Nous avons vu, dans notre première partie, que la différence religieuse judaïque avait été la seule que la royauté française dût administrer entre la fin de l’hérésie cathare, au XIIIe siècle, et le début du XVIe siècle. A ce moment, les juifs constituent une minorité installée que l’Etat français perçoit moins comme une menace et persécute moins.
Introduction de la Réforme protestante en France.
Le mouvement de réforme qui conduit au protestantisme n’est pas une nouveauté radicale au début du XVIe siècle. Mais il se précipite alors avec Martin Luther, qui, entre les années 1515 et 1520, commence à répondre à la question centrale que se posent les chrétiens de la Renaissance, celle du salut des individus en tant que tels, face à Dieu. Les textes de Luther et sa doctrine se répandant très vite en France dans les milieux cléricaux et intellectuels, dans la petite noblesse puis parmi le peuple illettré grâce à des prédicateurs.
Les milieux humanistes, la cour et le roi François Ier ne sont pas hostiles aux positions de Luther qui rejoignent bien des préoccupations des hommes de cette époque. C’est la Sorbonne, faculté de théologie de Paris et le Parlement de Paris qui s’opposent aux idées du réformateur. La première est en mal d’influence intellectuelle, le second soucieux d’affirmer son indépendance face au pouvoir royal.
Premières persécutions.
C’est pourquoi, dès 1521, le Parlement interdit toute impression d’écrits non autorisés par la Sorbonne. La tension s’accentue et, en 1523, commence une persécution dont la première victime est le normand Jean Vallière, brûlé à Paris, le 6 août 1523.
De la date de cette première exécution, illustrant le traitement médiéval de lutte contre les différences religieuses dangereuses par éradication des individus hérétiques, jusqu’à l’Edit de tolérance accordé aux protestants de France par le roi Louis XVI en novembre 1787, il se sera écoulé plus de deux siècles et demi pendant lesquels se construisit une manière d’administrer la différence religieuse en France.
L’évolution pendant cette période ne fut pas linéaire mais marquée de tensions, de guerres civiles, de progrès, de régressions que l’on peut suivre très précisément au long des affrontements et des textes réglementaires ponctuant ces querelles. Ces textes traduisent à la fois des rapports de force politiques et militaires et l’évolution des mentalités à l’égard des deux concepts clés de liberté de conscience et de liberté de culte.
L’organisation juridique de la répression.
Comme nous l’avons dit, la première période est celle de la répression et de la persécution. Mais, pendant un certain nombre d’années, sous l’influence des humanistes français, des tentatives de rapprochements doctrinaux eurent lieu entre protestants et catholiques du pays. Ces tentatives n’eurent pas de résultat et, au fur et à mesure que le protestantisme s’étendait dans le pays, la répression s’accentua. Un premier édit, le 24 juin 1539 organise cette répression et encourage tout sujet à la délation. L’année suivante, l’édit de Fontainebleau, le 1er juin 1540, enlève aux tribunaux ecclésiastiques le droit de condamner l’hérésie. Il attribue à la Sorbonne la fonction d’édicter le dogme et aux parlements le privilège d’appliquer ce dogme et de juger les hérétiques. C’est donc une autorité universitaire et une autorité juridique civile qui se voient décerner la tâche de lutter contre l’hérésie.
La rupture est radicale puisqu’elle soustrait à l’autorité directe de l’Eglise ce qui apparaît de son ressort naturel mais sans doute est elle trop brutale puisque l’édit de Chateaubriand du 27 juin 1551 limite le droit du Parlement de juger les hérétiques. Quoi qu’il en soit, la persécution n’a pas cessé ; elle continue et l’édit de Compiègne du 24 juillet 1557 prescrit clairement la peine de mort pour tout protestant confondu.
Renforcement des protestants de France.
Apparemment la répression ne tarit pas les conversions, qui touchent désormais la très haute noblesse du pays de France et font de la religion réformée un parti menaçant. Dans des seigneuries dominées par des maîtres protestants, avec une bourgeoisie protestante, des artisans protestants, des propriétaires terriens et des paysans protestants, il se constitue des pôles d’une réelle puissance. Au surplus, les régions de France touchées par le protestantisme sont périphériques ; Normandie, Picardie, Est et sud du Massif Central, régions pyrénéennes, Bas Poitou, Charente, Bordelais, tous territoires en contact plus ou moins direct avec l’étranger, germanique, suisse, espagnol ou anglais.
Enfin, les protestants fédèrent leurs forces en des synodes nationaux dont le premier eut lieu à Paris du 26 au 28 mai 1559. Il y a donc, à partir du milieu du XVIe siècle en France ce que l’on a appelé un Etat protestant, lequel commence à entrer en concurrence avec l’Etat royal allié à l’Eglise catholique et avec d’autres institutions centrales comme le Parlement de Paris ou la Sorbonne. Dès lors, la tension qui naît à cette époque est désormais aussi politique que doctrinale et le roi Henri II entend bien déployer tous les moyens pour éradiquer le protestantisme comme la religion albigeoise avait été éradiquée quatre siècles plus tôt. Il n’eut pas le temps de mener à bien ses vues puisqu’il meurt dans un tournoi le 10 juillet 1559, laissant des fils dont l’aîné avait à peine quinze ans.
Le progrès des nouvelles idées.
De ce moment, du fait de la faiblesse du pouvoir royal face à un Etat protestant mené par des grands seigneurs, en conséquence des progrès de l’idée de liberté de conscience dans les esprits éclairés, les mentalités s’habituèrent à tolérer une différence religieuse qui eût été jusqu’alors inacceptable.
Le premier concept qui parut opportun aux esprits ouverts fut celui de tolérance civile provisoire. A l’époque de la Renaissance et de l’humanisme, un demi siècle après le début des grandes découvertes, les horizons se sont élargis et la notion d’universel trouve à s’appliquer concrètement face à de nouvelles terres, de nouveaux hommes, de nouvelles cultures, de nouvelles religions.
L’oeuvre de Guillaume Postel.
Une oeuvre a tenté à cette époque en France d’énoncer un projet de concorde universelle, c’est le De Orbis terrae concordia de Guillaume Postel, paru à Bâle en 1544 en quatre volumes. L’idée soumise était celle d’un accord doctrinal des trois religions abrahamiques[1], devant aboutir à terme à un rassemblement sur la vérité incontestable du christianisme, démontrée par la raison. En 1560 Guillaume Postel publie De la République des Turcs qui sera réédité en 1575 sous le titre Des histoires orientales. Il loue la tolérance des ottomans vis à vis des chrétiens et affirmant que : « Dieu, sans que nul y pense, a fait que les habitants des dix douzièmes du monde soient déjà à demi convertis, et quasi chrétien »[2].
Qualifier les musulmans de quasi chrétiens n’est pas une mince audace. Cela en tout cas propose très clairement le projet de tolérer la différence religieuse, en attendant de l’annexer, de l’assimiler par la raison, le débat et l’exemple. L’idée n’est pas neuve, c’était celle de Saint Dominique, prêchant par l’exemple et la raison auprès des Albigeois, c’est probablement celle qui court encore dans les inconscients d’alors, étant posé que le souverain bien n’est plus la vérité du Christ mais l’idéal républicain.
Cependant, l’oeuvre de Postel, militant pour un accord doctrinal de bonne foi basé sur la raison et fondée sur l’idée d’une concorde entre religions différentes par une bonne négociation entre théologiens, aura une courte faveur.
L’exhortation aux princes.
Au début du règne de François II, pendant les années 1560 et 1561, des édits sont publiés, des assemblées convoquées avec l’ambition d’aboutir à un Concile unificateur des doctrines protestantes et catholiques. La reconnaissance des protestants en tant que partenaires est donc acquise. Ils ne sont plus des hérétiques à brûler. La notion de liberté de conscience progresse et des catholiques la défendent. Une autre idée se fait jour également ; celle d’une raison d’Etat indépendante et désarticulée de la raison religieuse, un principe proposé en particulier dans un libelle paru en 1561 et intitulé Exhortation aux Princes et Seigneurs du Conseil privé du Roy, pour obvier aux séditions qui semblent nous menacer pour le fait de la religion.
Ce libelle affirme que le roi est tenu désormais de tolérer deux religions en France pour maintenir la paix. Aucune ne peut éliminer l’autre et aucune conciliation doctrinale ne peut être espérée. La liberté de conscience ne se peut combattre par la force et la liberté de culte en découle naturellement. Comme beaucoup d’autres auteurs, celui de l’Exhortation aux Princes… donne en exemple la liberté religieuse qui règne chez les Turcs et le traitement des juifs dans les terres papales du Comtat Venaissin. Au-delà de la notion de la tolérance civile provisoire, et dans l’attente d’une réconciliation doctrinale, cet écrit défend la conception d’une tolérance civile sans terme fixé, traduite par l’affirmation d’une liberté de conscience et de culte. Au reste le projet d’une réunification religieuse, porté en particulier par le chancelier Michel de l’Hospital, échoue lors d’un Colloque, réuni à Poissy du 9 septembre au 14 octobre 1561, avec la participation de théologiens catholiques et protestants qui ne peuvent s’entendre. Réaliste, le chancelier comprend l’impossibilité de l’entreprise et se résout à rechercher des solutions politiques pour la cohabitation religieuse.
La fonction royale au coeur du problème.
Ces solutions politiques impliquent que les esprits acceptent de subordonner l’exigence médiévale de l’unité religieuse exprimée par l’adage une foi, une loi, un roi à l’exigence moderne de liberté individuelle de conscience et de culte.
Ces solutions politiques passent par une certaine forme de désarticulation entre les intérêts exclusifs de la religion majoritaire et les intérêts de l’Etat garant de l’union et de la concorde nationale. La fonction royale étant concernée au premier chef par cette tension qui la situe dans une aporie redoutable, la solution découlera de choix idéologiques et politiques opérés par le roi lui-même qui devra choisir de remplir un nouveau rôle régalien de protecteur de la religion non majoritaire.
Une fonction royale très affaiblie.
Or, le roi, en ce début d’automne 1561 où échoue le colloque de Poissy, est un enfant de onze ans qui règne depuis une année à peine, sous la tutelle de sa mère, assistée d’un conseil mi protestant mi catholique. De son côté, l’Etat protestant se renforce à cette époque et se dote d’une armée dans le sud ouest de la France, tandis que le Parlement de Paris, fer de lance de l’anti-protestantisme, reste une puissance mal contrôlée, avec laquelle il faut compter.
Un roi mineur et faible, un parti protestant puissant, doté d’une armée et dominé par de grands seigneurs indépendants et ambitieux, une assemblée de gens de robe mal soumis, tout cela constitue la situation politique de départ où s’inscrit le débat déjà très avancé sur la liberté de conscience et de culte. C’est en fonction du mouvement des idées et de la contrainte des faits, non sans influences mutuelles, que l’administration de la différence religieuse à cette époque va trouver ses voies.
Donner une chance à la tolérance : (l’édit de janvier 1562).[3]
On l’a vu, l’idée dominante au départ est celle de la tolérance provisoire dans l’attente d’une réconciliation religieuse. L’échec de la réconciliation est patent mais rien n’empêche de rêver l’avenir et d’afficher le caractère transitoire de la tolérance pour permettre à celle-ci de survivre et d’aller le plus loin possible. C’est ce à quoi s’applique l’édit de janvier 1562 qui clôt l’ensemble des démarches initiales d’union sous le règne de François II, autorisant le culte protestant dans toutes les campagnes et légitimant les instances des Eglises réformées autorisées par les officiers royaux. Ainsi, depuis la mort d’Henri II (1559) l’acceptation des protestants comme partenaires officiels, l’idée de liberté de conscience et de culte avaient fait un chemin considérable et auraient pu être imposées par un roi fort.
Entre affrontements guerriers et progrès des idées.
Malheureusement le roi était rien moins que fort ; le Parlement de Paris approuva avec beaucoup de réticence l’Edit de janvier et les grands seigneurs, catholiques comme protestants se laissèrent aller à une violence sectaire qui conduisit à la première guerre de religion entre mars 1562 et mars 1563, désolant le pays d’exactions.
La première guerre de religion et les acquisitions de l’édit d’Amboise (1563).
Au terme de cette première guerre, la paix revenue fut réglementée par l’édit d’Amboise du 19 mars 1563 qui le premier reconnaît expressément la liberté de conscience dans ses articles mais subordonne la liberté de culte au rang social. C’est ainsi que seuls les seigneurs hauts justiciers avec famille et sujet, ont la totale liberté de culte hors des villes. Les autres protestants ne peuvent exercer le culte que dans les faubourgs d’une ville par baillage. A Paris seul le culte catholique est autorisé. De ce jour, le protestantisme put apparaître comme la religion des grands seigneurs et connaître peut être moins de faveur, mais il est acquis désormais que la liberté de conscience est reconnue à tous et qu’il sera difficile de poursuivre les individus au prétexte de ce qu’ils croient au fond d’eux mêmes.
Cela gagné, l’idée d’une liberté de conscience sans totale liberté de culte apparut à beaucoup d’esprits ouverts comme une aberration. C’est pourquoi un débat sur l’édit d’Amboise anima les années qui suivirent et permit aux plus audacieux de proposer le concept de liberté de religion qui inclut liberté de conscience et liberté de culte, avec organisation de culte public des deux religions et instauration dans les parlements provinciaux de chambres composées pour une moitié de juges catholiques et pour l’autre de juges protestants.
Une succession de guerres (1567-1585) conclues par un édit intolérant (édit de Nemours 1585).
Au terme de presque cinq ans de paix, des troubles dans le Midi et les ambitions du chef protestant Louis de Condé amenèrent six mois de nouvelle guerre de religion, la deuxième (à cheval sur les années 1567-1568), qui prit fin à la paix de Longjumeau (23 mars 1568) rétablissant l’édit d’Amboise. Le répit dura le printemps. Les mêmes ambitions mènent à la troisième guerre de religion au mois de septembre 1568 et, au terme d’un rude conflit, à l’édit de Saint Germain du 8 août 1570 qui reprend les dispositions des précédents traités de paix mais, pour la première fois, accorde quatre places de sûreté où le culte réformé pourra s’exercer en toute liberté et où les protestants trouveront refuge.
La quatrième guerre de religion éclate en septembre 1572 avec le massacre de la Saint Barthélemy. Le protecteur des protestants n’est plus Louis de Condé, mort en 1569, mais Henri de Navarre, son neveu, fils du frère aîné du défunt, Antoine de Bourbon, roi de Navarre. Cette quatrième guerre prend fin en juillet 1573 avec la paix de La Rochelle et l’Edit de Boulogne qui accorde liberté de conscience, liberté de culte privé, liberté de culte public dans les villes de La Rochelle, Nîmes, Montauban et plus tard Sancerre.
Désormais les points qui pourraient permettre aux catholiques et aux protestants de réglementer une possible cohabitation sont à peu près fixés. Ce qui manque est l’autorité royale susceptible d’imposer l’édit ultime. Or, le 30 mai 1574 meurt le roi Charles IX auquel succède son frère Henri III.
Quatre guerres de religion éclateront sous son règne (1574-1576), (1576-1577), (1579-1580), la quatrième se prolongeant bien au-delà (1585-1598). Elles seront ponctuées par l’édit de Beaulieu de mai 1576 sans doute le plus favorable aux protestants et l’édit de Poitiers à l’automne 1577. La mort du frère et héritier du roi en 1584 fait du protestant Henri de Navarre le premier successeur légitime au trône de France et rallume les oppositions puisque le pape s’élève farouchement contre cette possibilité et qu’au mois de juillet 1585, l’édit royal de Nemours imposé par la Ligue ultra catholique supprime tout ce qui avait été accordé jusqu’alors aux protestants et les oblige soit à la conversion soit à l’exil. Le cheminement difficile mais incontestable de l’idée de tolérance lors de ces décennies sanglantes était enrayé.
[1] Notons que l’allemand Nicolas de Cues (1401-1464), docteur de l’université de Padoue, évêque de Blixen, légat du pape, gouverneur de Rome, avait écrit en 1453 le De pace fidei s’efforçant de montrer que les différences de dogmes et de rituels s’effacent devant la similitude de la vénération portée à Dieu par toutes les religions. Le Coran l’avait déjà dit (en particulier II, 62) de même que des mystiques musulmans comme al-Hallaj, (858-922), Ibn Arabi (1165-1240) ou Jalal ad-Din Rumi (1207-1273). Sur Nicolas de Cues voir l’excellent site http://perso.wanadoo.fr/jm.nicolle/cusa/, sur les auteurs évoqués et d’autres citations du Coran sur le thème, voir l’anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-Meyerovitch pages 262 à 265 (Bibliothèque de l’islam, SINDBAD édition de 1986)
[2]Des histoires orientales p. 61-62, Paris 1575
[3] L’ensemble des édits de pacification de 1562 à l’édit de Nantes inclus est publié sur les éditions en ligne de l’Ecole des Chartes, édition critique dirigée par Bernard BARBICHE avec la collaboration d’Isabelle CHIAVASSA. L’édit de Nemours, qui est loin d’être un édit de pacification n’y figure pas. Page d’accueil à partir de laquelle il est possible de naviguer sur ce site à l’excellente rigueur scientifique : http://elec.enc.sorbonne.fr/editsdepacification/index.php
Cette analyse en sept parties, à partir de brefs rappels historiques, tentera de retracer l’évolution des manières d’administrer la différence religieuse dans notre pays, marquées par une très longue domination idéologique de l’Eglise catholique et par une exigence constante d’autonomie de l’Etat royal, et des régimes qui lui ont succédé, à l’égard des autorités centrales de cette Eglise.
- La minorité religieuse et son traitement au Moyen Age ;
- La Renaissance et les guerres de religion ;
- La dernière guerre de religion et Henri IV ;
- L’Etat royal et les minorités religieuses de l’Edit de Nantes jusqu’à la Révolution ;
- La Révolution et l’Empire face aux religions ;
- De Napoléon à nos jours ;
- Les structures de la relation entre spirituel et temporel en France.
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