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Entretien avec Y.Sangaré, auteur de «Penser l’islam depuis l’Afrique. La doctrine de Chérif 0. Madani Haïdara»

Parent pauvre des études islamologiques, l’islam enraciné au sud du Sahara représente pourtant une mine d’exploration d’une grande richesse, dans laquelle les chercheurs seraient bien inspirés de puiser. 

Comme le met en lumière Youssouf Sangaré, islamologue et maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco, Paris), dans son ouvrage passionnant “Penser l’Islam depuis l’Afrique – La doctrine de Chérif O. Madani Haïdara”, Souleymane Bachir Diagne (Préface) Ed.Riveneuve, c’est dans ce creuset de l’Afrique subsaharienne que les doctrines islamiques se reformulent savamment, sans tabou, tout en favorisant l’épanouissement d’une spiritualité empreinte de tolérance et de paix. Une spiritualité qui s’inscrit pleinement dans la lignée de celle prônée par l’éminent prédicateur malien, Chérif Ousmane Madani Haïdara.

Lauréat du prix « Mohammed Arkoun en islamologie », Youssouf Sangaré, lui-même né au Mali, tord le cou aux préjugés tenaces, pour mieux inviter les lecteurs à découvrir la mine précieuse d’enseignements que constitue l’islam au sud du Sahara, encore par trop méconnue et inexploitée. Il a accepté de répondre aux questions d’Oumma.

Vous écrivez que la séparation entre l’islam au nord et au sud du Sahara, qui se reflète encore de nos jours dans les études islamologiques, est le fruit d’une construction coloniale remontant à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle. Sur quoi reposent ces différences et quelles conséquences ont-elles pour l’islam africain ?

Ces différences reposent essentiellement sur le discours d’administrateurs coloniaux du XIXe siècle. On peut distinguer deux temps dans la narration de ces administrateurs coloniaux : tout en jugeant la culture musulmane, au nord du Sahara, comme inférieure à la civilisation occidentale, ils considéraient malgré tout cette culture comme un moindre mal pour les populations au sud du Sahara.

C’est le premier temps de cette narration, où l’islam fut considéré comme un moyen de civiliser le noir au sud du Sahara. C’est, par exemple, ce qu’écrit François Joseph Clozel (mort en 1918 ; administrateur en Côte d’Ivoire) lorsqu’il laisse entendre qu’islamiser ces populations permettra de les rendre plus « proches » des Occidentaux : « Les Européens obtiendront des résultats plus rapides et plus satisfaisants avec les musulmans qu’avec les animistes parce que leur religion, leur civilisation, particulière, mais incontestable les rendent plus proches de nous que les fétichistes et plus aptes à comprendre ce que nous désirons d’eux ».

Toutefois, lorsque des résistances à la colonisation commenceront par s’exprimer, au sud du Sahara, sous la bannière de l’islam, le discours de ces administrateurs coloniaux ne sera plus le même. C’est le second temps de cette narration, où désormais il s’agit de célébrer la figure conciliante du fétichiste local et de dénoncer celle belliqueuse du musulman. Dans cette narration, le fétichiste était ce musulman pratiquant un islam non influencé par des figures ou des œuvres venant du nord du Sahara, autrement dit par l’islam arabe.

À l’opposé, le musulman belliqueux (car luttant contre la colonisation) était présenté comme celui qui subit les influences de l’islam arabe. Ici, un islam se révèle propre au sud du Sahara : c’est l’islam mâtiné de fétichisme, qu’ils opposent à « l’islam référence », celui du nord du Sahara. La conséquence d’une telle opposition (visant, au fond, à mieux domestiquer l’islam au sud du Sahara) sera, au fil de l’histoire, la marginalisation de l’islam et des musulmans au sud du Sahara dans les études orientalistes.

Dans la préface de votre ouvrage, le philosophe Souleymane Bachir Diagne insiste sur le fait qu’il faut comprendre l’histoire intellectuelle de l’Ouest africain musulman comme étant aussi celle de savants de la région qui ont pensé non pas leur particularisme, mais l’islam dans sa totalité et son universalité. Pouvez-vous développer ce point ?

Le discours des administrateurs coloniaux et les écrits orientalistes ont enfermé l’islam au sud du Sahara dans un particularisme négatif. Or, lorsqu’ils pensent l’islam, les érudits subsahariens situent, eux-mêmes, leurs productions dans les dynamiques interprétatives ou polémiques au sein de « l’islam tout court », pour reprendre ici une expression de Ravane Mbaye.

Autrement, ils disent (à qui veut bien l’entendre) leur insertion pleine et entière dans l’universel (l’islam dans sa totalité) et ne se présentent pas comme des figures d’une pensée religieuse insulaire, en marge des mondes musulmans.

 À l’heure où, en France, la question d’un renouveau de l’islamologie se pose avec acuité, vous déplorez son absence au sud du Sahara. A quoi attribuez-vous cette lacune ? 

Cette situation peut s’expliquer par plusieurs facteurs, en particulier l’héritage des discours et écrits orientalistes sur cet islam. Il y a aussi eu une tendance, dans les travaux académiques (notamment les thèses de doctorat en France), à réduire cet islam à l’aspect confrérique.

Or, en Afrique, au sud du Sahara, comme ailleurs, il n’y a pas un islam, mais des islams, des expressions multiples qui, parfois, s’affrontent pour dominer tel ou tel paysage religieux. Dans le livre, j’appelle ainsi les islamologues à s’intéresser à l’islam au sud du Sahara dans toutes ses facettes : ses figures religieuses, les réinterprétations doctrinales qui s’y développent, les productions savantes, etc.

La renaissance de l’islamologie française, dont on parle beaucoup en ce moment, ne sera véritable que si les islamologues arrivent à s’ouvrir à la géographie musulmane dans son ensemble, à appréhender les réalités musulmanes dans les diverses aires de cultures où cette religion bénéficie d’une présence et d’une actualité importantes.

Votre livre est consacré à la doctrine de Chérif O. Madani Haïdara, figure de l’islam subsaharien. En quoi ce prédicateur malien, qui n’a eu de cesse de se démarquer de l’islam wahhabite, a redessiné les contours du paysage religieux du Mali ?

Chérif Ousmane Madani Haïdara est né en 1955 et est l’actuel président du Haut conseil islamique du Mali (la plus haute instance musulmane du pays). À travers ses prêches, des années 1970 aux années 2000, il est parvenu à redessiner le paysage religieux malien en s’attaquant notamment aux familles de notables. Ces familles, qui étaient reconnues dans le pays comme représentantes de l’autorité musulmane, comme premières interlocutrices de l’État en matière religieuse.

Dans ses discours, Haïdara allait chercher à remettre en cause la légitimité de ces familles et leur vision de l’islam, qu’il appellera « l’islam des imams ». Il fallait substituer à la figure de ces imams la figure du Prophète. Les années 1990 représentent ainsi un moment de recentrage de l’islam malien autour de la figure du Prophète et non plus celle des imams.

Figure du Prophète que Haïdara présentera comme celle d’un homme fidèle aux valeurs éthiques du Coran. À partir de cette figure du Prophète, Haïdara se posera comme une voix critique de la corruption dans le pays, du pouvoir politique, des juges, etc.

Un des points essentiels de la doctrine de Chérif O. Madani Haïdara prône l’humanisme et la tolérance envers les autres groupes religieux, invitant à tisser des liens entre la silameya (l’islam/ le fait d’être musulman) et la mongoya (l’humanisme). Pouvez-vous définir précisément cette notion de mongoya ?

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Selon Haïdara, la finalité de l’enseignement prophétique est de perfectionner le comportement moral du fidèle. L’islam, dit-il, n’est rien de plus que la religion de l’éthique, de l’excellence du comportement moral. Dans ce cadre, et si tel est le cas, il est possible, dit Haïdara, d’être musulman sans chercher à s’arabiser.

Tel est le message qu’il répète sans cesse dans ses prêches. Par exemple, le musulman bambara, dit-il, doit concilier son islamité (ou silameya en langue bambara) avec une valeur fondamentale dans la tradition bambara : la mogoya, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs morales qui exaltent et structurent le rapport à autrui.

L’insistance de Haïdara sur cette notion dans la tradition bambara est, en partie, une réponse aux discours de certains wahhabites maliens. Ces derniers, en effet, réclament une tabula rasa, pour tout ce qui concerne les traditions locales, au profit d’une nouvelle tradition centrée sur la vision wahhabite du monde.

Une vision que Haïdara dénonce comme fondamentalement intolérante à l’égard des minorités religieuses et de la diversité des courants islamiques dans le pays. La vision wahhabite serait, au nom de l’islam, une autre forme de recolonisation des mœurs, des pratiques et de la culture religieuses, du rapport à l’altérité, etc. Il s’agirait là d’une imposture sur le dos de l’islam ; imposture qu’il faudrait dénoncer et déconstruire en mettant en avant la finalité éthique du message coranique/prophétique et en célébrant la mogoya.

Haïdara n’invite pas seulement les fidèles à s’interroger sur l’authenticité des hadîths, il les incite également à questionner leur apport sur le plan religieux et spirituel. Quelle valeur confère-t-il aux célèbres citations attribuées au Prophète Muhammad par rapport au Coran, la Parole de Dieu ?

Il s’agit là d’un point fondamental dans sa doctrine religieuse et sa critique du hadîth. Rappelons le principe qu’il pose d’emblée : toute tradition (hadîths) attribuée au Prophète est à évaluer à la lumière de ce que le Coran dit de Muhammad.

Par exemple, pour Haïdara, le portrait coranique de Muhammad est celui d’un homme bienveillant, attentionné à l’égard de son entourage et de ses compagnons, etc. Ainsi toute tradition, dit-il, qui va à l’encontre de ce portrait coranique est à rejeter, peu importe que celle-ci soit rapportée par al-Bukhârî (m. 870) ou Muslim (m. 875). Ni al-Bukhârî ni Muslim ne peuvent échapper à la critique.

Le second principe selon Haïdara est le suivant : face à une tradition (hadîth), le croyant doit interroger sur l’enseignement qu’elle véhicule. Si cet enseignement porte atteinte à la dignité du Prophète, alors le hadîth est à rejeter, peu importe sa chaîne de transmission. C’est, par exemple, le cas de toutes les traditions qui « nous ouvrent la porte de la chambre à coucher du Prophète » (pour reprendre les mots de Haïdara). Muhammad, comme tout homme, a droit à son intimité et c’est une dimension préservée par le Coran, selon lui.

Concernant le rapport aux autres religions, Haïdara considère l’enseignement coranique comme essentiellement éthique. Dans cette perspective, Haïdara trouve-t-il un terrain commun entre l’islam et les valeurs prônées à la fois par le christianisme et les religions traditionnelles africaines ?

Dans son rapport aux autres religions, le discours de Haïdara peut être résumé comme suit : certes l’islam est la religion vraie, mais chacun est libre de croire en ce qu’il veut.

Quant à celui qui fait le choix de l’islam, Haïdara considère que le musulman doit manifester et porter à l’égard d’autrui les nobles caractères dont parle le Coran. Il n’y aurait donc pas d’antinomie entre la foi musulmane et un rapport apaisé à l’altérité.

L’enseignement religieux de Haïdara est essentiellement oral. Sa doctrine a-t-elle été toutefois mise par écrit ?

À ce jour, lui-même n’a publié aucune œuvre écrite. Mais, de plus en plus, certains de ses disciples s’emploient à mettre par écrit sa doctrine théologique. Il y a également de nos jours un projet de mise par écrit de son interprétation du Coran.

Vous concluez votre livre en soulignant que l’étude de la pensée religieuse de Haïdara permet d’observer que l’islam au sud du Sahara est un lieu où se reformulent les doctrines islamiques. Sa pensée peut-elle donc, par certains aspects, contribuer au débat sur la réforme de l’islam ?

Effectivement, cette doctrine religieuse de Haïdara, qui s’écarte parfois de manière ostensible et assumée de l’orthodoxie sunnite et, en d’autres occasions, adopte une posture conservatrice (lire le livre à ce sujet), participe de cet islam en train de se faire. Les thèmes abordés par Haïdara suffisent, à eux seuls, pour affirmer que nous avons affaire à une pensée religieuse qui s’inscrit pleinement dans les dynamiques interprétatives et les débats actuels au sein l’islam.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

 Youssouf Sangare, “Penser l’Islam depuis l’Afrique – La doctrine de Chérif O. Madani Haïdara”, Souleymane Bachir Diagne (Préface) Ed.Riveneuve

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3 Comments

  1. Salam mouhib,

    Vous dites ” L’arabité en islam n’a jamais pris de connotation raciale, mais uniquement linguistique “.
    Ce n’est pas très l’exact ,. N’allons pas très loin , au maghreb ou même en Egypte , la majorité de ces populations se disent ” arabe ” , alors que nous savons très bien qu’ils sont majoritairement berbères ou coptes , ce que vous dites n’est que théorique , l’arabe n’aurait DU être qu’un élément linguistique mais ce n ‘est pas le cas .

    Ensuite y a t’il différent islam . Théologiquement oui il n’a qu’un seul islam , mais on ne peut empêcher une certaine acculturation pour reprendre votre terme , certaine région comme l’Asie centrale par exemple de par leur histoire , on développé une certaine tradition du soufisme, et l’iran est devenu chiite par opposition historique à ‘Arabie , on ne peut empêcher vraiment cela …

    • Vous n’avez pas compris mon propos. Soyez attentif. Quand on parle de civilisation arabo-musulmane ou patrimoine arabo-musulman, il s’agit bien du patrimoine écrit en langue et consigné en langue arabe, avec tout le volet contextuel qui accompagne cette littérature dans son ensemble, mais jamais de l’ethnie ou de la race ou de la couleur de peau. Un patrimoine rappelons-le produit en majorité par des non arabes mais en langue arabe!! Vous comprenez?

      Quant aux frontières géographiques, l’islam reste un et indivisible. Les musulmans de Roubaix sont différents à certains égards des musulmans de Bruxelles (35 min en TGV), on ne parle pas pour autant d’islam roubaisien et islam Bruxellois. Les musulmans de l’Iran vivent l’islam, le même l’islam vécu en Asie Centrale ou au Maghreb, la preuve ils justifient tous leurs pratiques religieuses par le Coran et la Sunna. De même qu’on ne parle pas d’islam hanafite ou chaffiite ou malekites malgré leur prépondérance relative dans certaines contrées.

      Essayez de prendre conscience des enjeux idéologiques qui se cachent derrières cette fragmentation sémantique de l’islam, c’est à votre portée.

  2. Quand on prétend prendre du recul par rapport aux catégories des orientalistes, on n’utilise pas leur langage socio-historiquement situé et spécifique à leur propre conception de l’Autre.

    “l’islam arabe”, “l’islam au sud du sahara”, ” des islams”, “sans chercher à s’arabiser”.

    Tout le rêve de ces vulgaires orientalistes radicalisés suite aux croisades est de fragmenter l’islam et briser son unité.

    Il n’y a pas des islam, il n’y a qu’un seul islam. L’islam africain n’existe pas, ni l’islam saoudien. Il n’y a qu’un seul islam.
    Il est regrettable que des musulmans instruits se laissent prendre au piège en transposant les catégories des colonisateurs et des orientalistes dans ce vaste patrimoine musulman. Une incongruité qui témoigne de l’ignorance de notre patrimoine musulman.

    L’arabité en islam n’a jamais pris de connotation raciale, mais uniquement linguistique, que ce soit au niveau politique (les turques notamment ont pris une large place dans le pouvoir), ou au niveau intellectuel (Ibn Khaldoun nous dit que la plupart des savants musulmans ne sont pas d’origine arabe). La porte est donc grande ouverte en islam. L’arabité en islam porte sur la connaissance approfondie de ce vaste patrimoine écrit et diffusé en langue arabe, la langue du Coran, première source de tout ce patrimoine, ça n’a donc rien à voir avec cette vulgaire conception raciale et séparatiste que l’on trouve avec une plus grande acuité en occident…

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