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L’imagination créatrice dans le personnalisme musulman (Partie II et fin)

VI- Ibn Al Arabi

Abou Bakr Mohammed Ibn Al Arabi, surnommé « Mohyiddine », naquit à Murcie, au sud-est de l’Espagne le 28 juillet 1165. Il fit ses études à Séville. Pendant son adolescence, il y vécut une circonstance qui bouleversa complètement le cours de son existence. Il tomba gravement malade. La fièvre entraîna un état de profonde léthargie. Son entourage le crut d’abord mort. Son père, angoissé à son chevet, récitait la Sourate Yassîn, psalmodiée particulièrement aux agonisants. Mais Ibn Arabi ressortit de son expérience à la frontière de la mort. Il raconta plus tard qu’il fut assiégé par une troupe de personnages menaçants. Toutefois, l’intervention d’un être Angélique d’une beauté merveilleuse repoussa les figures démoniaques avec une force invincible. « Qui es-tu ? Lui demanda-t-il, Je suis la sourate Yassîn ». Cette péripétie marqua sa pénétration de plein fouet dans le monde spirituel duquel il en ressortit indemne et fortifié. Sans qu’il eut fréquenté les cercles d’érudits, ses connaissances intuitives se multiplièrent et se manifestèrent avec netteté dans son milieu familial. Son père en fut perplexe. Comme il était un ami intime d’Ibn Rochd, sous un prétexte quelconque, il l’envoie chez le philosophe curieux de connaître les sources de son savoir. Les contacts entre Ibn Arabi et Ibn Rochd sont relatés au chapitre X du présent article.

Entre les années 1193 et 1200, Ibn Arabi parcourut différentes régions de l’Andalousie et du Maghreb en quête du savoir. Cordoue, Fès, Tlemcen, Bougie, Tunis…marquèrent les étapes de ses itinéraires successifs. Il rencontra de nombreux oulémas et personnages saints. Il assista à de nombreuses conférences. Sa formation lui permit d’élaborer en 1198, l’ouvrage : « Mawaqui al-nojum » qui décrivait l’introduction à la vie spirituelle. Il y consigna les principales phases du spiritualisme. En résumé, il convient de citer deux de ses nombreuses œuvres les mieux connues :

1. Fosus-al Hikam (la sagesse des prophètes). Ibn Arabi précisa dans quel esprit il se mit à l’œuvre : « je ne suis ni un prophète, ni un Envoyé, je suis simplement un héritier, quelqu’un qui laboure et ensemence le champ de sa vie future. » Les prophètes auxquels sont consacrés les chapitres sont médités comme des modèles de sagesse.

2. Le livre des conquêtes spirituelles de la Mekke, qui est une référence de la spiritualité en Islam.

Au crépuscule de sa vie, la réputation d’Ibn Arabi gagna tout l’Orient. Il se fixa à Damas en 1223. Il y mourut le 16 novembre 1240, entouré de sa famille, de ses amis et de ses disciplines. Il fut enterré au Nord de Damas dans le faubourg de la Salihiya, au pied du mont Quassioun.

VII- Contexte historique

Pour comprendre la philosophie prophétique, il convient de donner un rapide aperçu des débats philosophiques de l’époque. Auparavant, la philosophie grecque avait modélisé une vision du monde à partir de deux univers d’approche complémentaires :

– L’univers de la pure perception intellectuelle, de l’intelligible, comme les idées de Platon. La maladresse du philosophe aux prises avec le concret est sans importance pour les platoniciens, le monde de l’expérience quotidienne, des événements mobiles, n’est qu’un monde d’apparences, un jeu d’illusions. Le vrai monde est celui des Idées, des vérités éternelles parmi lesquelles vit le philosophe éclairé, auxquelles il a seul accès. Ainsi les hommes sont comme des prisonniers enchaînés dans une caverne, le dos tourné vers l’ouverture, mais les yeux fixés sur la paroi. Ils ne voient rien de ce qui se passe au dehors, ils ont pour unique spectacle les ombres portées sur la muraille. Et comme ils ne peuvent rien voir d’autre, ils croient que ces ombres représente la réalité absolue. Ces personnages symbolisent les empiristes qui ne voient que le monde de l’expérience sensible. Le seul monde réel est celui des événements concrets (les ombres de la muraille). Mais si l’un de ces prisonniers est brusquement arraché à la caverne et transporté à l’extérieur, en pleine lumière. D’abord ébloui, il s’accoutume progressivement au monde ensoleillé. Il s’aperçoit que ce qu’il prenait naguère pour le réel n’était qu’une image obscure. Cet apprentissage symbolise l’éveil de la conscience et le monde ensoleillé symbolise les idées éternelles, univers du philosophe. S’il lui arrive d’abandonner ses Idées lumineuses et se replonger de nouveau dans la caverne, ses yeux devenues inaccoutumés à l’obscurité finissent par ne plus discerner les ombres mouvantes réalité des prisonniers. Le philosophe, dans les ténèbres de la caverne, ne voit plus rien et les prisonniers le croient aveugle et maladroit. En réalité, ses yeux, faits pour la lumière, ne sont aveugles qu’en apparence. De même l’albatros de Baudelaire, destiné à voler en plein ciel, est embarrassé par ses grandes ailes lorsqu’il est tombé sur le pont du navire : « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.  »

– L’univers perceptible par les sens comme les atomes de démocrite, principalement basé sur l’expérience et les réalités liées au monde visible.

A l’aube de l’âge d’or de la civilisation musulmane, partant de la philosophie grecque, les penseurs tels Al Kindi, Al Farabi, Ibn Sina, Al Ghazali…cherchèrent à découvrir la voie d’une nouvelle philosophie. Alors la perception du monde se déploya également sur un 3e univers à l’interface de l’intelligible et du sensible, celui de la philosophie prophétique. A la fois intermédiaire et médiateur, où le spirituel prend corps et où le corps devient spirituel. Celui des idées-images, des Figures-Archétypes. C’est cette interface qui est la source de l’imagination créatrice dont l’organe moteur est l’imagination active. Là où ont lieu les événements visionnaires et les inspirations dans leur vraie réalité. Ibn Al Arabi le désignait par « Alam-al-mithal ». Ibn Sina fournit une description de cet intermonde en faisant intervenir la médiation d’un Ange de la Connaissance. Cet ange projette l’illumination sur l’âme de l’individu inspiré. D’où le principe de la perception des visions, le contact avec le 3e univers précité et le principe de la philosophie prophétique. Abû Hâmid al-Ghazâlî aborde la question des manifestations visionnaires comme découlant du rapport entre le corps et l’esprit (Ihyâ’ `ulûm al-dîn IV ; Tahâfut al-falâsifa ; Madnûn) ainsi qu’à propos de sa doctrine mystique (Mishkât al-anwâr). Le miroir du cœur, poli par l’observance de la Loi et éventuellement par des pratiques soufies, peut entrer en contact avec les données inscrites dans la Table Gardée, durant le sommeil en particulier. A la différence de ce qu’affirment les falâsifa (ici, Ibn Sina) ce contact n’est pas induit nécessairement par l’état du cœur lui-même ; il dépend de l’intervention d’un ange missionné par Dieu, selon ce qu’enseigne la Tradition. Ce message surnaturel est ensuite traduit par l’imagination (khayâl) du dormeur. Mais cette imagination n’agit pas arbitrairement ; il existe une analogie générale entre le monde supérieur du Malakût et le monde terrestre, de sorte que les éléments sensibles (soleil, lune, arbres…) peuvent exprimer symboliquement un contenu célestiel. Selon Ghazâlî, le rêve est une partie de la prophétie, mais il ne peut se produire que dans le contexte d’une pratique rigoureuse et fervente de la foi dans la Tradition.

Roger Bacon fit parvenir la philosophie d’Ibn Sina en Occident qui eut du succès au départ, mais par l’autonomie de l’individu lié à Son « ange », cette approche alarma l’église. Elle limita la portée de sa philosophie. Sous les attaques de Guillaume d’Auvergne, Evêque de Paris, coïncidant avec l’échec d’autres mouvements religieux en Europe, au XIIe et XIIIe siècle, la philosophie d’Ibn Sina fut condamnée et reléguée aux oubliettes.

Quant au pays musulmans, la créativité et la recherche ont commencé à décliner à partir du XIIe siècle lorsque des doctes ont décidé de fermer la porte de l’« Ijtihad ». Averroès et l’averroïsme furent totalement bannis de l’univers culturel qui leur a donné naissance, à savoir l’espace arabo-musulman. Le contexte en vigueur favorisa la tendance conservatrice des Oulémas. Ce fut le triomphe du conservatisme explosant au fil du temps en chaîne de traditions fossilisées contre la libre pensée cohérente avec la foi et l’imagination créatrice. La décadence commença vers le début du XIVe siècle quand, entres autres, l’accès à l’univers de l’imagination créatrice fut verrouillé. Alors que les multiples voies de renouvellement et l’essence de l’action couplées avec la rationalité y prennent naissance. Le dernier phare des remises en cause, Ibn Khaldoun, inventeur de la sociologie, avait magistralement analysé dans ses « prolégomènes », les causes du déclin dés le XIVe siècle. Aux causes de décadence interne, s’en ajoutent celles externes, comme les croisades, l’invasion mongole et la découverte de l’Amérique en 1492 coïncidant avec la chute du dernier bastion musulman de Grenade en Espagne. Les nouvelles voies de communication déplacèrent l’axe méditerranéen vers l’Atlantique et changèrent de fond en comble le champ d’action de la civilisation musulmane. Le colonialisme se chargea du reste !

VIII- L’Imagination créatrice

Ibn Arabi considéra au contraire l’univers de la spiritualité comme une source d’imagination créatrice. Selon ses méditations, la Création, macrocosme cosmique, ombre visible de la Lumière Existenciatrice, est d’abord une matérialisation du Verbe Divin :

« Il y a certes dans la création des cieux et de la terre et dans l’alternance de la nuit et du jour des signes évidents pour ceux qui ont un cerveau. Ceux qui pensent à Dieu debout, assis ou sur leurs côtés et qui méditent sur la création des cieux et de la terre : « Notre Seigneur ! Tu n’as pas créé tout cela en vain, gloire et pureté à Toi ! Préserve-nous donc du supplice du feu ! » » Coran (3 : 190).

A l’instar de l’univers, chaque être humain est aussi le support de manifestation des secrets divins étant l’être qui a reçu le dépôt (amana) de cette lumière divine. En cela, il est le délégataire chargé de l’application des lois divines sur terre (khalifa), qu’il doit sauvegarder et répercuter avec l’équilibre requis aux spécificités des circonstances du lieu et du temps et au niveau de tous les champs de l’action humaine. Si l’essence de l’Être divin est impénétrable et absolue, Il est, par contre, par Ses attributs proche de toute Sa création. Par eux, l’être humain se rapproche de Lui. En cela il est à l’image de son Créateur, comme un miroir reflétant de manière consciente cette présence divine. En d’autres termes, ce qu’un être humain rejoint dans l’expérience spirituelle, c’est le « pole céleste » de son être. En s’améliorant continuellement, il polit, comme pour un verre brut et opaque, l’état de son âme qui devient à terme comme un cristal pur canalisant la lumière divine en l’irradiant sous forme de créations. D’où le principe du microcosme cosmique. Abdelkrim Al Jili, disciple d’Ibn Arabi, décrit ce microcosme contenant en lui tous les degrés de l’unité : « Sache que l’homme universel comporte en lui-même des correspondances avec toutes les réalités de l’existence. Il correspond aux réalités supérieures par sa propre nature subtile, et il correspond aux réalités inférieures par sa nature grossière…Il n’existe pour l’Unité, dans tout l’univers, aucun lieu de manifestation plus parfait que toi-même lorsque tu te plonges dans ta propre essence en oubliant toute relation. ».

Par cet état élevé de la conscience, l’individu découvre alors sa dimension transcendantale, pont conduisant à « Alam-al-mithal » et aux fruits de l’imagination créatrice. L’imagination est alors productrice d’une image comme action créatrice. Et de cette image comme un corps dans lequel s’incarnent la pensée et la volonté profonde de l’âme. Cette imagination s’inspire aussi des conditions originelles de la Création. Aux conditions initiales de Création des Mondes, répond la créature imaginant aussi son « monde ou ses mondes ». Il y a alors des récurrences infinies du même processus de créativité, à l’instar d’une source lumineuse qui se réfléchit perpétuellement sur une infinité de miroirs répartis convenablement et focalisant les flux. Le même processus originel dont découle la Création, renouvelle les créations dans les êtres humains prédisposés à la créativité. C’est pourquoi l’imagination active de l’homme ne saurait être fiction vaine mais réalité objective. Abdelkrim Al Jili condense le principe de la créativité ainsi : « Sache que lorsque l’Imagination active projette une forme dans la pensée, cette projection et cette imagination sont créées. Or, le Créateur est existant dans chaque création. Cette imagination et cette figure existent en toi, et tu es le créateur par rapport à leur existence en toi. Il faut donc que l’opération imaginative concernant Dieu, t’appartienne à toi, mais simultanément Dieu existe en elle… »

Sur le plan pratique, chaque spécialiste maîtrisant le champ de son domaine peut être à l’origine de découvertes importantes. Un économiste qui maîtrise son activité peut influencer l’évolution de sa discipline par des projections appropriées. Par les méthodes rationnelles, il peut traduire sa vision en scénarios pratiques. L’exemple d’Archiméde est frappant ! Alors qu’il prenait son bain, l’inspiration instantanée, fruit de longues années de transpiration et de recherches, lui fit pousser son fameux « eurêka » ! Il découvrit alors le principe de l’équivalence des volumes des corps immergés dans l’eau. Cette découverte résolut les problèmes de détermination des poids pendant l’antiquité. Au XXe siècle, Einstein bouleversa les fondements de la physique par sa découverte permettant l’extension de la loi de la mécanique de Galilée-Newton à la relativité générale ouvrant de multiples voies scientifiques et techniques de notre époque.

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Le meilleur exemple de l’histoire demeure celui de Joseph, fils de Jacob (salut sur eux) dont l’existence fut prédéterminée par les visions qui se sont concrétisées. Il vit la fameuse vision des étoiles, du soleil et de la lune :

 « Quand Joseph dit à son père : « Cher père ! J’ai vu (en rêve ) onze étoiles ainsi que le soleil et la lune, je les ai vus prosternés à mes pieds. »(Coran12 : 4).

Son père lui conseilla de ne pas conter sa vision à ses frères par crainte de leurs représailles. Ce fut ce qui arriva par le piège tendu par eux à son encontre en vue de l’éloigner de Jacob. Il fut séparé effectivement de sa famille pendant longtemps. Le destin le fit vivre en Egypte où ses talents furent découverts. Quand le roi d’Egypte eut la vision de sept vaches grasses mangées par sept maigres et sept épis verts et d’autres desséchés, ce fut Joseph qui interpréta la signification du songe :

« Joseph, toi qui ne dis que la vérité ! Donne-nous ton avis sur la signification de sept vaches grasses que mangent sept maigres et de sept épis verts et d’autres desséchés ; peut-être retournerai-je aux gens et peut-être alors qu’ils connaîtront (la vérité sur ton compte). Il dit : « Vous sèmerez sept années de suite. Ce que vous récolterez laissez-le dans ses épis sauf un peu pour votre manger. Puis, après cela, viendront sept (années) dures qui mangeront ce que vous leur aurez préparé sauf un peu de ce que vous mettrez en lieu sûr. Puis, après cela, viendra une année où les gens recevront des pluies bienfaisantes et où ils presseront » Coran (12 : 46 à 49).

Le roi d’Egypte attribua à Joseph le pouvoir de mettre en œuvre le plan d’action lié à sa vision. Les événements se réalisèrent. Une grande famine se déclara dans tout le Moyen-Orient. Ses frères, comme d’autres populations déshéritées, vinrent en quête de nourriture se ravitailler en grains en Egypte. Ils ne reconnurent pas Joseph tellement il avait changé par rapport à son enfance. Il conçut alors des stratagèmes pour réunir toute sa famille. Après une longue séparation, ils se retrouvèrent de nouveau ensemble devant lui comme dans son rêve d’enfance. C’est ainsi que se réalisa doublement le songe du Roi d’Egypte et celui de Joseph : d’une part, le Moyen Orient fut sauvé de la famine, et d’autre part ; le soleil est son père, la lune sa mère et les onze étoiles représentent ses frères.

La pratique même du prophète, paix et salut sur lui, illustrait le rôle des rêves dans la prise de décisions : il réunissait le matin ses principaux Compagnons, et demandait si l’un d’entre eux avait rêvé. Parfois, ces récits de rêves ont pu exercer un effet sur la Loi ou la coutume religieuse. Les premières révélations auraient été précédées par des songes annonciateurs, signale un célèbre hadîth remontant à `A’isha, bénédiction sur elle, qui précise qu’ils advenaient au prophète, paix et salut sur lui, comme la naissance de l’aube du fait de leur soudaineté et de leur clarté. Plus tard, les recueils de hadîths mentionnent que le Prophète reçut un certain nombre de rêves qui, sans revêtir la même autorité que les révélations coraniques, le guideront à plusieurs moments critiques de sa vie privée et publique.

IX- CONCLUSION

Enfin, dans le processus de la mondialisation, le village planétaire requiert une vision neuve, cohérente et harmonieuse pour réconcilier être humain, sa philosophie et sa technologie avec le Créateur. Le sage Lao Tseu cita : « Quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ! ». Pour retrouver la source de jouvence de son existence, outre son habit rationnel, utile comme moyen, l’être humain se doit également de porter le vêtement éblouissant du spiritualisme manquant, miroitant non seulement la splendeur de la soie, mais aussi la réalité naturelle de sa foi. Dans la prodigieuse dimension de l’imagination créatrice se résout l‘antagonisme entre spiritualisme et rationalisme. Leur alliance est génératrice d‘une cohérence objective du « monde ». Un tel monde est nécessairement en harmonie avec l’ordre universel. L’homme universel en est le délégataire. Il est le pont entre la science, la religion, la technologie…les valeurs et les cultures. Huit siècles auparavant, en visionnaire transcendant l’espace et le temps, Ibn Arabi avait prédis que son enseignement serait le trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Il révéla son rêve prémonitoire : « Je sus que ma parole atteindrait les deux horizons, celui d’Occident et celui d’Orient ».

« Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la voie. »

X- RENCONTRES ENTRE IBN ROCHD ET IBN ARABI

Ibn Arabi raconte ses contacts avec Ibn Rochd :

« Je me rendis donc un beau jour, à Cordoue, à la maison d’Abou-Al-Walid Ibn Rochd. Il avait exprimé le désir de me rencontrer personnellement, parce qu’il avait entendu parler des révélations que Dieu m’avait accordées au cours de ma retraite spirituelle, et il n’avait pas caché son étonnement devant ce qu’on lui avait appris. C’est pourquoi mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya un jour chez lui sous prétexte d’une commission quelconque, en réalité pour permettre à Ibn Rochd d’avoir un entretien avec moi. J’étais encore à cette époque un adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : « Oui. » Et moi à mon tour, je lui dis : « Oui. »Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai : « Non. » Aussitôt Ibn Rochd se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question : « Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative ? » Je lui répondis : « Oui et non. »…Ibn Rochd pâlit, je le vis trembler ; il murmura la phrase rituelle : il n’y a de force qu’en Dieu, car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.

« Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moi, et de savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est qu’Ibn Rochd était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il put voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti. C’est un cas, dit-il, dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m’a fait la faveur personnelle d’en voir un de mes propres yeux.

« Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue avec Ibn Rochd. La Miséricorde Divine me le fit apparaître en une extase (waqi’a), sous une forme telle qu’entre sa personne et moi-même, il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même ne me vit ni ne sut que j’étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s’apercevoir de moi. Alors je me dis : son propos ne le conduit pas là où moi-même j’en suis.

« Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (1198), à Marrakech. Ses restes furent transférés à Cordoue, où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses œuvres de l’autre coté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt ; il y avait avec moi le juriste et lettré Abou-Al-Hossayn Mohammed Ibn Jobayr, secrétaire du Sayyed Abou Sa’îd ( prince almohade), ainsi que mon compagnon Abou-Al-Hakam ‘Amrou Ibn-Al-| Sarraj, le copiste. Alors Abou-Al-Hakam se tourna vers nous et nous dit : « Tu dis que je n’observe pas, O mon enfant ? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue ! » Alors je recueillis en moi (cette phrase d’Abou-Al-Hakam), pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis- que Dieu les ait en sa miséricorde- et je me dis alors à ce sujet : D’un coté le maître, de l’autre ses œuvres. Ah ! comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés ! »

Bibliographie :

Coran (Traduction de M.Muhammad Hamidullah)
Coran (Traduction du Dr Salah ed-Dine Kechrid)
Ahmed Moatassime : Pour une culture de liberté
Denis Huisman&André Vergez : Court traité de philosophie
Henry Corbin : L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi
Mahdi Elmandjra : Rétrosective des futurs
Mohammed Aziz Lahbabi : Personnalisme musulman
Pierre Lory : Les rêves dans la culture Musulmane

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