Il a suscité un véritable horizon d’attente. C’est que dans cet « ordre du discours » (Foucault) permis par la société qui l’élabore, le définit puis le circonscrit, le film Indigènes pouvait enfin voir le jour (cinq années de préparation).
Après l’ouverture des archives publiques militaires (période couvrant la guerre d’Algérie) en 1992, après la loi Taubira en 2001, les conséquences de l’ « affaire Dieudonné » (2003), toute la littérature historique et polémique sur le colonialisme et tout récemment la naissance du mouvement des Indigènes de la République (2005) etc., le film de Rachid Bouchareb fait lui aussi événement sur la question de l’Histoire et de l’Oubli.
L’hétérogénéité de ces différents événements, leur registre d’énonciation propre, leur chronologie, ne doivent pas masquer la profonde logique qui les relie : ils portent tous sur la question du temps.Un temps spécifique, particulier, singulier et violent : le temps dénié.
Aussi, faut-il prendre la mesure d’un film comme Indigènes loin des publicités tapageuses, des critiques ou des louanges qui ont en occulté la nature et la portée, et le revoir à l’aune de cette catégorie.
Indigènes est avant tout une fiction. C’est à ce titre qu’il existe d’abord.
Et c’est à ce titre qu’il peut prétendre dire quelque chose du temps :
« C’est dans le récit que quelque chose du temps est porté au langage » ou encore « le passage par le narratif est l’élévation du temps du monde au temps de l’homme »[1]
Cette prééminence accordée au récit de fiction par le philosophe Paul Ricoeur s’explique par l’échec de la philosophie occidentale à répondre à la question inaugurale posée par Saint Augustin (« Qu’est-ce que le temps ? ») :
« (…) le temps avance, coule et le fait même que l’on n’en parle que par métaphores montre que l’on n’a pas sur lui de domination, non seulement pratique, bien entendu, mais instrumentale et conceptuelle. C’est le thème Kantien de l’inscrutabilité du temps. »[2]
Ricoeur élabore donc une pensée puissante par laquelle il tente de décrire toutes les configurations temporelles complexes que la fiction permet d’intriquer dans les expériences vécues et « mises en scène » par des personnages.
C’est la première force d’Indigènes que de nous renvoyer au temps historique (la seconde guerre mondiale, 1943) par le biais du destin tragique de quatre personnages, Saïd, Messaoud, Abdelkader et Yassir.
Une histoire incarnée parce que vécue humainement, une histoire ressentie par l’identification permise avec ces soldats qui vont passer par des expériences intenses à la fois universelles (le courage et son corrélat la peur, l’amour et le désir etc.) et singulières (l’indigénat, le racisme, la discrimination mais aussi la foi en l’Islam et sa pratique au sein d’une armée coloniale)
Ainsi, ces multiples temporalités (que nous ne pouvons toutes répertoriées dans le cadre de cet article) ne sont pas mutilées pour les besoins de l’analyse (qu’elle soit historique ou appartenant à d’autres champs disciplinaires) mais rendues dans leur flux existentiel, sensible et réaliste (le langage cinématographique reposant sur l’enregistrement physique du monde et de son mouvement)
Comme le personnage de Saïd, joué par Djamel Debouze, dont on saisit à la fin du film, la fragilité profonde qu’il masque dans ce monde masculin où les valeurs de la virilité comptent plus que la vie elle-même (cf. l’épisode humiliant où il se fait nommé Aïcha par les soldats « indigènes » en référence aux services domestiques qu’il rend au sergent).
Le petit groupe d’hommes qu’il compose avec ses trois amis (Yassir, Messaoud et Abdelkader) sont cernés par les allemands arrivés en nombre.
Lui, s’est caché dans le renfoncement d’une maison à moitié démolie, le corps collé au mur.Il sait qu’il va mourir. A ce temps intérieur monopolisé par la peur organique de l’anéantissement que son jeu d’acteur puissant et subtil rend d’autant plus bouleversant, s’ajoute ce temps sacré, celui de la foi. Il se met à réciter la Sahada, avant de supplier Dieu clément et miséricordieux, Allah, de ne pas le laisser mourir ici.
« Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir ici. »
Douleur de l’exil et du déracinement (au début du film, son départ à la guerre est vécu d’abord comme un arrachement à la mère, la mère réelle autant que la mère terre, ici l’Algérie)
Et toutes ces temporalités là, complexes et denses sont rendues dans le même plan séquence. Ce tragique, non plus racinien, mais mêlé de multiples singularités est rendu par la grâce et le miracle du cinéma.
Ce miracle, c’est aussi la bande sonore mêlant le respect de la langue arabe par laquelle les personnes se parlent, se confrontent, se déchirent et s’aiment (et oui, on sait qu’il ya toujours eu beaucoup d’amour entre les soldats, amour pudiquement appelé « fraternité » dans les contextes de guerre)
Ces dialogues restituant l’altérité des personnages et du même coup lui rendant hommage, sont appuyés par des interventions musicales (musique arabe là encore) formant avec les images une alchimie envoutante.
C’est que la magie opère, la musique tout en remplissant sa fonction émotionnelle et intellectuelle (Wagner et sa notion de leitmotiv comme caractérisation profonde du personnage) nous rappelle l’identité de ces soldats et la valeur affective qu’ils attachent à leur culture alors même qu’elle est méprisée et malmenée tout au long du film et jusqu’à sa fin.
Rachid Bouchareb ne fait donc pas seulement acte de création en passant par le cinéma pour faire exister enfin ces hommes, ces « indigènes » comme on les appelait, mais acte de résistance contre le déni et l’oubli institutionnalisé qui l’a permis. En donnant vie et corps à ces tirailleurs, au sens littéral mais surtout figuré, le film rejoint la définition deleuzienne de la création (qu’il reprend à Malraux tout en le citant) : le véritable acte de création est un acte de résistance contre l’oubli et la mort.[3]
Quelques séquences du film sont d’ailleurs emblématiques de cette lutte pour la mémoire.
A la fin du film, soixante après la guerre, le caporal Abdelkader, seul survivant de la bataille d’Alsace où Saïd, Messaoud et Yassir perdront la vie héroïquement, se recueille sur les tombes de ses frères d’armes et du sergent pied noir. Le cimetière militaire d’Alsace composé aussi de tombes musulmanes est pris dans un plan d’ensemble qui donne le vertige par le carnage dont il rend compte. Puis la caméra serre le personnage de plus en plus prés jusqu’à cadrer les traits vieillis d’Abdelkader mais surtout déformés par l’émotion du souvenir à la vue des inscriptions tombales.
Le spectateur, après avoir partagé avec les quatre soldats les affres de la guerre contre l’ennemi nazi et l’ennemi proche (les cadres de l’armée française) doit pourtant subir avec le survivant Abdelkader, la violence de leur perte et de leur effacement dont témoignent ces traces tombales.
Mais le pire reste à venir. Le plan final sobre et pudique se termine par la solitude d’Abdelkader, assis sur un lit dans la chambre minuscule d’un foyer Sonacotra qu’il a rejoint avec la difficulté de son vieil âge.
Circularité temporelle dont le film a rendu la violence dans une même texture filmique : l’exclusion, l’oubli, le déni après le sacrifice, la discrimination et l’injustice.
« Qu’est ce que le cinéma peut nous révéler de l’espace et du temps que les autres arts ne nous révèlent pas ? »[4] (les arts correspondant chez Deleuze à toutes les activités de connaissance, de la science à la poésie)
Le film apporte une réponse. Il a fait ce qu’aucun mouvement militant n’a réussi à atteindre. Et si les critiques fusent de toutes parts quant aux conséquences politiques néfastes et dévoyées d’Indigènes, un fait demeure au-delà de toutes les explications dénégatrices (qu’elles contiennent un argumentaire justifié ou reposant sur une mauvaise foi patente ou les deux à la fois, comme il arrive souvent) : le film est un beau film de guerre à la facture classique assumée.
Il est un acte de pensée et en tant que tel, il est un acte de résistance.
Il est surtout un acte de Reconnaissance. Un court métrage sur le massacre du camp de Traoré réalisé par Rachid Bouchareb témoigne s’il le faut pour l’engagement du cinéaste dont certains doutent.Ceux là oublient que le cinéma participe d’un discours et qu’en tant que tel il est soumis à des « procédures de contrôle et de surveillance » qu’elles soient externes et/ou internes (Foucault)
La machine financière exigée par un film de cette nature implique sûrement des renoncements et des remaniements. Il suffit de voir le court métrage dont le format « léger » implique naturellement une plus grande autonomie financière et donc une plus grande liberté pour se persuader des intentions du cinéaste.
Loin des discours divers portant sur les même thèmes (dont l’anticolonialisme) et se réclamant d’une certaine radicalité (de pacotille, comme elle l’est souvent lorsqu’elle n’est porté que par le discours) le film Indigènes, tel un météore poursuit sa trajectoire loin du bruit et de la fureur, dans l’univers du sens et de l’art.
A la question plus métaphysique que concrète posée par Godard :
« Que peut le cinéma ? » nous ne répondrons pas mais nous emprunterons à ce cinéaste poète et visionnaire ses conseils sur l’action et donc sur l’engagement.
« Faire ce qu’on peut et ne pas faire ce qu’on veut ; faire ce qu’on veut à partir de ce qu’on peut, faire ce qu’on veut de ce qu’on a et pas du tout rêver l’impossible » [5]
Bouchareb et son équipe d’interprètes primés au Festival de Cannes l’ont fait et ils n’en finissent pas d’en être récompensés, ainsi que ses soldats que le film a placé sous les projecteurs, dont l’un de ses représentants (un « chibani »), qui a gravi les marches rouges du plus grand festival du monde.
[1] Temps et récit-La configuration du temps dans le récit de fiction. Paul Ricoeur,Editions du seuil
[2] ibid
[3] Qu’est ce que l’acte de création ? Gilles Deleuze Editions Montparnasse
[4] L’image temps Gilles Deleuze, Les Editions de Minuit
[5] Introduction à une véritable histoire du cinéma, Jean Luc Godard
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