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Entretien avec le philosophe Charles-Edouard Leroux, auteur du livre “Réparer les mémoires”

“Réparer les mémoires “ (Ed L’Harmattan), qui ont subi et subissent encore les affres du déracinement postcolonial, et dont la souffrance, installée insidieusement et durablement, ronge intérieurement ceux que le psychiatre Franz Fanon, illustre figure de l’anticolonialisme, appelait les « damnés de la terre », c’est sous ce titre lourd de sens que Charles-Edouard Leroux évoque une déchirure de l’âme, profonde et destructrice.

Dans l’entretien empreint d’humanisme qu’il a accordé à Oumma, et qui trouve une résonance particulière à l’heure où la France est minée par ses vieux démons (néo)colonialistes, ce philosophe agrégé de philosophie, professeur honoraire de philosophie et d’histoire de l’art, emprunte les voies ouvertes par trois grands penseurs de la décolonisation – Albert Memmi, Frantz Fanon et Édouard Glissant – pour mieux éclairer la compréhension de notre monde d’aujourd’hui. Un monde en proie à de nombreux tourments, mais dans lequel l’espoir de passer d’une mémoire traumatique à une mémoire libératrice est une petite flamme vacillante, qui brille encore.

Vous évoquez dans votre livre la thématique du déracinement postcolonial, une souffrance psychologique complexe, destructrice et taboue à la fois. Pouvez-vous nous décrire plus en détail ce sentiment, souvent indicible, qui oppresse celui qui est né et vit dans l’ex-métropole et qui, bien que l’indépendance ait eu lieu, subit toujours les effets ravageurs de la violence coloniale ?

Au cours de la rédaction de mon livre La question mémorielle au XXIe siècle (2019), j’ai réalisé que la résurgence des conflits de mémoire et leur persistance au fil des générations relevaient de blessures psychiques profondes que ne suffiraient à réduire ni les mesures d’intégration, ni les politiques mémorielles.

C’est la lecture de Frantz Fanon (1925-1961), à la fois psychiatre et militant de la décolonisation, qui m’a donné l’idée de relier la question mémorielle à celle du déracinement, un terme que n’utilisent pas les auteurs que je convoque (ils utilisent d’autres mots), mais qui me paraît constituer le dénominateur commun de tous les hommes et de toutes les femmes auxquels l’histoire a imposé mutilations et destructions tant physiques que psychiques.

Pour décrire ce tourment insidieux, cette douleur permanente, cette grande déchirure de l’âme dont ne viennent à bout ni nos réussites ni nos moments de bonheur, il faut être attentif à la métaphore beaucoup plus ancienne de l’enracinement, auquel la philosophe française Simone Weil (à ne pas confondre avec l’admirable femme d’Etat Simone Veil) a consacré en 1943 une étude d’une grande profondeur qui ne fut publiée qu’après sa mort, en 1949. Simone Weil fait des enracinements (territoriaux, culturels, spirituels) les sources vives de nos existences individuelles et collectives, sources susceptibles d’évoluer, de prendre des chemins inédits, mais qui ne peuvent se tarir sans mettre en péril la dynamique de nos vies.

Le tragique de l’Histoire réside dans ces déchirures, dans ces arrachements, dans ces déracinements qui constituent autant de ruptures des liens que chacun entretient avec les sources vives de son existence. Cette souffrance du déracinement est d’autant plus profonde qu’elle est recouverte, masquée pour ainsi dire, par les diversions que constituent l’éducation et les divertissements du quotidien, donnant l’apparence d’une assimilation. Mais l’euphorie de la société de consommation n’atténue en rien ce qu’Achille Mbembé a nommé « la grande nuit du déracinement », qui se perpétue au fil des générations. Une souffrance sans nom, une souffrance obscure et qui cherche désespérément une issue, à n’importe quel prix.

Vous citez trois penseurs majeurs de la décolonisation, dont Albert Memmi qui parle de l’aliénation et de la manière dont elle se perpétue, chez le dominant comme chez le dominé, au-delà même des libérations. Comment se manifeste cette aliénation ? Quels sont ses principaux symptômes ?

Ce qui m’a d’abord marqué lorsque j’ai découvert les livres d’Albert Memmi, c’est que le drame du déracinement est autant celui du colonisateur ou ex-colonisateur, que celui du colonisé ou ex-colonisé, même si tous deux ne le subissent pas de la même manière, même si l’un et l’autre n’en ont pas conscience, ou sont dans le déni. 

C’est qui conduit Memmi à élaborer sa théorie des « duos » dont je m’efforce de rendre compte. C’est important, parce qu’on ne se désaliène pas sans désaliéner l’autre. Ex-dominant et ex-dominé, en continuant de vivre, malgré eux et de manière quasi inconsciente la situation dont ils sont en principe sortis, ne sont jamais vraiment libérés du rapport de force qui se poursuit à leur corps défendant. Et cela est très compréhensible : l’un n’a pas guéri des souffrances et des humiliations infligées ; l’autre (l’ex-dominant) n’a pas « digéré » de perdre sa position de dominant.

On pourrait dire que de part et d’autre se maintient « le temps du mépris », la haine vindicative, manifeste ne serait-ce que dans les regards. Ce que j’ai appris à apprécier aussi chez Memmi, c’est de nous avoir appris que la tragédie du déracinement est la même pour tous les êtres, quelles que soient les appartenances religieuses, ethniques ou culturelles.

J’ai suggéré qu’Albert Memmi, en étendant son investigation de la domination coloniale à la domination dans le travail et aux rapports de domination hommes-femmes, a jeté les bases de ce que j’appelle une Théorie générale de l’Aliénation. Voilà qui doit conduire, du moins je l’espère, à une affirmation renouvelée de la fraternité humaine. Mais il y a encore du chemin à faire ! Ceux que Frantz Fanon a appelé « les damnés de la terre » sont décidément légion. 

Parmi les auteurs que vous citez figure Frantz Fanon, pour qui le déracinement se traduit par des mutilations et des destructions à la fois physiques et psychiques, produisant ainsi des individus fragiles et manipulables. Que proposait celui qui fut une figure majeure de l’anticolonialisme afin de remédier à cette déchirure, source de nombreux tourments ?

Votre question reprend bien de l’œuvre de Fanon le point sur lequel j’ai voulu insister, et qui caractérise sa position de soignant, puisqu’il était médecin-psychiatre. Le regard de Frantz Fanon sur le déracinement porte essentiellement sur la période coloniale, puisque, mort en 1961, à l’âge de 36 ans, il n’a pas eu l’occasion de connaître et de vivre l’ère post-coloniale.

On ne peut que supposer ce qu’il aurait pensé de la situation post-coloniale, en particulier pour ce qui est de l’Algérie dont il avait adopté la nationalité. Mais là-dessus, rien n’est sûr. En revanche, Fanon dresse au fil de ses livres un tableau clinique extrêmement précis des « mutilations » et des « destructions », à la fois physiques et psychiques (ce sont ses mots), provoquées par le déracinement colonial.

Il ne s’agit pas seulement de la torture et des traitements inhumains infligés aux populations, mais des effets à long terme de ces mutilations et de ces destructions sur les sujets et sur les générations qui leur ont succédé. Il décrit et explique les chocs traumatiques qui continuent d’engendrer, parfois de décennies après la décolonisation, des formes d’amnésie, de schizophrénie, de phobie, de dépressions et de toutes sortes de troubles de l’identité.

Je cite dans mon livre cette phrase d’Aimé Césaire qui résume de manière très simple (en 1950 !) tous les diagnostiques : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ». Qui peut avoir la présomption d’affirmer que quelques décennies suffiraient à effacer comme par enchantement de tels traumatismes ?

Pour ce qui est des remèdes (car ils existent !) la voie de la « guérison » ouverte par Fanon est poursuivie aujourd’hui par un philosophe comme Achille Mbembe, dont je recommande la lecture, parce qu’elle témoigne de l’énorme travail d’écoute, d’accueil, de reconnaissance, de partage et de soin nécessaire à la guérison des profonds traumatisme infligés à des générations d’hommes et de femmes. Sachant, comme le savait Fanon, qu’il n’y a pas de recette magique.

Le troisième penseur, auquel vous faites référence, est Edouard Glissant. Celui-ci est plus en faveur d’une ouverture conduisant vers un dépassement (ou plutôt une déliance) du drame individuel et collectif que représente le déracinement. Que signifie précisément cette déliance ? 

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J’ai volontiers adopté le terme de « déliance », parce que, s’il sous-entend bien entendu la « délivrance », il permet de souligner à quel point le drame du déracinement réside en ce qu’il maintient entre l’ex-dominant et l’ex-dominé un lien qui emprisonne et empoisonne « la relation ».

L’œuvre poético-philosophique d’Edouard Glissant est centrée sur la Relation. La majuscule a ici une grande importance parce qu’elle indique que les humains sont en mesure de convertir le lien qui aliène, qui emprisonne, qui étrangle, en lien d’amitié retrouvée, de découverte et de respect réciproques, ce lien constitutif de ce qui devrait normalement faire notre humanité, placée sous le signe de la Rencontre et de la Reconnaissance mutuelles.

Chantre de la mondialité qui humanise, et que Glissant préfère à la mondialisation, qui uniformise et détruit, Glissant est le poète-penseur de ce qui a fait l’échec des colonisations : le refus et le déni de la diversité des héritages et des cultures. Je ne peux qu’inciter les lecteurs de tous bords à s’approprier ce que Glissant promeut sous les termes de Créolisation, d’Antillanité, de Tout-monde : autant de chemins pour réparer les déchirures sociales, de remplir les trous de la mémoire collective, et de bâtir une humanité dans l’abandon du modèle social colonisateur ou métropolitain.

Dans le chapitre de votre livre intitulé « Le grand parc humain », vous déplorez que sous l’anglicisme « Entertainement » (divertissement, amusement) se cache un environnement destructeur de nos mémoires collectives. De quelle nature est ce déracinement inhérent à nos sociétés de consommation et de l’immédiateté ?

En travaillant sur le déracinement, je me suis aperçu que par-delà les esclavages et les colonisations, nous étions tous, de manières différentes certes, des colonisés, parfois devenus à notre tour des colonisateurs, et en tout cas des envahisseurs, tout simplement parce que nul peuple n’échappe aux violences de l’Histoire. C’est ainsi que j’ai consacré la deuxième partie de mon livre Réparer les mémoires à ce qu’un sociologue britannique a appelé la « cocacolonisation ».

La formule peut paraître exagérée, dans la mesure où cette « cocacolonisation » n’a pas grand-chose à voir avec ce que fut la violence coloniale. Mais cela signifie que l’histoire peut mettre en œuvre des formes douces (pas si douce que cela, d’ailleurs) de colonisation, d’autant plus acceptables qu’elles s’imposent en promettant confort et bien-être matériels à des masses d’hommes et de femmes qui, tout heureux d’évoluer dans une société qui promet le « jouir » à chaque instant, se laissent bercer par le chant des sirènes de la consommation (qui devient même surconsommation), au détriment des liens avec ceux qui sont nés avant nous.

Et si j’ai repris pour engager ma réflexion la formule de Peter Sloterdjik de « grand parc humain », c’est pour suggérer les effets désastreux que pouvaient produire sur nos traditions et sur nos mémoires les soi-disant « bienfaits », en apparence si indiscutables, de la société de consommation de masse. Nous avons commencé à en mesurer les effets sur la destruction des liens sociaux et sur l’environnement à l’échelle planétaire. Là aussi se multiplient aujourd’hui des états psychiques qui ont les mêmes symptômes que les états liés aux déracinements que nous évoquions plus haut, et qui sont liés à la perte de sens dont souffrent nos sociétés dites « développées ».

En quoi la tyrannie de l’immédiat qui, selon vous, n’entraîne pas nécessairement la destruction de la mémoire, peut néanmoins la fragiliser grandement ?

L’accélération, jusqu’à la frénésie, des rythmes qui ordonnent nos occupations personnelles et collectives nous condamnent à vivre une sorte d’état d’urgence permanent, dont nous éprouvons tous les effets destructeurs en termes d’identité : nous ne savons plus qui nous sommes, où nous en sommes et ce que nous voulons.

Nous avons beau faire les malins, nous pressentons aujourd’hui que ce tourbillon qui nous emporte conduit à un gouffre, dont témoigne notamment la perspective d’épuisement des ressources planétaires, dont la crise sanitaire présente pourrait bien, si nous n’y prenons garde, n’être qu’un signe avant-coureur.

La lucidité n’exclut pas l’optimisme : même s’il est déjà très tard pour échapper aux catastrophes prévisibles, je rends hommage à de nombreux auteurs et à des collectifs de tous bords qui nous ont transmis et continuent de nous transmettre cet « esprit de résistance » qui a trouvé et trouvera au cœur de nos mémoires ancestrales les inspirations (les sources) favorables à la réinvention d’un monde digne de notre humanité. Les révolutions positives sont d’abord des révolutions mémorielles.

Votre ouvrage porte le titre lourd de sens : “Réparer les mémoires” et soulève une question fondamentale : « Comment passer de mémoires individuelles et collectives arrimées aux souffrances, aux ressentiments, aux revanches et aux culpabilités à des représentations mémorielles libératrices ?». Quelle(s) solution(s) préconisez-vous pour y parvenir ?

Votre question confirme ma conviction que tout est affaire de libération, ce qui constitue par excellence le domaine de la philosophie ! Tous les peuples ont appris de leurs sages que la libération commence par un cheminement intérieur, premier pas vers la délivrance. Et ce cheminement intérieur, je le situe, pour ma part, du côté des mémoires.

Il s’agit de passer de la mémoire traumatique, de la mémoire parfois falsifiée ou mystifiée, à la mémoire libératrice. D’où le chapitre que je consacre à la « réinterprétation ». En donnant pour titre à mon livre Réparer les mémoires, je me suis rendu compte à quel point nos existences, individuelles et collectives, ne prenaient sens que dans ce travail libérateur de la « réparation ». L’histoire, celle de tous les peuples, est tragique et destructrice, mais il n’y a pas de fatalité et, même si les périodes de bonheur sont rares, elles résultent toujours des réconciliations auxquelles sont parvenus les humains.

Permettez-moi un dernier mot. Je viens de publier un livre auquel j’ai donné pour titre : L’avenir d’une déception. Vivre des temps incertains. Je crois que, plus que jamais, nous sommes en mesure de projeter des formes de résistance collective au temps des catastrophes.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Charles-Edouard Leroux, auteur du livre “Réparer les mémoires” (Ed L’Harmattan)

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