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Les éclats du texte : à propos de la nouvelle critique religieuse

Le dernier ouvrage de Rachid Benzine Les nouveaux penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004) est un outil de compréhension et d’investigation pour connaître les nouvelles tendances intellectuelles de la pensée musulmane. L’essai, pédagogique et bien conçu, tente de faire découvrir les têtes pensantes qui ont introduit l’appareil critique dans l’étude de phénomènes d’une rare complication comme le Coran.

Mon but ici, en tant que philosophe, est de parler de certains points litigieux que l’historien des idées Rachid Benzine a omis de signaler. Tout d’abord, rendons justice à la datation qui, dans l’espace de ce livre, a été négligée, notamment les dates de naissance et de décès d’auteurs illustres qui ont marqué l’histoire de la pensée islamique. Dans la page 35, Ibn Rushd ou Averroès est supposé mort en 1186 alors que l’année de son décès est 1198. De même pour la figure d’Ibn ’Arabi (p. 184) que l’essai lui donne 45 ans d’existence (1120-1165) alors que les dates réelles sont (Murcie 1165 – Damas 1240).

Dans la page 190, nous lisons : « Mu’tazilites » du mot i’tizal qui désigne l’état intermédiaire entre la foi et l’incroyance. Cette définition n’est pas satisfaisante, étant donné que le terme désigne plutôt la mise à l’écart ou se mettre à l’écart des autres doctrines. C’est le nom que les Mu’tazilites se sont attribués pour se démarquer de l’enseignement théologique dominant. Quant à l’état intermédiaire entre la foi et l’incroyance, elle désigne un des cinq fondements de la théologie mu’tazilite à savoir la situation intermédiaire (al-manzila bayna al-manzilatayn). Elle concerne un point crucial qui est la destinée humaine oscillant entre le destin et le libre arbitre.

Allons maintenant au vif du sujet.

Lorsqu’on lit « L’islam pur n’existe pas historiquement » (p. 23) et « la religion est divine et céleste » (p. 72), on est pris par un vertige ! Penser que la religion est céleste, c’est déjà admettre qu’elle est pure et transcendantale. C’est la fuite en avant que le philosophe libanais Ali Harb a pu détecter chez certains théoriciens de la pensée religieuse comme Nasr Hamid Abu Zayd. Cette fuite en avant risque, selon lui, de devenir une schizophrénie, car le théoricien crie haut et fort que la religion pure n’existe pas en dévoilant son armada critique empruntée aux multiples disciplines des sciences humaines, mais soutient, par ailleurs, que la religion est avant tout une idée, un idéal, un idéalisme, voire une idéologie.

Déjà choisir le terme les nouveaux penseurs, c’est trahir l’activité la plus humaine, la plus justement partagée aurait dit Descartes, qui est la pensée. Si ces nouveaux penseurs « pensent », la masse ne pense pas ! Comment peut-on alors combattre l’élitisme des docteurs de la loi qui accaparent la lecture de la tradition, si la nouvelle tendance critique ne descend pas de son piédestal ?

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L’auteur estime que les nouveaux théoriciens de la pensée religieuse mettent en valeur l’idée selon laquelle le texte ne parle pas, mais ce sont les gens qui le font parler. Cette évidence néglige toutefois la dialectique vivante et créatrice entre le sujet et l’objet qui a marqué l’histoire de la pensée humaine. Toute tentative qui néglige cette dimension épistémologique est vouée à l’échec. Certains théoriciens contemporains de l’herméneutique comme Hans-Georg Gadamer (1900-2002) ne cessent de le rappeler : le sujet fait parler le texte, mais le texte provoque aussi le sujet. C’est parce qu’il y a un objet qui se met en face du sujet que ce dernier tente de l’aborder. Si certains pensent que la lecture « atomisée » du texte sclérose ce dernier, il n’en demeure pas moins que leur idée d’un sujet actif et d’un texte passif est aussi « paralysante » que la dialectique créatrice du sujet et du texte.

Par ailleurs, réduire l’herméneutique à la subjectivité est une façon drôle de présenter les choses. L’une des imperfections de cet essai est de nommer les choses sans en expliquer le contenu. On peut lire dans la page 103 des termes comme « herméneutique », « déconstruction », « archéologie » sans que l’on sache la véritable signification. Certes un philosophe sait très bien à quoi l’auteur fait allusion, mais pénétrer un territoire qui n’est pas le sien s’avère une aventure périlleuse, surtout si on n’explique pas les concepts avancés. Car le lecteur a le droit de savoir qu’est-ce que la déconstruction veut dire ? L’historien des idées a-t-il des arguments de taille pour expliquer le sens et la portée des concepts employés ? Je craints que notre pensée soit réduite à une série d’emprunts et de fascination face à ces « monstres » linguistiques sans qu’elle bouleverse réellement les manières de voir et d’agir. Le philosophe allemand Jürgen Habermas était surpris les années précédentes par le débat hautement intellectuel qui s’était engagé en Iran en employant des notions dignes de la Grèce antique comme l’espace public, la raison communicationnelle, la démocratie et l’usage critique de la raison. Ce débat a-t-il forgé pour autant une conscience critique au sein de la population ? Il y a certes une élite qui tente d’ouvrir des perspectives à la pensée d’aujourd’hui comme on le voit avec Abdul Karim Soroush étudié par notre auteur. Il évoque d’ailleurs sa théorie de la contraction et de l’expansion. Le non-dit de cette théorie, c’est qu’elle s’inspire de la vaste terminologie de la mystique musulmane. La contraction (qabd) et l’expansion (bast) sont deux termes techniques du soufisme (tasawwuf) et désignent l’état du cœur, organe subtil de la perception spirituelle, face aux flux des manifestations divines (théophanies = tajalliyyat). Le déplacement conceptuel opéré par Soroush de la mystique à la loi a-t-il donné des résultats escomptés ? Employer deux termes de la mystique dans un contexte différent qui relève de la loi (chari’a) peut paraître original, mais le risque est de canoniser ce qui échappe à ses règles astreignantes. Jadis, nos mystiques ont dit que la réalité ésotérique (haqiqa) inclut la loi, une façon de démontrer l’aspect incommensurable de l’être. Aujourd’hui, c’est l’expérience existentielle de chacun d’entre nous qui est soumise au diktat de la loi. La tentative de Soroush est séduisante, mais elle ne saurait rendre la loi plus décontractée si les fondements de cette dernière sont contractés et ne tolèrent ni assouplissement, ni remise en cause.

En lisant cet essai, on remarquera la place prépondérante qu’occupe le Coran. L’auteur utilise l’herméneutique tantôt comme nom, tantôt comme adjectif, sans qu’elle soit minutieusement analysée. Elle est associée au Coran pour désigner l’étude du texte et l’analyse du discours afin de dégager une signification, une vision et une compréhension. L’herméneutique n’est pas une méthodologie, encore moins une psychologie. Elle est un instrument de compréhension en vue de saisir la vérité intrinsèque du texte. C’est pourquoi elle n’est pas vouée entièrement à l’objet (le texte) jusqu’à pervertir l’activité cognitive du sujet, ni à ce dernier (le lecteur, l’interprète) jusqu’à effacer la trace visible de l’objet. Elle est le lien ou la dialectique entre ces deux éléments constitutifs de l’art d’interpréter.

L’implication de ces deux éléments dans l’activité cognitive et la saisie du sens permet d’écarter les deux tendances « subjectivistes » et « objectivistes » qui ont longtemps nuit au statut du texte. La tendance subjectiviste risque de faire du texte un « prétexte » pour toute action ou cognition. La tendance objectiviste risque de rendre le texte un corps sans âme où le tour est joué sans la contribution du sujet. Voilà pourquoi l’idée d’un texte qui ne parle pas et qu’on doit faire parler est aussi pernicieuse qu’une idée positiviste radicalement scientiste.

Dans cet essai, l’accent est mis sur la nature du texte : divin ou humain ? Créé ou incréé ? Céleste ou terrestre ? Pour une approche équitable du discours coranique est d’interroger son « phénomène » interne sans que l’on s’attarde sur son historicité, car bien que plusieurs versets soient la traduction d’une époque vécue, d’autres sont plutôt sans temporalité déterminée, ou bien ils sont au-delà du temps et de l’espace. L’approche rhétorique préconisée par l’auteur peut constituer une clef, mais elle n’est pas la seule, car le texte n’est pas que des mots. L’approche rhétorique est en quelque sorte une approche « textuelle » du texte. Peut-on se résigner à la théorie de « il n’y a pas du hors-texte » pour se cantonner dans l’aspect purement formel ? Lorsqu’on désigne le Coran comme un phénomène, c’est qu’il brille (d’où le mot phénomène du grec phainomenon qui veut dire le caractère de ce qui brille et miroite) non seulement par sa textualité, mais aussi par sa narrativité. Dans la narration, il n’y a pas que le discours, mais aussi la métaphore, l’image poétique, l’imaginaire, l’action suspendue, etc. Bref un amas de mots et d’images. D’où l’approche de Paul Ricoeur de l’herméneutique biblique qui va du « texte » à « l’action ». Le Coran révèle sa propre « théâtralité » qui est plus qu’un langage. Ce « plus qu’un langage » n’a pas été suffisamment mis en valeur par les nouveaux “penseurs” de la chose religieuse.

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