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Mon libraire jette l’éponge

C’est une étrange rentrée, de celles qui font regretter le temps des vacances et qui font naître une certaine appréhension quant à la suite des jours. Contrairement aux mois qui ont précédé mai 1968, la France ne s’ennuie pas. Elle a grimacé en recevant son avis d’impôt sur le revenu et repris sans entrain le chemin du travail, du moins pour celles et ceux qui ont la chance de posséder un emploi. La France ne s’ennuie pas puisqu’elle recommence à se passionner pour la Star’ac en attendant les fêtes de fin d’année et leurs bombances qui n’ont rien à envier à nos ripailles du Ramadhan. La France ne s’ennuie pas mais elle vivote en attendant, comme me le dit le propriétaire du pressing de ma rue, que « quelque chose se passe ». Je ne sais pas très bien ce qu’il attend comme événement mais je pense qu’il n’a pas tout à fait tort lorsqu’il m’affirme avec gravité qu’il y a « comme quelque chose dans l’air ».

La France ne s’ennuie pas mais, comme c’est souvent le cas, elle râle. Depuis plusieurs jours, le litre d’essence vaut l’équivalent de 10 francs et les mots inflation et crise économique sont partout. Les routiers, les pêcheurs, les agriculteurs et d’autres manifestent et demandent, comme d’habitude, des compensations. Ils seront sûrement entendus mais cela n’empêchera pas la France qui grogne de manifester le 4 octobre prochain. « Le Français aime la bagnole » avait dit en son temps feu le président Pompidou. Il l’aime moins ces derniers jours – il suffit de prendre le métro pour s’en rendre compte – et, surtout, il se demande pourquoi, lui et son homologue britannique, sont les dindons de la farce avec au moins 70% du prix du litre de l’essence qui tombent dans l’escarcelle de l’Etat. Encore et toujours des impôts, indirects certes, mais des impôts quand même.

La France ne s’ennuie pas mais elle se demande si elle ne va pas voter plus tôt que prévu pour se choisir un nouveau président. Entre Villepin et Sarkozy, le match a déjà commencé et il est à craindre que tous les coups soient permis d’autant que la presse parisienne, qui s’ennuie, a bien l’intention de profiter de la rivalité entre les deux hommes pour vendre du papier. Quant à la gauche socialiste… Heureusement qu’elle est là pour nous faire rire en attendant qu’on réalise que ses divisions et le vide de ses propositions nous mènent droit à un remake d’avril 2002.

Les grandes manoeuvres à l’extrême droite ont aussi commencé avec un vicomte vendéen, dont il a déjà été question dans une chronique précédente, qui louche ouvertement sur les terres du borgne de Saint-Cloud. Le discours n’a pas changé mais il s’enrichit chaque jour de trouvailles qui en disent long sur l’inconscience du concerné. Philippe de Villiers veut par exemple une garde nationale pour investir les quartiers islamistes. Rien que ça ! Mais d’abord qu’est-ce qu’un quartier islamiste ? J’aimerais bien que l’on me l’explique. A partir de quel nombre de barbus décide-t-on qu’un quartier est islamiste ?

Comme à chaque rentrée, la France des lettres ne s’ennuie pas et attend avec impatience la distribution des prix de l’automne en se demandant si Michel Houellebecq va enfin décrocher le Goncourt avec son (très mauvais) dernier livre (je n’ose écrire son dernier roman quoiqu’en disent ses laudateurs zélés du Monde des Livres). On se dit chaque année que les choses seront différentes mais cela devient une habitude : deux ou trois livres, rarement bons, occultent le reste. Alors, pour résister à l’air du temps, c’est toujours en septembre que je renoue avec les classiques. « Il y a trop de bonne littérature à lire pour perdre son temps avec de mauvais livres » m’a dit un jour la grande spécialiste de littérature maghrébine. Ce n’est que trop vrai.

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La France ne s’ennuie pas mais elle déprime. Elle est comme le libraire de mon quartier, accablée par le temps qui passe sans pouvoir en expliquer les raisons. Depuis plusieurs années, je me fais un devoir d’acheter mes livres chez lui, conscient du combat inégal que lui et ses confrères mènent contre les grandes enseignes dites culturelles. Discuter avec lui de tel ou tel auteur, se faire conseiller un ouvrage, le remercier avec gratitude pour sa suggestion (c’est lui qui m’a fait découvrir le romancier japonais Ryu Murakami), le moquer (gentiment) pour avoir cédé aux oukases de la promotion télévisuelle en mettant bien en vue le dernier Angot, ou lui parler plutôt de Mohammed Dib lorsqu’il s’enthousiasme pour la toute nouvelle académicienne Assia Djebar : voilà le genre de rapport humain qu’aucun supermarché du livre ne peut offrir (et tant pis pour les cartes de fidélité qui, en réalité, ne poussent qu’à consommer).

Le grand moment pour ce libraire, c’est, ou plutôt c’était, la composition de sa vitrine de rentrée. « Une vitrine, c’est un tableau avant d’être un catalogue de vente », m’a-t-il dit il y a deux ou trois ans. Mais cette année, la vitrine en question, est morne. Il y a bien quelques nouveautés mais l’oeil du passant ne capte que les livres déjà poussiéreux qui gisent là depuis le printemps dernier, leur couverture un peu tordue par les rayons du soleil. En fait, la librairie est à vendre et dans quelques mois, elle sera vraisemblablement remplacée par un quelconque « délices de Shanghai » ou un « sushi à toute heure ».

« Trop de trop » me dit le libraire pour expliquer son abandon. Trop de livres, trop de charges, trop de pression des représentants commerciaux. « Trop de trop » mais pas assez de clients. En cette rentrée, il a dû faire le choix entre 700 romans et autant de documents et d’essais. En face, les Français boivent 34 litres de bière mais ne lisent en moyenne que deux livres par an. Equation impossible. Pour s’adapter, le libraire a suivi une formation de « mise à niveau » pour sa profession. Un blanc-bec dépêché par un cabinet de consulting anglo-saxon lui a exposé les dernières techniques de « gestion des entreprises culturelles » venue d’outre-Atlantique. Mon libraire n’a pas accepté qu’on lui dise que le livre est un produit comme un autre, dont la durée de vie sur les rayonnages doit être calculée en jours et non plus en semaines avec, en prime, la détermination d’une date de péremption. Un livre traité de la même manière qu’un yaourt ! Voilà bien le beau monde dans lequel nous vivons.

Le quotidien d’Oran, 22 septembre 2005

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