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Le culte des saints au Proche-orient (partie 2)

La Palestine connaît également un “Martyrium des Quarante” (Mashad al-Arba’in), situé au sommet du Mont Rumada près d’Hébron1 ; bien que ce lieu soit révéré, aucune tradition écrite n’y fait référence. Relevons un autre cas de montagne sacrée, suite à un épisode de l’histoire des prophètes : les Kurdes croient que l’Arche de Noé a échoué sur le massif montagneux du Gudi (ou Djudi), à la frontière entre l’Irak et la Turquie, près de la ville de Gazira, et une des revues musulmanes kurdes porte le nom de la montagne2. Le Coran (XI, 44) évoque en effet une montagne pareillement nommée, mais celle-ci se trouve en Arabie ; les musulmans ont par la suite transféré ce nom au mont de Mésopotamie. Il existe encore sur le Djudi un sanctuaire en ruine, appelé Safinat nabi Nuh (« le bâteau du prophète Noé »), qui est honoré par les croyants des trois religions monothéistes3.

Les croyants vénèrent les empreintes de prophètes conservées dans la roche, car elles constituent bien souvent les seules traces matérielles du passage de ceux-ci en ce monde. L’homme peut ainsi traverser en toute impunité les siècles et les millénaires. Le Rocher de Jérusalem (18 m. de long sur 14 de large), qui forme le sommet du mont Moriah, joue de ce point de vue un rôle tout à fait particulier : Abraham s’y est rendu pour sacrifier son fils, le Saint des Saints du temple de Salomon est localisé à cet endroit, et c’est de là que Muhammad accomplit son Mi’rag. Ce rocher condense à lui seul la sainteté du Masgid al-aqsa, ainsi que les énormes enjeux politiques et stratégiques qui en découlent : nous avons vu comment les Omeyyades lui ont rapidement donné une marque islamique4. Dans la banlieue sud de Damas, le Masgid al-aqdam (ou al-qadam, c’est-à-dire « le pied ») abriterait également une roche ayant gardé l’empreinte du pied de Moïse ou de Muhammad. Ibn Battuta rapporte qu’il assista en 749 / 1348 à la longue procession des Damascènes – âges, sexes et religions confondus – venus implorer Dieu de les délivrer de la grande peste (al-ta’un al-a’zam), mais à notre époque le sanctuaire n’a plus guère d’importance5.

Grotte et montagne sont fréquemment associées dans la topographie sacrée, la première figurant l’intérieur ou le ventre de la seconde. Nous en avons eu l’illustration avec le Maqam al-Arba’in, et n’oublions pas qu’avant la révélation Muhammad se retirait dans une grotte (gar Hira’) située au sommet du Gabal al-Nur dominant la Mecque. Le Prophète aurait d’ailleurs affirmé : « Chaque prophète a une grotte qui lui est assignée » 6. En Palestine et en Syrie, les gar ou magara foisonnent, mais concernent exclusivement les prophètes7. Pour les plus importants d’entre eux, une coupole et une mosquée recouvrent la grotte. C’est le cas du prophète Salih, enterré à Ramlé sous la Mosquée Blanche (al-gami’ al-abyad8, mais aussi et surtout d’Ibrahim. Sa naissance aurait eu pour cadre une grotte, vénérée tantôt à Urfa (l’ancienne Édesse), à la frontière turco-syrienne9, tantôt à Damas (Berzé), au pied du Qassyoun10. L’inhumation du patriarche et de sa famille dans la grotte de Makpala à Hébron est davantage attestée, mais les pèlerins des trois religions n’ont accès qu’aux cénotaphes qui se trouvent en surface. Notons enfin un symbolisme proche de la grotte dans le chiisme duodécimain : les Irakiens appartenant à cette branche de l’Islam croient en effet que l’occultation du douzième Imam, le « Mahdi attendu », a eu lieu en 261 / 874 dans un souterrain (sirdab) localisé à Samarra. Une mosquée a été bâtie sur cette pièce souterraine, appelée Gaybat al-Mahdi11.

L’eau qui ruisselle ou jaillit à proximité des sanctuaires est considérée comme sacrée, car émanant de la terre qui porte le saint. Le puits de cheikh Arslan à Damas, la source du Nabi Ayyub (Job) dans le Hawran ou celle du Nabi Yunus près de Ninive, le bassin de Sitti Maryam (Marie) à Jérusalem…12 : toutes ces eaux ont, ou avaient, des vertus curatives multiples ; elles sont polyvalentes, comme le remarque A. Dupront à propos de l’eau de Zemzem à la Mecque13. Toutefois, les maladies pour lesquelles les pèlerins les sollicitent se résument essentiellement à la stérilité, la fièvre et l’eczéma14. Les habitants de la région d’Alep rendent visite à cheikh Rih, dans le village de Yal Baba, car l’eau de sa source est réputée guérir des rhumatismes ; ce type d’affections a pour nom al-rih en dialecte alépin, et le saint – s’il a jamais existé – a donc été appelé du nom de la maladie dont il soulage.

La présence de l’eau génère celle de l’arbre. Cette association concerne surtout les mazar-s des zones rurales ou montagneuses. En pays alaouite, chaque sanctuaire est jumelé à un arbre gigantesque et millénaire (un chêne, généralement). Dans la montagne kurde et dans la campagne palestinienne, les fidèles enroulent des bandes d’étoffe aux branches en guise d’ex-votos15. La végétation du mausolée appartient au saint, et nombreuses sont les anecdotes dans lesquelles le wali apparaît en vision à l’impudent qui a coupé de son bois, et lui adresse des menaces16.

2 – L’héritage pré-musulman.

Les lignes qui précèdent témoignent amplement de la vitalité du patrimoine prophétique. Rappelons qu’aux yeux des musulmans ce patrimoine est autant coranique que biblique, car si le Livre de l’Islam ne mentionne nommément que vingt-sept prophètes, le hadith stipule qu’il y en eut 124.000, dont 313 envoyés (rasul). Ouvrir cette perspective était nécessaire, notamment pour expliquer le foisonnement des sanctuaires attribués aux prophètes en Palestine. Celle-ci est considérée en Islam comme une terre sainte (ard muqaddasa)17, et le Prophète et ses Compagnons prièrent durant environ seize mois en direction de Jérusalem. Les sources attribuent par ailleurs à la Syrie et à Damas beaucoup de vertus et de bénédiction, mais réservent la sainteté à la Palestine : Jérusalem s’appelle en arabe al-Quds ou Bayt al-maqdis (de la racine QDS)18. A l’époque médiévale, la visite des lieux saints du Hedjaz était souvent précédée ou suivie de celle des sanctuaires de Jérusalem et d’Hébron, et le Syrien Ibn Taymiyya, luttant contre les excès dévotionnels de ses contemporains, rappelle le hadith selon lequel le croyant ne doit entreprendre de voyage pieux que pour se rendre aux mosquées de la Mecque, Jérusalem et Médine19.

Divers indices confirment la précellence des prophètes en matière de sainteté, dans le passé comme de nos jours. Les fatwas dans lesquelles le même Ibn Taymiyya stigmatise la ziyarat al-qubur concernent davantage les pèlerinages aux prophètes qu’aux awliya’, et lorsque son contemporain Ibn Battuta relate son périple dans le Bilad al-Sam, il évoque beaucoup plus les premiers que les seconds20. Dans le Uns galil écrit en 900 / 1494, les notices sur les cheikhs tiennent une place dérisoire par rapport aux nombreuses pages consacrées aux anbiya’21. Cette préséance se concrétise sur le terrain. En Palestine, les sanctuaires les plus grands sont ceux des prophètes, et les fidèles sollicitent ceux-ci en premier lieu dans leurs invocations et leurs voeux22. Durant notre enquête, nous avons été frappé par le peu d’importance accordée aux awliya’ de cette région. Ainsi nos informateurs n’ont pas fait mention de ’Ali Nur al-din al-Yasruti (m. 1899), cheikh soufi qui a pourtant eu un grand rayonnement depuis sa zawiya de ’Akka (Acre) où il est enterré 23. Cette lacune s’explique d’abord par la faible ampleur du mouvement soufi en Palestine aux XIXe et XXe siècles – la Yasrutiyya faisant ici exception24 -, mais surtout par la présence des prophètes. « Nous n’avons pas besoin des saints, nous a fait remarquer un interlocuteur, car les anbiya’ sont là ».

Les soufis, c’est-à-dire les saints virtuels de l’Islam, puisent eux-mêmes à la source prophétique et en retirent une assistance spirituelle. Certains cheikhs damascènes affirment ainsi que le « conseil des saints » (diwan al-awliya’) du Bilad al-Sam se réunit – en esprit seulement – auprès de Yahya dans la mosquée des Omeyyades ; ce prophète présiderait l’assemblée chaque vendredi avant la prière de la gumu’a. La vision (al-ru’ya), qui constitue un autre événement spirituel se déroulant dans le monde subtil, atteste également des liens existant entre anbiya’ et awliya’. Muhammad Ibn Abi l-Lutf (m. 993 / 1585), qui fut mufti à Jérusalem, participa un jour chez un soufi à un dikr durant lequel il vit l’entité spirituelle (ruhaniyya) du prophète Ibrahim sortir de sa tombe et participer à la séance25. De manière générale, les mystiques de l’Islam se montrent les plus réceptifs à l’héritage prophétique que le commun des croyants. A Berzé, une famille de rifa’is veille sur la grotte où serait né Ibrahim ; chaque semaine se tient dans la mosquée adjacente une nawba qui ressemble sans doute à celle d’Hébron que condamnait Ibn Taymiyya. Non loin de là, les soufis et les ulama’ venaient passer jusqu’à une époque récente plusieurs jours en retraite au Maqam al-Arba’in, sur ce Qassyoun qui aurait servi de refuge à tant de prophètes26.

Les auteurs stipulent toutefois que seuls les prophètes Muhammad et Ibrahim reposent de façon certaine l’un à Médine et l’autre à Hébron, le lieu de sépulture des autres étant purement conjectural 27. Les musulmans visitent bien le Saint Sépulcre (kanisat al-qiyama) à Jérusalem, mais selon le dogme islamique officiel Jésus n’a pas été crucifié : il a été enlevé aux cieux d’où il descendra à la fin des temps pour combattre l’Antéchrist. L’imprécision quant au lieu d’enterrement des prophètes explique le grand nombre de maqam parfois attribué à un seul nabi. Limitons-nous à quelques exemples : la tombe de Moïse se trouverait à la fois près de Jéricho et à Damas 28 ; celle de Josué (Yusa’ b. Nun) à Tripoli, à Naplouse, à al-Ma’arra en Syrie, ou à Bagdad 29. En Israël, près de la frontière libanaise, Su’ayb, le prophète de Madyan, a un maqam vénéré plus spécialement par les Druzes, mais il en a un autre en Jordanie. Quant à Jonas, T. Canaan ne dénombre pas moins de six cénotaphes pour la seule Palestine 30, auxquels il faut ajouter celui que les Irakiens visitent près de Mossoul.

Cette course aux sanctuaires est bien souvent l’expression d’une rivalité existant entre deux villes. Ainsi Damas et Alep prétendent-elles toutes deux abriter la relique de Yahya 31, et avant l’implantation israélienne survint un conflit entre les populations de Ramlé et de Lod car, aux dires de la première, la seconde aurait essayé de démolir le minaret de la mosquée de Salih pour le reconstruire à Lod 32 ! Dans la dévotion dont les prophètes sont l’objet, l’esprit de compétition dépasse le cadre intra-islamique pour atteindre l’échelle des trois religions monothéistes. Il se matérialise du côté musulman par les mawsim-s (musem en dialectal), fêtes saisonnières dévolues aux saints. Ce genre de manifestation existe de façon ponctuelle en Syrie du nord 33 ; mais il est surtout répandu en Palestine, où son institution avait un dessein stratégique : le sultan Baïbars, nous l’avons vu, a créé plusieurs mawsim-s dans le but d’impressionner les chrétiens venant célébrer Pâques en Terre Sainte. Pour cette raison, celui de Moïse débutait le vendredi précédant les Rameaux et finissait le Jeudi Saint.

Ces mawsim-s soudaient la communauté autour des notables religieux et des cheikhs de tariqa. La famille noble des Husayni dirigeait la procession qui partait de Jérusalem pour se rendre au sanctuaire du Nabi Musa, à quelques kilomètres de la ville ; chaque confrérie déployait sa bannière, les Husayni ayant également la leur. A Ramlé, la famille Gasin joue un grand rôle en qualité de gardienne des terres et de la zawiya d’Abu Yazid al-Bistami 34. La ville célèbre encore le mawsim du Nabi Salih, mais de façon restreinte. A cette occasion, l’étendard du prophète Salih, qui a pour nom al-bayraq, est placé sur le dos d’un cheval. Entouré par le cortège, celui-ci part du maqam d’al-Bistami et se dirige vers la tombe du prophète. Le représentant de la famille Gasin se saisit alors de l’étendard et l’embrasse, puis il prononce un discours 35.

Le destin particulier de la Palestine au XXe siècle a conféré au mawsim du Nabi Musa, qui rassemblait jusqu’à vingt-cinq mille personnes, une portée politique qui s’inscrit dans le sillage du dessein de Baïbars. Dès le début du siècle, cette célébration a symbolisé aux yeux des Palestiniens la résistance nationale, face à la présence des Anglais et à leurs promesses non tenues, face surtout au spectre de l’implantation juive. Ainsi éclata une « révolution » à l’occasion du festival du printemps 1920, qui opposa pendant une semaine les Palestiniens – musulmans et chrétiens – aux juifs et aux Anglais. Ces derniers interdirent alors le mawsim, qui n’eut lieu par la suite que de façon sporadique. F. De Jong affirme qu’il a été supprimé « juste avant ou au début de la Deuxième Guerre mondiale » 36, mais l’Etat hébreu l’a, semble-t-il, parfois autorisé depuis 1967, sans qu’il ait l’ampleur d’autrefois. D’autres sources nous ont assuré que l’armée israélienne l’avait prohibé à la fin des années 1970, à cause de la proximité du sanctuaire d’une zone militaire. Quoi qu’il en soit, cette fête religieuse n’a plus cours depuis le début de l’Intifada, malgré les demandes réitérées des notables musulmans de Jérusalem 37.

Juifs et musulmans se partagent parfois pacifiquement l’héritage prophétique. Au village de Nabi Samwil, près de Jérusalem, la tombe de Samuel est recouverte par les lieux de culte superposés des trois religions. Les juifs y séjournent souvent une semaine durant la Pâque, et des musulmans étrangers viennent parfois de loin y accomplir une visite ; des membres des deux communautés s’associeraient au mawsim annuel. En Galilée, des juifs assistent l’été au festival du Nabi Su’ayb, près de Safad, de la même manière que ceux de la région de Jaffa rendent visite au prophète Rubin. Citons encore le cas de la tombe de Zebulon, fils de Jacob, à Sayda (Sidon) : jusqu’en 1948, les musulmans fréquentaient ce haut lieu du judaïsme libanais. A Hébron cependant, la cohabitation religieuse ne va pas sans heurts ; dans les années 1980, des colons juifs ont en effet investi la mosquée du sanctuaire d’Abraham, laissant aux musulmans un espace très réduit au fond de cette mosquée.

L’incertitude qui règne quant à la localisation des sépultures des prophètes empêche les différentes communautés de se regrouper autour des mêmes mausolées ; apparaissent alors des affinités entre tel saint et telle famille religieuse. Ainsi le mawsim de Su’ayb, évoqué plus haut, est fréquenté par des Druzes venant du Liban mais aussi du Hawran syrien, à l’exclusion d’autres groupes apparentés à l’Islam. De même, celui du Nabi Yusa’ (Josué), à Tripoli, est visité uniquement par les Alaouites. Contrairement aux chrétiens palestiniens, les juifs n’ont jamais participé au mawsim de Moïse puisque, selon eux, son lieu d’inhumation est inconnu. Certains musulmans reconnaissent ce fait, mais ils considèrent que la baraka émanant du lieu l’emporte sur la précision historique. T. Canaan cite plusieurs cas de personnages honorés en Palestine comme des prophètes, alors qu’une enquête étymologique attribue une autre identité à ces personnages 38. Il va de soi que certains « réformateurs » ont réagi contre ce laxisme ; à leur tête vient Ibn Taymiyya, qui démentit l’authenticité de nombreux maqam-s, dont celui de Noé 39.

La visite des sanctuaires et les festivités annuelles qui s’y déroulent ne constituent pas les seules marques de vénération des prophètes. Après la reconquête de la Palestine sur les Francs, une donation (waqf) a été instituée au profit du complexe funéraire d’Abraham à Hébron. Cette donation prévoyait notamment de nourrir les pèlerins de passage avec des lentilles (’ads) cuites sur place et mélangées à du pain. Les habitants devaient sans doute en préparer de leur propre initiative, d’après ce que rapporte al- ’Ulaymi 40. Cette pratique était en tous cas assez connue pour qu’Ibn Taymiyya lui consacre une page, dans laquelle il vilipende ceux qui croient en la vertu de ce mets parce qu’il est cuisiné dans ce lieu saint 41. La coutume a survécu au polémiste, puisque le smat al-Halil (« le plat d’Abraham ») désigne chez les Palestiniens actuels une recette de lentilles et de pâtes auxquelles on ajoute du sucre. A Jérusalem, des vieilles femmes issues des milieux soufis servaient encore il y a quelques années une soupe de lentilles aux pauvres, dans la zawiya de leur famille. Restons dans le registre culinaire, pour signaler les patisseries confectionnées dans les maisons à l’occasion du mawsim du Nabi Musa : aucun régime – politique – ne pourra sans doute les interdire…

Le patrimoine prophétique est encore vivifié en Palestine par la présence de Jésus. Celui que Muhammad appelait « mon frère Isa » jouit d’une grande dévotion, qu’il partage avec sa mère. Les musulmans visitent en effet l’église de la Vierge, en contrebas de Jérusalem, et se lient à elle par des voeux. Al-’Ulaymi affirme qu’après la conquête de la ville le calife Umar b. al-Hattab pria en ce lieu deux rak’at 42, et il y a encore quelques décennies, les femmes stériles allaient se baigner dans le bain de « Sitti Maryam ». Les musulmans fréquentent également l’église de Bethléem (kanisat al-mahd), dans laquelle Muhammad aurait prié lors de son voyage nocturne (isra’) de la Mecque à Jérusalem 43. Dans les milieux populaires palestiniens mais aussi chez les Druzes et les Alaouites, on prend fréquemment à témoin Jésus et des serments se font en son nom : « Wa hayat al-Masih illi masah al-dunya bi-yamino… », c’est-à-dire : « Je jure par le Messie qui a nivelé le monde de sa main droite… ». Par contre, l’origine chrétienne assignée par T. Canaan au symbolisme du chiffre quarante (à propos des différents maqam ou mashad al-Arba’in) est sujette à caution, vu l’importance de ce chiffre dans la tradition islamiqueengénéral 44.

Plus on s’éloigne de la Palestine – où, selon un adage, il n’y a pas un endroit où les prophètes n’aient prié – plus le souvenir des anbiya’ s’estompe devant le rayonnement plus récent des awliya’. Hormis le cas particulier de Yahya à Damas, il faut mentionner, en ce qui concerne la Syrie, la vocation abrahamique d’Alep. Ibrahim a donné son nom à la cité (Halab), car il aurait trait sa vache grise (= halaba al-sahba’) sur la colline où la Citadelle a été par la suite édifiée 45. Jusqu’à une époque récente, les Alépins se baignaient dans les « sept bassins d’Abraham », qui alimentaient la ville en eau. A Urfa, lieu de naissance déjà cité du patriarche, se trouve un lac qui lui est dédié ; la population musulmane n’en pêche pas les carpes sacrées car elles appartiennent à « sayyidna Ibrahim », et les chrétiens vénèrent également l’endroit 46. En Irak, plusieurs strates ont recouvert l’héritage prophétique, qui était pourtant vivifié aux premiers temps de l’Islam ; ainsi, selon certaines traditions, le mausolée de Najaf aurait été érigé sur l’emplacement des tombeaux d’Adam et de Noé. A partir du IIIe siècle de l’Hégire, l’école soufie de Bagdad va donner un essor aux pèlerinages et centrer sur ses cheikhs l’idée de sainteté 47. Les principaux sanctuaires de prophètes qui restent visités de nos jours sont ceux de Danyal (Daniel) et de Yunus à Mossoul, Du l-Kifl (Ezéchiel) à Hilla 48.

Peter Brown constate un « léger décalage du culte des saints en Islam, par rapport à l’orthodoxie musulmane »49. A lire Ibn Taymiyya, il s’agirait plutôt d’une faille béante, que le polémiste impute à la survivance de pratiques pré-islamiques au sein de l’Islam. Des réminiscences chrétiennes caractériseraient ainsi la dévotion excessive avec laquelle les pèlerins s’adressent aux saints musulmans. Le cheikh syrien prend notamment l’exemple du rite suivi à son époque pour la visite à ’Abd al-Qadir al-Gilani, mais nous y reviendrons dans notre étude de cas. Il existe jusqu’à nos jours de fortes minorités chrétiennes dans tous les pays du Proche-Orient, et l’islam palestinien, nous l’avons vu, a intégré plusieurs éléments cultuels propres à cette confession. Il ne s’agit pas à proprement parler de syncrétisme, mais de convivialité religieuse déterminant des influences réciproques. De manière évidente, celles-ci n’apparaissent pas tant au niveau des dogmes qu’à celui des pratiques. Prenons l’exemple de la Syrie, où la séparation entre les deux religions est pourtant plus étanche qu’en Palestine : dans les années 1980, on voyait des Damascènes musulmans rendre visite à Mirna, jeune femme chrétienne ayant reçu les stigmates ainsi que des messages de la Vierge, et des mains de laquelle suintait de l’huile d’olive. Mirna habite d’ailleurs à proximité du mausolée de cheikh Arslan.

Obsédé par son souci de purifier l’Islam de toute intrusion étrangère, Ibn Taymiyya se serait opposé, d’après Hava Lazarus-Yafeh, à l’idée de la sainteté de Jérusalem, qui faisait la part trop belle au Judaïsme. L’auteur constate en outre que l’intervention du cheikh syrien a eu lieu trop tard dans l’histoire islamique pour éradiquer une telle influence50. Cependant, le Kitab al-ziyara ne laisse apparaître aucune prévention du polémiste contre la sainteté de Jérusalem ; ce dernier réprouve uniquement la visite des lieux saints juifs et chrétiens de Palestine, comme la colline de Sion et les églises de Jérusalem et de Bethléem51. Par ailleurs, al-’Ulaymi rappelle que le pèlerin doit prier sur Muhammad chaque fois qu’il visite le sanctuaire d’un prophète, afin de préserver le caractère islamique de sa ziyara 52.

1. Cf. Al-Uns al-galil, p.427.

2. La tradition islamique suit sur ce point celle de l’ancienne Mésopotamie.

3. Cf. l’art. Djudi dans E.I.2, II, 588-589, ainsi qu’al-Harawi, Guide, p.152. Suivant la Bible, l’Arche se serait arrêté sur le Mont Ararat, en Turquie orientale (Arménie).

4. Certaines sources mentionnent le rocher de Hadir, appelé « Nag-Nag », situé également sous l’esplanade du haram sarif ; cf. Muhammad Sams al-din al-Suyuti, Ithaf al-ahissa bi-fada’il al-Masgid al-aqsa, Le Caire, 1982, p.200. Au sujet des empreintes de divers prophètes sur le Rocher, cf. T. Canaan, op. cit., p.241.

5. Cf. Rihla, pp.95-96 ; voir aussi J. Sourdel-Thomine, Les anciens lieux de pèlerinage damascains d’après les sources arabes, dans B.E.O. XIV, 1952-1954, p.73.

6. Ma min nabi illa wa lahu gar ; cf. T. Canaan, op. cit., p.59. Sur le symbolisme spirituel de la grotte, cf. Alphonse Dupront, Du Sacré, Paris, 1987, p.390.

7. Al-’Ulaymi mentionne la « grotte des soixante prophètes » (magarat al-sittin nabi), près d’Hébron (Uns, p.67).

8. Ibid., pp.23, 418.

9. Cf. Kamil al-Halabi al-Gazzi, Nahr al-dahab fi tarih Halab, Alep, 1926, I, 550.

10. Ibn Battuta décrit la grotte et mentionne un autre lieu de naissance en Irak (Rihla, pp.96-97) ; cf. également al-’Adawi, op. cit., p.16.

11. Les sunnites comme les chiites la visitent encore de nos jours. On pourra se reporter à P. J. Luizard, op. cit., p.152, et J. Sourdel-Thomine, Guide des lieux de pèlerinage, p.160.

12. Cf. respectivement Ibn Tulun, Gayat al-bayan fi targamat al-sayh Arslan al-dimasqi, Damas, 1984, pp.138, 146 ; al-Harawi, op. cit., p.41 ; Ibn Battuta, Rihla, p.228 ; T. Canaan, op. cit., p.111.

13. Du Sacré, p.400. Les sources des prophètes Ayyub et Yunus sont encore visitées dans un but curatif.

14. Le prophète Ayyub ayant été atteint pendant de longues années de lésions purulentes de la peau, il guérit par son eau de l’eczéma.

15. R. Lescot, op. cit., p.79 ; T. Canaan, op. cit., pp.30-31.

16. T. Canaan rapporte plusieurs anecdotes en ce sens, mais on nous a cité le cas du cheikh Rasid, dont le maqam se situe à Bahluniyya, à la frontière entre la Syrie et le Liban. Dans le village palestinien d’al-Hadir, la population – chrétienne et musulmane – ne touche pas aux terres du monastère dédié à Saint Georges (identifié en Palestine à Hadir, comme nous allons le voir), et ceci jusqu’à nos jours.

17. Coran, V, 21.

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18. Voir sur ce point al-’Ulaymi, Uns, pp.204-210.

19. Cf. le Kitab al-ziyara, qui regroupe l’ensemble des fatwas du cheikh sur la visite des tombes (édité et annoté par Sayf al-din al-Katib), Beyrouth, 1980, pp.15, 21, 117…

20. Rihla, pp.53-108.

21. Notamment celles réservées à Ibrahim (pp.23-55) et à Musa (pp.68-94).

22. T. Canaan, op. cit., pp.47, 88, 133.

23. Le sultan ottoman ’Abd al-Hamid était affilié à sa voie, laquelle s’est répandue dans l’ensemble du Proche Orient.

24. Cf. F. De Jong, « Islamic Mysticism in Palestine : Observations and Notes Concerning Mystical Brotherhoods in Modern Times », dans The Third International Conférence on Bilad al-Sham-Palestine, univ. de Yarmouk (Jordanie), 1984, pp.35-36, 41, 43-44.

25. Cf. Nagm al-din al-Gazzi, Al-Kawakib al-sa’ira bi a’yan al-mi’a al-’asira, édité par G. Gabbur, Beyrouth, 1945, III, 11-12. Dans une fatwa, Ibn Taymiyya dénonce la nawbat al-Halil ; il s’agissait d’un concert spirituel (sama’) donné par des soufis près du sanctuaire d’Ibrahim à Hébron. Le muezzin de la mosquée y jouait de la flûte ; cf. Kitab al-ziyara, pp.112-113, 116. Il faut rappeler à ce propos que la ville d’Hébron est si bien associée à Abraham que les musulmans l’ont appelée du surnom du prophète : al-Halil, « l’ami intime de Dieu ».

26. Al-’Iqd al-tamin, p.15. Le pèlerinage au Maqam est attesté depuis le VIIe / XIIIe siècle ; cf. Louis Pouzet, Damas au VIIe / XIIIe siècle, Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p.352.

27. Cf. Kitab al-ziyara, p.128 ; Uns, p.424.

28. En ce qui concerne Damas, cf. al-’Adawi, op. cit., pp.95-96.

29. Nahr al-dahab, p.417 ; L. Massignon, « Les saints musulmans », p.331.

30. Op. cit., p.294.

31. Cf. Ibn Saddad, Al-A’laq al-hatira fi dikr umara’ al-Sam wa l-Gazira, édité par Sami Dahhan, Damas, 1956, p.48 ; J. Sourdel, op. cit., p.75.

32. Nabil al-Aga, op. cit., p.143.

33. Le mawsim d’Ibrahim Ibn Adham qui attirait à Jéblé, selon Ibn Battuta, beaucoup de fuqara’ n’a plus lieu (Rihla, p.75). De même, dans la région d’Alep, le cheikh Rih, dont nous parlerons plus loin, était fêté au début de l’été (cf. Nahr al-dahab, p.371), mais son mawsim n’existe plus.

34. Abu Yazid n’ayant jamais quitté le Hurasan, il s’agit donc d’un cénotaphe ; un autre maqam dédié au saint est visité près de Damas.

35. Nabil al-Aga, op. cit., p.142.

36. « Les confréries mystiques musulmanes au Machreq arabe », dans Les ordres mystiques dans l’Islam – Cheminements et situation actuelle, sous la direction de A. Popovic et G. Veinstein, Paris, 1986, p.224.

37. T. Canaan a décrit en détail le mawsim dans les années 1920 ; cf. op. cit., pp.193-214.

38. Ibid., p.287.

39. Cf. K. al-ziyara, p.56 ; le cheikh ne précise pas quel sanctuaire il vise, car on en dénombre plusieurs, en Jordanie (Kérak) et en Israël.

40. Uns, p.45.

41. Al-Fatawa al-kubra, Beyrouth, 1966, II, 220. Par la même occasion, le sayh al-Islam invalide le hadith prônant de manger des lentilles ; selon cette tradition, elles adouciraient le caractère et auraient été très appréciées des prophètes. Pour Ibn Taymiyya, ce sont au contraire les juifs qui étaient friands de cette plante ! Pour un avis opposé sur les lentilles, cf. Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, II, 193.

42. Uns, p.411.

43. Ibid., p.414.

44. Muhammedan Saints, p.290.

45. Les sources mentionnent parfois une brebis, à la place d’une vache ; cf. Muhammad Ibn al-Sihna, Al-Durr al-muntahab fi tarih mamlakat Halab, Damas, 1984, p.24.

46. Nahr al-dahab, p.514. Nos informateurs nous ont confirmé ce fait pour l’époque contemporaine.

47. L. Massignon, « Les saints musulmans », p.331 ; « Les pèlerinages populaires à Bagdad », p.643.

48. Al-Harawi les mentionne au début du XIIIe siècle (Guide, pp.154, 156, 174).

49. Le Culte des Saints, Paris, 1984 (traduit par Aline Rousselle), pp.21-22.

50. « The Sanctity of Jerusalem in Islam », dans Jerusalem, City of the Ages, New-York, 1987, p.332.

51. K. al-ziyara, p.124.

52. Uns, pp.53-55.

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