonnes. Ces parutions n’épuisent pas la « rentrée littéraire » des Indigènes ; on en dira quelques mots. Mais la manière même dont Le Monde des Livres évoque ces quatre ouvrages est suffisamment révélatrice de l’état du débat posé, en janvier dernier, par l’appel « Nous sommes les Indigènes de la République ! » pour que nous nous concentrions sur ce point.

Ainsi, l’appel des Indigènes est-il évoqué dès le début de l’article sur La Fracture coloniale, avant même que le livre ne soit annoncé ; et quand il l’est, c’est pour souligner immédiatement que cet ouvrage « prend ses distances » avec lui. Le propos, notons le, est partiellement inexact, et la table des matières de l’ouvrage fait apparaître plusieurs signataires de cet appel – dont l’éditeur lui-même, François Gèze, qui le soutient avec constance. Mais peu nous importe ici ; ce qui est notable, c’est la place structurante que l’appel des Indigènes occupe désormais dans ce champ de réflexion, qu’il n’a pourtant pas à proprement parler initié : Pascal Blanchard et Nicolas Bancel eux-mêmes avaient publié il y a plusieurs années avec Françoise Vergès un ouvrage intitulé La République Coloniale (Albin-Michel) dont on peut dire qu’il constitue l’une des sources intellectuelles de cet appel.

Jean Birnbaum décrit parfaitement la conjoncture lorsqu’il écrit, après avoir évoqué le tollé provoqué par l’appel : « Cette dispute trouve maintenant ses prolongements dans le champ éditorial ». Non que le mouvement des Indigènes de la République s’essoufflerait en tant que mouvement social, et se ménagerait un genre de « pause théorique » ; loin s’en faut, et son programme des mois à venir en témoigne. Il est de fait que l’une de ses ambitions a depuis l’origine été d’intervenir à la fois dans le domaine de l’action sociale et dans celui de la production intellectuelle ; de mener de front la bataille des faits et la bataille des idées : après quelques brefs mois d’existence, c’est cette ambition qu’ils s’attachent à réaliser. Jean Birnbaum note : « En attendant que des travaux au long cours soient publiés […] on admettra que l’idée d’un continuum de principe entre le passé colonial et les réalités présentes s’apparente d’avantage, pour le moment, à un mot d’ordre mobilisateur qu’à un argument fondé sur de véritables acquis scientifiques ». Voire. Quoi qu’il en soit, les Assises de l’anticolonialisme post-colonial, plusieurs fois ajournées pour des raisons techniques auront, en février prochain, vocation à contribuer à l’approfondissement de cette ligne théorique et politique.

C’est toutefois sans attendre cette échéance que la production intellectuelle sur les thématiques « indigènes » va bon train. La quantité de textes, d’analyses, de réflexion, d’intervention publiés depuis une dizaine de mois sur les sites Internet partie prenante du Mouvement des Indigènes de la République (Oumma.com, lmsi.net, TouTEsegaux.net) en témoigne. Et en cette rentrée, c’est l’heure des livres et des revues.

Il y a ainsi les livres recensés par Jean Birnbaum. Le premier (La Fracture coloniale), qui compte parmi ses auteurs plus de vingt pour cent de signataires de l’appel des Indigènes, « traite de la société française comme société postcoloniale », précise son éditeur, qui ajoute que le fait est sans précédent pour un ouvrage « accessible ». Qu’il soit permis de mentionner plus particulièrement les contributions de Olivier Lecour-Grandmaison, sur la loi révisionniste du 23 février 2005, celui de François Gèze sur la place de l’héritage colonial dans la politique étrangère de la France, et en particulier sur la Françafrique, celui de Mathieu Rigouste et Thomas Deltombe – que l’on retrouvera à propos de son propre livre – sur la construction médiatique de l’« Arabe », et les connexions existant entre le discours sécuritaire et l’imaginaire colonial, ou encore celui de Nacira Guénif-Souilamas qui, portant expressément sur « La réduction à son corps de l’indigène de la République », permet d’apporter à tout le moins une nuance à l’affirmation que l’ouvrage publié par La Découverte prendrait des « distances » avec un appel dont cette auteure, qui théorise ici certaines des réflexions auxquelles il invite, est l’une des premières signataires.

Bien que cette problématique soit plutôt étrangère au deuxième des livres qu’il évoque (La Guerre d’Algérie, une histoire apaisée ?), c’est pourtant l’un des points sur lesquels Jean Birnbaum interroge son auteure, appuyant ainsi la cohérence de son dossier. Ce à quoi elle répond par une question dont la réponse va de soi : « Comment nier en effet qu’il y ait des liens entre le système colonial et les discriminations qui marquent notre société ? ». Les réserves dont elle fait suivre cette question, loin d’invalider la problématique post-coloniale des Indigènes, appellent un approfondissement et autorisent un dialogue fécond.

Les deux autres (L’Islam imaginaire et Le Voile médiatique) sont les livres de signataires de l’appel des Indigènes. Si le journaliste ne l’évoque qu’à propos du second, il distingue nettement les affinités intellectuelles et les convergences théoriques des deux ouvrages – soulignant en particulier que Deltombe cite fréquemment Tévanian. Tous deux se concentrent sur la question des médias, dans une perspective d’analyse sociologique de leur rôle dans la formation des idées et représentations dominantes. « Thomas Deltombe, nous dit-on, a voulu comprendre comment l’image que le petit écran donnait des musulmans, s’est peu à peu dégradée en France. » Et Deltombe n’a pas lésiné sur les moyens pour montrer comment les chose s’étaient passées : des centaines d’heures d’émissions de télévision, représentant un quart de siècle d’images d’archives, dépouillées méticuleusement, lui permettent de dresser un tableau saisissant de ce qu’il appelle la « construction médiatique de l’islamophobie ».

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On sent dans le commentaire de Jean Birnbaum, qui semble regarder de haut ce travail remarquable, la même insatisfaction qu’il avait manifestée à la lecture de La Fracture coloniale : l’affirmation d’un continuum dans les représentations coloniales lui semble insuffisamment étayée. Ainsi, estime-t-il nécessaire d’écrire : « Sous une argumentation de plus en plus courante parmi une partie de l’extrême gauche post-tiers-mondiste, ensuite, l’auteur croit aussi pouvoir affirmer que la doxa journalistique ne fait que prolonger de « vieux réflexes » ancrés dans l’imaginaire colonial : « La télévision a remplacé l’‘administration coloniale’, mais l’ennemi est toujours ‘musulman’ », assure-t-il. Las, martelée comme une évidence, cette thèse n’est jamais démontrée. »

Le journaliste n’en donne pas moins pour titre à l’article qui traite de ces deux livres : « Du jeune musulman comme « indigène » de la République » – alors même que ce thème, sans doute sous-jacent dans l’ouvrage de Thomas Deltombe, n’y est pas expressément évoqué. On ne saurait mieux exprimer comment le fameux appel fédère désormais toute une ligne théorique, et lui donne son rayonnement. De même, l’appartenance de Pierre Tévanian au mouvement des Indigènes de la république est-elle expressément rappelée, alors que son livre, limité à la question de la construction politico-médiatique de « l’affaire du foulard », n’évoque que de manière presque accidentelle la problématique « indigène » (lorsqu’il parle par exemple, comme le chroniqueur du Monde des Livres le souligne, du « racisme postcolonial » qui irrigue tout l’éventail de la vie politique en France).

D’une façon générale, le commentaire de Jean Birnbaum sur le livre de Pierre Tévanian est là encore assez injuste. Ce petit livre de cent quarante pages devient un « mince opuscule », et son auteur un simple « pamphlétaire ». Le trait est forcé ; la principale caractéristique du Voile Médiatique, en effet, publié dans la prestigieuse collection de petits livres d’intervention Raisons d’agir, illustrée, excusez du peu, par Les Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi et par Sur la Télévision de Pierre Bourdieu, rien moins, fondateur de la collection, est d’être une étude très précise et très rigoureuse des mécanismes médiatiques de cette affaire, mettant en œuvre les divers instruments que la sociologie met à disposition des chercheurs : enquêtes, sondages – dont un sondage original tout à fait remarquable par la rigueur de sa méthodologie – études de textes, comparaisons, etc. Et l’on est tenté de dire que ce n’est pas la faute des Indigènes si leurs thèses se trouvent confortées par une étude aussi sérieuse. Dès lors, Jean Birnbaum peut affirmer que ce qu’il appelle la rhétorique postcoloniale « ne relève encore que de la simple pétition de principe à visée militante ». Il doit bien conclure que cette problématique « n’en constituera sans doute pas moins l’un des grands enjeux des confrontations à venir ». C’est cette certitude qui donne au dossier du Monde des Livres son fil conducteur.

On regrettera une absence de ce dossier : un ouvrage sans doute plus fondamental, et que nous avons longtemps attendu : le recueil publié par les éditions Amsterdam, sous le titre Le corps d’exception, les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie, de certains des plus importants articles, devenus pratiquement introuvables, de Sidi Mohammed Barkat, partie prenante depuis l’origine du mouvement des Indigènes de la République, et dont le travail constitue lui aussi l’une de ses sources intellectuelles. Faisant retour sur certains des grands évènements traumatiques de la colonisation, et singulièrement sur les massacres du 17 octobre 1961 et du 8 mai 1945, Sidi Mohammed Barkat montre comment au cœur même de l’état colonial (et ce ne serait sans doute pas trop solliciter son travail que de dire : au cœur de l’état tout court), gît un gigantesque mensonge : le « Droit » n’y est le droit que de quelques uns ; le colonisé, l’immigré, l’indigène, sont eux soumis en permanence au droit d’un genre d’état d’exception, qui fait d’eux des « corps d’exception ».

Un genre d’ailleurs tout à fait particulier d’état d’exception, qui a normalement vocation à s’appliquer à tout le monde pour une durée limitée, comme l’état de siège ou l’état de guerre. Au contraire, le droit dont il s’agit ici n’est ni d’application universelle, ni d’une durée limitée dans le temps. Il s’applique seulement aux « corps d’exception », et durera autant qu’ils dureront. Indigènes, immigrés, colonisés, sont ainsi « soumis à un régime légal d’exception permanente établissant au cœur de l’État de droit une suspension du principe d’égalité ». Sidi Mohammed Barkat donne ainsi une forme théorique nouvelle à ce que Agamben avait pu appeler « homo sacer », ou Arendt « paria ». Et les illustrations qui sont données dans un style flamboyant de la pertinence de ce concept auraient à coup sûr mérité les honneurs du Monde des Livres. S’il est permis d’exprimer un regret, c’est que ce volume ne comporte pas la belle conférence, hélas inédite, donnée il y a un an par Sidi Mohammed Barkat sur le thème L’indigène et l’esclave, lors d’une réunion où bouillonnait la marmite de ce qui allait devenir le mouvement des Indigènes de la République.

On peut déjà affirmer que l’irruption des Indigènes dans le champ éditorial , si elle s’annonce en fanfare spectaculaire en cette rentrée, ne sera pas un feu de paille. D’autres ouvrages sont en préparation ou annoncés ; d’autres encore suivront. Dans les revues, signalons en particulier le dernier numéro de Actes de la Recherche en Sciences sociales qui, traitant des « quartiers sensibles » traite aussi de l’immigration postcoloniale et de ses suites, ou la revue Quasimodo, avec en particulier des articles de Sidi Mohammed Barkat et de Pierre Tévanian sur le « corps d’exception ». Un récent numéro de Mouvement, un prochain numéro de Contre-Temps, une livraison à venir des éditions Autrement… le dossier du Monde des Livres n’est bien que le signe avant coureur d’une nouvelle configuration idéologique dans laquelle il faudra bien compter avec les Indigènes.

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