in

La triste comédie de l’essentialisme

 

Un spectacle éculé fait aujourd’hui salle comble, sur les plateaux de télévision comme sur les éventaires des librairies : c’est la comédie de l’essentialisme. Il n’en est pas en vérité de moins drôle, ni de plus meurtrière. Mais la vieille recette n’a rien perdu de son efficacité. Prenez un événement quelconque, de préférence dans l’« Orient compliqué ». Badigeonnez-le de références religieuses plus ou moins absconses. Vantez l’extraordinaire propension de « ces gens-là » à confondre théologie et politique. Laissez gonfler une opinion publique aussi horrifiée qu’impuissante à comprendre. Le dispositif est enclenché : lorsque votre gouvernement participera à une guerre, aidera une dictature à réprimer ou trafiquera avec les pires criminels, non seulement l’opinion ne le conspuera pas – mais elle lui en sera reconnaissante.

On n’a pas assez noté la puissance d’entraînement de certains mots, ni leur faculté extraordinaire à laisser prendre des vessies pour des lanternes. Dans le langage des experts médiatiques, les termes de « djihad », « Allah », « charia », aujourd’hui « fitna », sont devenus comme autant de crécelles, consciencieusement agitées pour effrayer les gens honnêtes : ils font peu de lumière et beaucoup de bruit. En décrivant les méfaits de l’Internationale islamiste, les ravages du « djihad » lancé par les « fous d’Allah » contre l’Occident ou les conséquences inquiétantes de la « fitna », « guerre au cœur de l’islam1 », nos bruyants experts ont bel et bien pris en otage le débat public. En cela au moins ils sont furieusement à la mode.

Car enfin, pourquoi la guerre « intelligente » lancée en 2001 contre l’Afghanistan avec le maigre renfort de troupes françaises rencontra-t-elle si peu de résistance, alors même qu’elle était sans objet ni morale et fut sans résultat ? Pourquoi les geôles des Etats arabes et leur cortège de tortures n’empêchent-elles pas la France de fêter leurs présidents élus à vie comme autant de Prix Nobel en puissance ? Pourquoi nos hélicoptères européens et démocratiques, nos systèmes de surveillance réputés garantir les libertés fondamentales vont-ils grossir le parc des outils de répression détenus par les régimes du sud et de l’est de la Méditerranée ? Les nouveaux essentialistes n’ont qu’une réponse : parce que l’islamisme est en marche et, si l’on n’y prend garde, submergera bientôt l’Occident de sa violence aveugle. Armons ses ennemis les plus fidèles. Détruisons les Etats qui l’abritent. Mettons fin, par tous les moyens, au règne de la terreur.

Ce discours n’est pas seulement faux. Il aboutit également à donner corps à ce qu’il dénonce, en justifiant l’assistance sécuritaire à dictatures en danger, en poussant au désespoir les moins flegmatiques de leurs opposants ou en donnant aux plus vils des preneurs d’otages une importance qu’ils n’ont pas.

Au mépris de la vraisemblance ou de la logique, le discours médiatique fait du « djihad », défini comme la guerre sainte de l’islam contre les infidèles, l’alpha et l’oméga des dynamiques sociales et politiques du monde arabo-musulman. Sans craindre l’amphigouri, il proclame que les musulmans s’affrontent aujourd’hui selon les lignes de force de la « fitna », de la discorde dogmatique entre écoles théologiques rivales. Agiter de tels chiffons rouges, ce n’est pas seulement commettre des abus de langage sous couvert de fausse érudition. Cela revient également à naturaliser le désordre actuel du monde musulman, à ramener la violence armée en Irak, en Palestine, en Arabie saoudite, en Europe même à n’être que l’expression d’une essence déposée depuis quatorze siècles dans les profondeurs de la conscience musulmane. A nier les interventions ininterrompues qui, de la colonisation à la guerre contre le terrorisme, ont puissamment contribué de l’extérieur à façonner le Moyen-Orient. A balayer d’un revers de la main les tensions proprement politiques qui opposent des dictatures sanglantes ou des pouvoirs transitoires fantoches, célébrés en Occident pour leur « laïcisme » ou leur « stabilité », à des sociétés qui, elles aussi, entendent participer à l’avenir.

A l’heure où, dans les écoles de la République, l’enseignement du fait religieux a été introduit dans son historicité et sa complexité, il n’est pas besoin de souligner l’incongruité ou le danger du nouvel essentialisme. A l’heure où un Occident tout-puissant ne combat, partout dans le monde, que les vestiges de ses propres errements, des dictateurs « amis » devenus artisans de « l’axe du mal » (tel Saddam Hussein) aux « combattants de la liberté » devenus d’abominables terroristes (tel Oussama ben Laden), rien ne serait plus périlleux que de penser que tous nos malheurs, au fond, sont les rejetons de « djihad » et de « fitna ». Il serait bon de se rappeler que, tout au long de leurs quatorze siècles d’histoire commune, l’Europe a bien plus souvent fait le malheur du monde islamique que le contraire. Peut-être cette simple constatation nous éviterait-elle de céder à une version inédite de la fièvre obsidionale, de la suspicion tous azimuts de l’autre.

Publicité
Publicité
Publicité

Rien ne serait plus néfaste en tout cas que de réduire les difficultés que rencontre le monde musulman à une science politique de proximité, qui proclame que l’Europe est devenue la proie de nouvelles invasions barbares. Il faut aujourd’hui cesser de penser l’autre arabo-musulman comme une menace potentielle – sous peine de le voir, caricaturant nos propres angoisses, devenir un danger effectif. Il faut cesser de le décrire en des termes que nous ne comprenons pas et dans lesquels il serait bien incapable de se reconnaître. Et ne plus permettre à nos « amis » dictateurs et aux plus violents de leurs opposants d’encaisser les bénéfices de notre couardise intellectuelle.

 

Notes :

 

1. Cf. Gilles Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Gallimard, 2004.

 

L’Enigme saoudienne : Les Saoudiens et le monde, 1744-2003
Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Lettre ouverte au journaliste de l’émission « Complément d’enquête »

Mahmoud Darwich, dans l’exil de sa langue