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La sexualité au cœur de l’islamophobie (2/2)

DEUXIEME PARTIE : L’AFFAIRE DU MARIAGE ANNULE ET SES MOBILES REELS

 Les reproches de transgression de l’égalité sexuelle et de la laïcité, formulés par les élites françaises dans cette affaire, sont légitimes. Mais ils s’adressent à un jugement qui n’a jamais eu lieu. Ce fait divers n’a été que le prétexte à la construction d’un délire social. Un délire avec un jugement imaginaire, qui aurait fait de « la virginité des femmes avant le mariage une qualité essentielle » et la « norme du mariage républicain »[1].

Avec un mari imaginaire, un « barbare » qui se serait accordé une licence sexuelle avant le mariage mais se serait senti humilié de ne pouvoir offrir en trophée de sa conquête le fameux drap souillé. Avec des ennemis imaginaires, des musulmans qui « utilis[ent] la démocratie pour parvenir au pouvoir dans le but ensuite de la détruire » et appartiennent à « la grande ligue des obscurantistes de toutes obédiences », à « l’internationale des cagots » pour lesquels l’annulation du mariage lillois aurait été célébré comme une « victoire », « un jour faste »[2].

 Un délire est toujours, nous dit Freud, la construction d’une néoréalité. Mais pas n’importe laquelle : une réalité imaginaire qui se substitue à une partie de la réalité considérée comme insupportable, trop angoissante, et de fait déniée.

 Dans l’histoire de ce mariage annulé, quelque chose n’a pas été supportée. Au point que, de la réalité du jugement et de la réalité des faits, on a préféré ne rien savoir ou faire comme si on ne savait rien. Et inventé une histoire, un scandale.

 Les psychanalystes – notamment lacaniens – affirment que le moment déclenchant d’un délire est toujours riche d’enseignement. Plus précisément, ce seraient les signifiants impliqués dans ce moment originaire qui auraient beaucoup à nous dire. Dans notre affaire, tout a commencé par un article révélant et commentant une décision de justice dans une revue juridique. Dans ce texte, trois signifiants, trois termes lus, ont en effet suffi à susciter une décharge émotionnelle incontrôlable : « virginité », « qualité essentielle », « musulmans ».

Or un délire conserve toujours quelque chose de la part déniée de la réalité, dont il vient colmater la béance. Il faut donc s’interroger : que peut nous apprendre les deux éléments constitutifs de notre délire social : la violation de l’égalité des sexes et de la laïcité ?

DERRIERE L’EGALITE DES SEXES, LE DENI DE LA DIFFERENCE SEXUELLE

L’examen de l’argument de l’égalité des femmes nous a permis de mettre en évidence son mobile réel : le déni de la différence des sexes. Ce déni explique cette obstination à vouloir établir dans le domaine du droit une symétrie entre les sexes là où la nature a créé une dissymétrie. Au point de prôner une loi interdisant la mention de la virginité, qui, dans l’imaginaire collectif concerne exclusivement l’état d’une femme. Si ce seul mot a pu être jugé en soi « obscène », c’est parce qu’il symbolise une différence des sexes dont nos sociétés modernes ne veulent plus rien savoir.

 C’est pourquoi également, dans cette affaire, la confession des époux a eu un rôle décisif. Si de l’Islam on ne veut rien savoir, c’est parce que cette religion s’obstine à maintenir un ordre symbolique où la fonction de chaque sexe est distincte. Une philosophe, condamnant à son tour le jugement lillois, avoue ce qui fondamentalement lui a posé problème : l’opposition « désormais » entre « nos démocraties contemporaines » prônant « égalité des sexes et liberté des femmes » et les « dynamiques dites culturelles ou religieuses, obsédées par la séparation des sexes (ne pas être semblables, ne pas se mélanger) et la hiérarchie »[3]. L’égalité des sexes, évidement souhaitable sur le terrain du droit, est ainsi  devenue prétexte au déni de la différence sexuelle, pourtant irréductible sur les terrains de la biologie et de la psychologie.

DERRIERE LA LAÏCITE, LE REJET DE LA LOI SYMBOLIQUE

L’imaginaire transgression de la laïcité dans cette affaire nous indique également un des motifs réels de l’indignation. Ce qui a paru insupportable, c’est que le pouvoir judiciaire dans ce jugement soit en adéquation avec – et non pas cautionne ! – un interdit moral traditionnellement porté par les religions. Et par n’importe lequel : l’interdit des relations sexuelles hors mariage.

 Un tel interdit est devenu aujourd’hui, pour les élites françaises, inconcevable, inimaginable. Pourquoi ? Parce que nos sociétés modernes, libérales, prônent désormais une « jouissance sans limites », où plus aucune contrainte, plus aucun interdit, ni religieux ni d’aucune idéologie, ne doit venir contrarier les désirs singuliers. C’est ce que le psychanalyste Charles Melman appelle la « nouvelle économie psychique », dont l’un des traits est qu’elle commande de « jouir à tout prix »[4] : « ce qui nous est offert aujourd’hui, c’est d’éprouver des jouissances diverses, d’explorer toutes les situations. C’est ça le vrai libéralisme, le libéralisme psychique ! »[5].

 L’Islam ne dit pourtant pas que les relations sexuelles sont un mal. Plus encore, il ne nous dit nullement que sa seule légitimité est de procréer. Il reconnaît donc le plaisir sexuel comme une fin en soi. Oui mais voilà, il énonce que la jouissance sexuelle n’est possible que dans des limites définies, celles de l’union conjugale ! Or cette articulation symbolique du désir et de la l’interdit est devenue, dans nos sociétés libérales, inaudible.

 Pourtant, sur le plan psychique, il ne peut exister de désir sans interdit : ce sont les deux faces d’une même pièce. Si on évacue l’un, l’autre disparaît. De fait le désir authentique aujourd’hui disparaît, il se dégrade de plus en plus en une jouissance effrénée, dérégulée, qui finit par générer de l’insatisfaction. Ces êtres paradoxalement insatisfaits, que Melman nomme « l’homme libéral », ce « sujet nouveau… sans gravité »[6], les « psy » les rencontrent désormais au quotidien dans leur pratique.

 L’Islam n’est pourtant pas le seul système symbolique fixant des limites à la jouissance sexuelle. C’est également le cas de toutes les traditions spirituelles. Les mêmes interdits sexuels que ceux prônés par l’Islam restent d’actualité, du moins sur le plan doctrinal, dans le christianisme et le judaïsme. Mais le libéralisme psychique ayant désormais investi ces traditions religieuses, ces interdits ont perdu, pour beaucoup de pratiquants, leur portée signifiante, leur impact symbolique.

Ils sont de fait de moins en moins observés. On constate d’ailleurs que le succès du bouddhisme en Occident est lié au fait qu’il est perçu comme une religion sans lois, sans interdits. Mais ce bouddhisme occidentalisé, libéralisé, n’est pas le véritable bouddhisme. L’Islam lui pose problème car il résiste, pour le moment, et pour des raisons historiques, à cette libéralisation. Peut-être plus pour longtemps ?

Mais qu’on ne se méprenne pas. Le problème n’est pas que des croyants ne respectent plus les commandements de leur religion ! Le problème est tout autre : c’est qu’ils ne se posent même plus la question de savoir s’ils souhaitent les respecter ou non. La question ne fait plus sens. Ces injonctions et ces interdits ne sont plus des références symboliques, par rapport auxquelles on se positionne, fût ce pour les transgresser. On y est indifférent. C’est cela aussi une des caractéristiques du libéralisme psychique : il n’y a plus de maître à bord, c’est la mort du sujet.

On ne décide plus de rien, on laisse ses émotions, ses instincts, et plus souvent l’information – aussi fluctuante soit-elle – décider à notre place de ce qui est bien ou mal, de ce qu’il faut penser ou faire. Cette position est très différente de celle du croyant qui décide de plein gré de s’affranchir, provisoirement ou durablement, de tel ou tel interdit religieux, pour une raison ou une autre. Si une telle transgression est certes religieusement condamnable, elle a le mérite, sur le plan psychologique, de maintenir le sujet dans une position active par rapport à ses actes. Il reste le pilote à bord, dût-il en payer le prix, ensuite, par ses remords.

On retrouve par ailleurs aussi cette situation d’effacement du sujet chez des croyants qui respectent scrupuleusement les commandements de leur religion, mais sans savoir pourquoi. « C’est comme ça chez nous », se contentent-ils de dire. Cela aboutit parfois à des drames dans certaines familles, notamment musulmanes. Lorsque les commandements religieux perdent leur signification, ils se dégradent en des coutumes absurdes ou en des interdits vécus comme de pures contraintes, parce que leur raison d’être a été oubliée.

Ainsi lorsque l’idéal de l’abstinence sexuelle avant le mariage – valant pour les deux sexes – perd de sa signifiance, il se transforme en une injonction à la virginité pesant exclusivement sur les filles, pendant que les garçons sont tacitement autorisés à vivre toutes les expériences, tant que ça ne se voit pas et ne se sait pas.

 Dès lors, au lieu que l’abstinence sexuelle soit un moyen pour la maîtrise de la pulsion sexuelle, elle se met au contraire au service d’une autre pulsion, scopique : on demande aux filles de rester vierges, pour que toute la famille puisse paraître, faire bonne figure, être reconnue le jour des noces comme une famille honorable, qui a bien éduqué ses enfants. L’essentiel, c’est ce qui se voit ! Voilà comment un commandement divin, même respecté, peut être détourné de sa finalité originaire.

 Car attester qu’ « il n’est d’autre dieu que Dieu », c’est affirmer son indépendance par rapport au regard de l’autre, aux apparences sociales, c’est se libérer du m’as-tu vu social. Mais là, on fait de l’Islam un agent de la mentalité consumériste, matérialiste, des sociétés modernes. Aucune religion désormais n’y échappe ! On comprend dès lors que certaines jeunes filles et femmes s’affranchissent d’un interdit qu’elles ne sont plus en mesure de comprendre, et qui est devenu injuste et absurde.

Alors certes, il va de soi que le pouvoir judiciaire ne tire aujourd’hui plus sa légitimité de l’autorité spirituelle. Cette indépendance n’a pas à être remise en cause et ne l’a pas été dans l’affaire du mariage annulé. Mais on voudrait que désormais, ce pouvoir, non content d’être indépendant, devienne une force d’opposition à la religion.

On voudrait créer des lois d’exception pour éjecter de la visibilité publique tout se qui viendrait contrarier la volonté de jouir sans fins, et toute personne qui, par son attitude, ses valeurs ou son apparence vestimentaire, ne s’inscrit pas dans cette nouvelle économie psychique. On a ainsi il y a quelques années créé une loi antivoile et aujourd’hui on voudrait créer une loi anti-annulation-de-mariage-pour-cause-de-non-virginité.

 Ceci aboutit à des contradictions logiques : au nom de l’égalité des sexes, on interdit à des filles d’aller à l’école, à des femmes de travailler, on les condamne à la réclusion au prétexte de les libérer ! On ne veut surtout pas savoir qu’elles portent majoritairement ce voile de plein gré. On préfère s’imaginer qu’elles sont soumises, bafouées, battues. Elles dérangent, car on voit bien au fond qu’elles sont libres : désireuses d’étudier, de travailler, de s’émanciper. Oui mais voilà, ce fichu voile indique qu’elles souhaitent inscrire ce désir dans des limites. Bref, elles contrarient l’idéal de l’homme libéral, un sujet réduit à un consommateur, un jouisseur sans limites, dans  quelque domaine que ce soit. Il n’y a dans nos sociétés matérialistes plus qu’un seul impératif catégorique qui tienne : « jouis ! ».

L’ISLAMOPHOBIE, UNE MODALLITE DE LA PSYCHOSE SOCIALE CONTEMPORAINE

Ce n’est pas par hasard si le déni de la différence des sexes et le rejet de la loi symbolique sont au fondement du petit délire social suscité par ce fait divers de mariage annulé. C’est que ces mécanismes psychiques sont les organisateurs structuraux de tout délire. Ils appartiennent à une même économie psychique, celle de la psychose. On doit au psychanalyste Jacques Lacan d’avoir isolé le mécanisme fondateur de toute psychose : la « forclusion du Nom-du-Père »[7], autrement dit le rejet de la fonction paternelle. C’est que pour le petit d’homme, le père est à la fois le premier représentant de la loi symbolique – en tant qu’il énonce l’interdit de l’inceste – et celui qui permet d’accéder à la reconnaissance de la différence des sexes. En se référant, dans sa parole, au père, la mère permet à l’enfant de comprendre qu’il y a entre elle et lui un "intrus", un tiers séparateur, le père.

Lorsque, dans une famille, l’autorité paternelle disparaît, soit parce que le père est réellement absent, soit parce qu’il n’est plus représenté dans le discours de la mère, l’enfant reste arrimé à une relation, duelle, fusionnelle, avec la mère. Il devient alors l’objet tout puissant de sa mère, pour qui il est l’enfant-roi, qui ne lui refuse rien, car ne désirant pas ou plus le père, elle est toute entière à l’enfant. Et il deviendra plus tard un psychotique, pour lequel tout sera possible, rien ne sera interdit, mais qui décompensera lorsqu’il rencontrera une figure paternelle, quelque chose qui viendra instaurer une contrainte à son désir.

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Le libéralisme psychique au fondement des sociétés de consommation modernes ne veut plus aucune limite à la liberté, à la volonté de jouir. On récuse l’autorité du père dans les familles, l’autorité du maître à l’école, et lorsqu’on est croyant, l’autorité spirituelle. L’autorité de l’homme – ou de la femme – politique est sous contrôle. Il doit être « au service » du peuple, si bien qu’il ne peut plus se passer de conseiller en communication ; il devient un « people », une image destinée à séduire. Il ne doit plus avoir de programme, d’idéologie, être un simple gestionnaire.

Cette nouvelle économie psychique instaure de fait une « psychose sociale »[8], dont l’islamophobie n’est au fond qu’un des multiples visages. C’est pourquoi on délire autant sur l’Islam.

C’est aussi pourquoi l’islamophobie en France n’est jamais aussi forte que lorsque quelque chose – souvent un fait divers – de la conception islamique de la sexualité  est appelée au devant de la scène. Aujourd’hui un mariage annulé, hier des élèves se présentant voilées à l’école. A chaque fois le même déni de la réalité surgit. On travestit les faits, on les exagère. On s’invente des ennemis imaginaires : des groupes islamistes cachés qui manipulent en secret et complotent contre la République. Comme l’affaire du mariage annulé, le rapport de la Commission Stasi en 2003 – qui a débouché sur la loi antivoile – est un très bel exemple de ce déni.

En effet, au terme de dizaines d’auditions échelonnées sur six mois, une commission de « sages », comprenant nombre d’intellectuels et universitaires, publie un rapport[9] où se retrouvent tous les amalgames et préjugés populaires sur l’Islam, une exagération flagrante des « problèmes » que posent les filles voilées à l’école. Sans aucune donnée chiffrée. Et surtout sans avoir auditionné les principales intéressées !

Et pour colmater le trou laissé par la réalité éjectée, on s’invente des histoires. On invite sur les plateaux une iranienne ou une sénégalaise pour parler en lieu et place des musulmanes de France. On crée des mythes : le mythe de la virginité des femmes au moment du mariage, le mythe de la femme adultère lapidée, le mythe des filles excisées, le mythe de la femme voilée soumise. Autant d’absurdités imputées à l’Islam.

Il y a, dans toutes ces affaires, une volonté manifeste de ne rien savoir de l’islam – surtout de sa sexualité – et de la réalité vécue des musulmans. Y compris lorsqu’on est un « sage » ou un professionnel de l’information ou un représentant politique. Les mythes forgés sur l’Islam servent à la conscience islamophobe d’anxiolytique pour calmer l’angoisse provoquée par la rencontre avec la réalité de l’Islam.

Ceux qui se sont exprimés dans la presse pour s’indigner du mariage annulé de Lille ont souvent évoqué la vive émotion – l’angoisse – qu’ils avaient d’abord ressenti en apprenant la nouvelle ; l’égalité des sexes ou la laïcité ont alors servi, dans un second temps, de bouée de secours pour exprimer l’indicible initial. De même, avant le vote de la loi antivoile, des professeurs avaient expliqué combien la « vue » d’élèves voilées dans leur classe était pour eux « insupportable ». Et voilà comment les idéaux républicains servent d’anxiolytiques contre des angoisses liées à la sexualité.

Voilà aussi comment on en vient à prôner – et parfois on crée – des lois d’exception comme pare-excitation, pour empêcher le surgissement d’angoisse, en évacuant de la vue l’objet anxiogène. On veut aujourd’hui que la loi interdise à un homme – induit en erreur sur le rapport à la sexualité de son épouse – d’annuler son mariage, pour la même raison qu’on cherche à évacuer de la visibilité publique les femmes voilées. Le « cachez ce sein que je ne saurais voir » du névrosé d’autrefois est devenu un « ôtez ce voile qui m’empêche de voir » de la psychose sociale d’aujourd’hui.

Dans les deux cas, une même angoisse liée à la différence des sexes. Sauf que l’angoisse a changé de nature. Autrefois, intériorisée dans des conflits intrapsychiques individuels, elle s’extériorise aujourd’hui dans un délire collectif, islamophobe. C’est que la société, autrefois malade d’un sexe trop présent – obsédant – à force d’être trop caché, est aujourd’hui malade d’un sexe trop absent – en tant que différence sexuelle – à force d’être trop visible.

Car c’est cela aussi la maladie de l’homme libéral : le culte de l’apparence, l’idolâtrie du tout voir, tout montrer. Les « magazines people » dévoilent la vie privée des stars, et l’anonyme vient dévoiler son « secret » ou son intimité sur les plateaux de la « télé-réalité », dans le seul but de devenir, lui aussi, « une star ».

 Il y a quelques décennies, on ne jouissait pas assez parce que la loi morale refoulait le désir. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on jouit trop parce que le désir éjecte la loi. Mais dans les deux cas, c’est kif kif, pareil : c’est le désir réel qui est manqué ! Le désir ne peut s’épanouir qu’en s’articulant autour d’une loi. Comme le serpent ne peut monter qu’en s’enroulant autour d’un tronc. Encore faut-il que la loi soit "droite", valable pour Adam comme pour Eve. Et non qu’elle enferme Fatima à la maison, tandis que Mohamed festoie dehors. On ne peut cheminer que sur un « droit chemin », le « sirat al-mustaqim » du Coran. Alors, si la loi est "droite", le tronc lui aussi sera bien droit. Et le serpent du désir pourra monter, monter, monter. Jusqu’à la cime des arbres ou jusqu’au ciel ? Ah ça, c’est une autre question !

POUR CONCLURE

 Quels enseignements peut-on tirer de cette approche psychologique de l’islamophobie ?

 D’abord que le terme « islamophobie » est à la fois heureux et malheureux. Heureux car il pointe le fait que le rejet de l’Islam est un symptôme, celui d’une société récusant toute autre idéologie que l’économie de marché dérégulée et voulant tout uniformiser, y compris la sexualité. Mais malheureux car, de fait, le diagnostic n’est pas le bon : ce libéralisme psychique, qui veut jouir sans contrôle, relève d’un système psychotique, non du fonctionnement d’une phobie névrotique, pour laquelle la loi symbolique est toujours en place.

Par ailleurs cette psychose est chronique. Elle s’aggrave même avec le temps, l’angoisse qui la fonde se réactivant dès qu’un fait divers ou un évènement politique vient la contrarier.

 Dès lors, comment réagir face à cette islamophobie croissante ? On peut certes préférer se taire, car on ne soigne pas un fou en lui démontrant le caractère déraisonné de son délire. Mais il n’est guère plus sage de rester indifférent à toutes les injustices humaines que génère cette "phobie" de l’Islam.

Que fait-on de ces femmes qu’en toute incohérence logique et républicaine on exclut au moment où on les juge victimes de l’obscurantisme religieux et de l’oppression masculine ? Comment aide-t-on ces élèves et étudiantes qu’on renvoie des établissements scolaires pour leur apparence physique, alors qu’elle ne demandent qu’à s’instruire ?

Ces citoyennes mères qui veulent participer aux conseils de classe et sorties scolaires de leurs enfants ? Ces jeunes femmes voilées qui aspirent à gagner leur autonomie matérielle et qu’on empêche de travailler ? Cette jeune nordiste qui aspirait à divorcer discrètement et qu’on a voulu publiquement maintenir mariée ? Et cette marocaine à qui on interdit de devenir française sous le prétexte que son refus des « valeurs essentielles de la communauté française, et notamment [du] principe de l’égalité des sexes » serait visible dans sa tenue par on ne sait quelle matérialisation de l’esprit ?

 La question reste ouverte. Mais une chose est sûre : ces femmes, que la République bafoue, souffrent. Matériellement, physiquement, moralement, psychologiquement.



[1] Laurent Joffrin, déclaration sur France Info, citée dans Libération, 6 juin 2008.

[2] Editorial de Laurent Joffrin, Libération, 31 mai -1er juin 2008.

[3] Geneviève Fraisse, « Une démarche qui rouvre le dossier de l’inégalité des sexes », L’Humanité, 31 mai 2008.

[4] Lire Charles Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002.

[5] Id., p. 116.

[6] Id., p. 117.

[7] Lire Jacques Lacan, Séminaire III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Seuil, 1981 et surtout « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (décembre 1957-janvier 1958) in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531-583.

[8] Charles Melman, « psychose sociale et zapping subjectif », id., p. 114 -122.

[9] Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport au Président de la République, 11 décembre 2003.

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