Avant-première du film Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry
« La prison ne peut pas manquer de fabriquer des délinquants. Elle en fabrique par le type d’existence qu’elle fait mener aux détenus : qu’on les isole dans les cellules, ou qu’on leur impose un travail inutile, pour lequel ils ne trouveront pas d’emploi, c’est de toute façon ne pas « songer à l’homme en société ; c’est créer une existence contre nature inutile et dangereuse » ; on veut que la prison éduque des détenus, mais un système d’éducation qui s’adresse à l’homme peut-il raisonnablement avoir pour objet d’agir contre le vœu de la nature ? La prison fabrique aussi des délinquants en imposant aux détenus des contraintes violentes ; elle est destinée à appliquer les lois, et à en enseigner le respect ; or tout son fonctionnement se déroule sur le mode de l’abus de pouvoir. Arbitraire de l’administration […] Corruption, peur et incapacité des gardiens […] Exploitation par un travail pénal, qui ne peut avoir dans ces conditions aucun caractère éducatif. »
Michel Foucault, Surveiller et punir, éd. Gallimard, coll. Tel.
En ce vendredi 10 mars 2023 avant d’arriver dans une des salles de cinéma Pathé Cap Sud d’Avignon, un temps légèrement pluvieux et maussade dans un climat de réforme des retraites et de violence systémique[1] (radiation du chômage du RSA, inflation baisse du pouvoir d’achat). Le département du Vaucluse l’un des plus touché par le chômage, la précarité, la misère sociale et l’un des taux de diplômes supérieurs les moins élevé de France, est représentatif de cette France qui a faim[2]. A quelques kilomètres de là, pas loin, la violence des quartiers chauds ou dits « territoires perdus de la République », des fusillades deux jours auparavant dans des points de vente d’expédients ou de stupéfiants à bons marchés pour quelques grammes. La mendicité quotidienne à chaque croisements ou carrefours, le délabrement des routes et des infrastructures, l’impuissance organisée de l’Etat[3] dans nos hôpitaux nos écoles et nos collectivités territoriales, et comme réponse à cette violence systémique un ballet de voitures banalisées de la BAC ou flics en gyrophares allumés rythmant le va et vient des kilomètres de bouchons à sens uniques et l’indifférence et le mépris de nos dirigeants face à cette exaspération sociale[4].
Et pourtant malgré tout cela des gens œuvrent pour réparer, peut-être réconcilier des victimes et mettre des agresseurs face à la réalité de leurs actes, de leur violence. Disons tous victimes d’une violence systémique[5]. Ces gens ou citoyens lambda ou héros modernes ne sont pas encore médiatisés, même peu connus dans le milieu judiciaire. Quelques médiateurs bénévoles issus du milieu judiciaire ou sociale ou autres triés sur le volet et suivis par des psy pour encadrer les victimes et les agresseurs délinquants ou criminels condamnés. Ici dans le Vaucluse l’expérience est faite dans l’anonymat et en toute discrétion entre les murs de la prison du Pontet.
Cette rencontre autour de ce film Je verrai toujours vos visages raconte cette initiative souvent bénévole non rémunérée et non encadrée[6] par l’Etat. Elle s’est faite à l’initiative d’une association qui anime un ciné-débat dans le cadre de la semaine internationale de la justice restaurative et dans la continuité de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Y étaient présents des cadres et des agents de L’AMAV[7], du CPIP[8] 84 et de la DTPJJ Alpes Vaucluse[9], avec le soutien de l’IFJR[10], avec tout un parterre de juges d’avocats, de médiateurs sociaux d’éducateurs spécialisés d’enseignants et de victimes qui sont venus témoigner autour du film en avant-première de Jeanne Herry. On a pu noter l’absence du préfet et d’élus locaux.
Depuis 2014, en France, la Justice Restaurative propose à des personnes victimes et auteurs d’infraction de dialoguer dans des dispositifs sécurisés, encadrés par des professionnels et des bénévoles comme Judith, Fanny ou Michel. Nassim, Issa, et Thomas, condamnés pour vols avec violence, Grégoire, Nawelle et Sabine, victimes de homejacking, de braquages et de vol à l’arraché, mais aussi Chloé, victime de viols incestueux, incarnés par une brochette d’acteurs biens et moins connus. Les protagonistes s’engagent tous dans des mesures de Justice Restaurative ne sachant souvent pas ce qu’ils cherchent : parfois des réponses ou juste à exprimer de la colère et de l’espoir, des silences et des mots, le tout dans un va et vient de déchirement, de rage, d’incompréhension, de dépression, de résignation, jusqu’à faire émerger des dialogues inattendues entre victimes et ex délinquants condamnés et des prises de conscience, voire une confiance retrouvée… Et au bout du chemin, parfois, la réparation, la réconciliation face à cet autre qui n’est qu’un humain lui-même victime d’un système…
L’affiche montrant des chaises en cercle comme pour les réunions d’alcooliques anonymes est un huis-clos qui contrairement à la fameuse pièce Sartrienne où l’enfer c’est l’autre permet de faire émerger dans la vibration et le trémolo de la voix, dans l’éclat du regard où la détresse se conjugue à la colère l’incompréhension la résignation à la fatalité, l’espoir d’une humanité. Où l’on voit en l’autre notre semblable au-delà de la couleur de la peau de ses convictions religieuses ou politiques. Ah ! si le cercle de l’assemblée nationale ou des Nations Unies pouvait ressembler à ça, où les victimes feraient face aux Etats puissants et gendarmes pyromanes du monde[11] qui agissent aux noms de principes supérieures qu’ils bafouent ou piétinent comme de vulgaires paillassons dès qu’il s’agit d’intérêts économiques, exprimer leur colère et leur douleur. Et à un niveau microsocial jusque dans nos chaumières, si les différends entre membres d’une même famille pouvaient se régler comme cela, où chacun exprimerait ses ressentiments, ses douleurs… Le monde n’irait que mieux.
Suite au débat avec Jeanne Herry la réalisatrice du film, des interrogations de certains membres du public sur le dénouement perçu comme angélique ou utopique[12] d’une réconciliation entre victimes et délinquants ou criminels. Des remerciements aussi pour avoir exposé cette réalité post-traumatique des victimes souvent moquées ou minimisées, et enfin des messages et des témoignages de gens qui ont connu cette expérience et qui en sont sortis meilleurs, comme cette femme qui est devenue agent de la Police Nationale et œuvrant pour aider son prochain. Rappelant cette époque où la mission de la Police était de proximité et non répressive[13], et où celle-ci à l’instar des services publics n’était pas sous la pression de chiffres de rentabilité ou de coupes budgétaires. Et où l’humain et non l’argent était au centre du dispositif[14].
Il faut saluer ce film exceptionnel qui mérite d’être primé au Festival de Cannes par sa simplicité et son humanité, et le travail de ces psy ces juristes et ces médiateurs bénévoles qui durant des mois travaillent pour l’organisation d’ateliers et de rencontres entre victimes et délinquants ou criminels condamnés, afin qu’ils puissent avoir lieu. Et que pour que chacun prenne la mesure de la douleur de l’autre et des causes qui poussent à cette violence systémique. D’ailleurs en prenant le micro j’ai souligné que ce film était fort d’humanité en effaçant les clivages ethniques ou conditions sociales ou religieuses ou sexuelles et en les surpassant au profit de la dimension humaine. Loin du discours de l’extrême droite qui n’y voit que des noirs ou des arabes[15] ce film évoque en creux la violence systémique en amont au niveau des inégalités économiques et sociales exacerbées par un prisme médiatique anxiogène qui déresponsabilise les pouvoirs publics en racialisant[16] la question de l’insécurité et des inégalités economico-sociales. Loin des statistiques brandies par l’extrême droite expliquant que 80% des délinquants en prison sont d’origine étrangère, feignant d’ignorer le phénomène de ghettoïsation[17], la violence socio-économique ou médiatique qui stigmatise une certaine frange de la population. Oubliant d’évoquer que les imams dans les mosquées les familles d’origine africaines et maghrébines sont tout aussi préoccupées par l’acculturation, la perte de valeurs d’une certaine jeunesse nourrie au Gangsta Rap et à la culture de l’impunité et de l’argent facile. Traitée souvent de racaille[18] oubliant que parfois leur modèle est celui de « racailles à col blanc » qui ont été et qui sont à la tête de nos institutions et de l’Etat et qui n’ont de cesse de chanter les louanges de la méritocratie[19] quand eux-mêmes ne font pas preuve d’exemplarité[20]. Rappelons-le ce sont des enfants de la République ! Et si démission et échec il y a, il est collectif. Plus personne n’écoute l’autre, passage émouvant où Nawelle incarnée par Leïla Bekhti dit à Nassim (Dahli Bensalla) qu’elle bosse comme caissière et qu’elle galère tout autant que lui mais que cela ne la pousse pas à agresser les gens. Ou encore Sabine jouée par Miou Miou qui craque et qui dit qu’elle ne sert à rien, et que les délinquants réconfortent en lui disant que si, renvoyant à eux-mêmes la même fragilité les mêmes doutes du sens de leur utilité qu’ils ont au sein de leur famille et de la société[21]. Et Grégoire cet homme à la cinquantaine dans toute sa virilité et sa vulnérabilité représenté par Gilles Lellouche qui exprime sa colère et qui par la suite est pris de sympathie pour Issa (Birane Ba de la comédie française !) qui n’a de cesse de se poser en victimes et remettant la faute sur les autres sans jamais se remettre en question. Et enfin le clou du film, poignante Chloé victime d’inceste face à ses démons et à son demi-frère qu’elle revoit dans une tension insoutenable, magnifique interprétation d’Adèle Exarchopoulos. Sans oublier Judith (Elodie Bouchez) Fanny (Suliane Brahim) Michel (Jean-Pierre Darrousin) Paul (Denis Podalydès).
Ce film mérite d’être montré dans toutes les prisons et dans toutes les écoles, où souvent les jeunes issus de la diversité ou de l’immigration n’ont plus comme représentation de l’Etat que des agents de la Police ou de la BAC[22], des avocats et des juges.
En tous les cas magnifique film où le cercle symbolique des victimes et des agresseurs réconciliés ou du moins se faisant face ont éveillé en moi un écho de sentiments ramenant au cercle familial ou intimiste lié à nos vies personnelles, à nos traumas, nos échecs, nos non-dits, nos colères, et la possibilité de l’exprimer… Ce film est de salubrité publique ! Il redonne foi en l’Humanité, comme une aura ou un souvenir des plus belles années Balavoine Coluche Le Luron. J’invite à chacun d’aller le voir dès sa sortie le 28 mars dans toutes les salles de cinéma de France. Une vraie bouffée d’oxygène au milieu du climat politico-médiatique morose et anxiogène qui plane sur cette France depuis quelques années déjà. Et qui redonne un espoir et un sens au vivre ensemble comme ce cercle autour d’une table où chacun se passe le relais en tendant le bâton comme symbole du renouement du dialogue social aux antipodes de la culture du clash et des réseaux sociaux et des coups de matraques des CRS et où le débat démocratique[23] est réduit à peau de chagrin et à une cacophonie ou plus personne n’écoute l’autre. Et où le système monte les citoyens les uns contre les autres[24] dans un climat confusionniste[25] qui n’est pas propice à la paix et au dialogue social. Et si la solution était dans cette réplique entre Grégoire (Gilles Lellouche) et Thomas (Fred Testot) qui de peur de récidiver à la sortie de prison parce que ne sachant faire de démarches administratives ou chercher du travail, Grégoire lui propose son aide jusqu’à aller lui donner son numéro de téléphone. En somme créer du capital social et restaurer un Etat social : combat politique qui s’avère ardu et de longue haleine aux vues des réformes néolibérales et de l’indifférence et du mépris de nos élites face aux manifestations contre les réformes des retraites ou autres.
Amine Ajar
[1] Thomas Porcher, Traité d’économie hérétique, En finir avec le discours dominant, éd. Pluriel.
[2] Bénédicte Bonzi, La France qui a faim, éd. Seuil, coll. Anthropocène.
[3] Frédéric Farah, Fake State, L’impuissance organisée de l’Etat, éd. H&O.
[4] Joseph E. Stiglitz, Peuple, Pouvoir & Profits, Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale, éd. Les Liens qui Libèrent.
[5] Patrick Artus & Marie Paul Virard, La dernière chance du capitalisme, éd. Odile Jacob.
[6] Cario Robert met en garde dans son livre La justice restaurative en France :
« La création du « Comité national de Justice restaurative » (Circ. du 15 mars 2017, art. 5.4.b) est sans aucun doute à saluer. Mais il n’est composé, à ce jour, que de représentants des directions du ministère de la Justice. Ce comité ne pourra en aucun cas mener de telles tâches, sinon dans la définition des orientationsorientations de la politique pénale en matière de Justice restaurative. Il importe que cet « Observatoire national pour la Justice restaurative » soit constitué de représentants ministériels (justice, santé, intérieur, sports, condition féminine, notamment), d’experts, de chercheurs et de praticiens de terrain. Il pourrait être placé sous l’autorité du Premier ministre qui déléguerait à l’organisme idoine la responsabilité de mener à bien ces missions. À défaut d’une telle création, instrumentalisation et dévoiement des mesures de Justice restaurative se manifesteront de manière implacable, au détriment des participants déjà suffisamment vulnérabilisés par le crime agi ou subi. » in Cario Robert. La justice restaurative en France (Controverses) (French Edition) (pp. 110-111). Editions L’Harmattan. Édition du Kindle.
[7] AMAV, Association de médiation et d’aide aux victimes.
[8] CPIP, Conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation.
[9] DTTPJJ Alpes Vaucluse, Direction Territoriale de la protection judiciaire de la jeunesse.
[10] IFJR, Institut Français pour la justice restaurative.
[11] Richard Labévière, Terrorisme la face cachée de la mondialisation, éd. Pierre Guillaume de Roux. Lire aussi Jean Ziegler, La haine de l’Occident, éd. Poche.
[12] Ibid, Cario Robert. La justice restaurative en France (Controverses) (French Edition) (pp. 110-111). Editions L’Harmattan. Édition du Kindle.
[13] Gilles Sainati & Ulrich Schalchli, La décadence sécuritaire, éd. La Fabrique.
[14] Christophe Ramaux, L’Etat social, Pour sortir du chaos néolibéral, éd. Mille et Une Nuits.
[15] Propos de Zemmour pour lesquels il a été condamné affirmant que la plupart des trafiquants sont des noirs et des arabes sans remettre en question la violence systémique induite par les réformes néolibérales et qui aggravent les inégalités la précarité propices à tout basculement dans la délinquance ou l’argent facile.
[16] Ibid, Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, Essai sur la confessionalisation et la racialisation de la question sociale, éd. Libertalia.
[17] Eric Maurin, Le ghetto français, Enquête sur le séparatisme social, éd. Seuil.
[18] Dixit Kerry James, la chanson et le clip Racaille, 4ème extrait de l’album Mouhammad Alix en réponse à Sarkozy « Vous en avez assez, vous en avez assez de ces racailles… on va vous en débarrasser ».
[19] Paul Pasquali, Héritocratie, Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), éd. La Découverte.
[20] Pierre Lascoumes, L’économie morale des élites dirigeantes, éd. SciencesPo Les Presses.
[21] Cela nous rappelle l’insulte du président Macron qualifiant les français de fainéants ou les commerces non essentiels.
[22] BAC, Brigade anticriminelle.
[23] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, éd. La Fabrique.
[24] Comment ne pas penser aux clivages suscités par nos dirigeants, vacc versus anti-vacc, commerces essentiels versus commerces non essentiels, travaielleurs versus chômeurs, néoconservateurs pro Zemmour Marine Bardella versus gauchistes ou islamo-gauchistes, etc.
Sous la direction de Pierre Dardot… , Le choix de la guerre civile, Une autre histoire du néolibéralisme, éd. LUX. Comment ne pas penser aux clivages crées entre travailleurs versus chômeurs, vaccinés non vaccinés, etc.
[25] Philippe Corcuff, La grande confusion : Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, éd. Textuel.
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