in ,

La réforme de l’héritage en droit musulman (3/3)

Charia : la lettre et l’esprit de la loi

Compte tenu du nombre important de règles coraniques que les Etats musulmans, dans leur écrasante majorité, ont cessé d’appliquer, les questions suivantes s’imposent : « Dans quelles circonstances les autorités politiques et religieuses des pays musulmans décident-elles qu’il est licite de cesser d’appliquer certaines règles coraniques ? et sur quels principes juridiques se basent-elles pour ce faire ? »

L’histoire du droit musulman nous fournit quelques « cas d’école » pertinents qui nous renseignent sur l’approche des autorités politiques et religieuses des Etats musulmans à ces questions. Les exemples suivants illustrent clairement la démarche des juristes musulmans, lesquels prennent en considération à la fois la lettre et l’esprit de la loi avant de trancher sur une question de droit.
Cas n° 1 : Omar ibn al-Khattab : faut-il continuer de verser une part de la zakat aux « sympatisants » (« ceux dont les cœurs sont à gagner ») ?
Le verset 60 de Sourate « al-tawba » liste huit catégories de personnes qui sont éligibles à bénéficier de la zakat. Les « sympathisants (ceux dont les cœurs sont à gagner) » y figurent en bonne place.

Il s’agit d’individus non musulmans qui avaient apporté leur appui et leur assistance à la communauté musulmane, quand elle était encore faible, aux débuts de l’islam. Le verset coranique les récompensait pour leur soutien en leur attribuant une part dans la zakat. Sous le califat d’Abu Bakr Seddik, la question s’est posée de savoir si les individus relevant de cette catégorie devaient continuer de bénéficier de la zakat, puisque la communauté musulmane était devenue forte et n’avait plus besoin d’eux. Omar ibn al-Khattab, chargé par le calife Abu Bakr de statuer sur cette question, conclut par la négative, avec l’assentiment d’Abu Bakr.

Il expliqua que les « sympathisants » (ceux dont les cœurs sont à gagner) n’étaient plus éligibles, parce que le motif qui justifiait leur présence dans la liste avait cessé d’exister. Etant donné que la communauté musulmane n’avait plus besoin de leur appui, il n’y avait plus de raison de leur attribuer une partie de la zakat, même s’ils étaient spécifiquement identifiés dans le verset coranique comme attributaires.

Il ajouta, pour plus de clarté sur la question, que si jamais la communauté musulmane redevenait faible et avait de nouveau besoin du soutien des « sympathisants », alors ces derniers seraient de nouveau éligibles à bénéficier d’une part de la zakat.Les califes Abu Bakr Seddik et Omar ibn al-Khattab estimaient donc que, « lorsque le motif qui justifie l’existence d’une règle de droit a cessé d’exister, la règle cesse de s’appliquer (même s’agissant d’une règle coranique). » (3)

Cas n° 2 : Le mufti égyptien Ahmad Muhammad Shakir : est-il licite d’utiliser le calcul astronomique pour connaître le début des mois lunaires ?

Le mufti Shakir (qui occupa en fin de carrière les fonctions de président de la Cour suprême de la charia d’Egypte) fut chargé par son père (qui était président de la Cour Suprême de la charia du Soudan) de répondre à la question suivante , qui lui avait été adressée dans le cadre de son travail : « Est-il licite pour les musulmans d’utiliser le calcul astronomique pour connaître le début des mois lunaires, dont le début et la fin du mois de ramadan ? »
Jusque-là, seule la procédure d’observation visuelle de la nouvelle lune était acceptée par les oulémas. Elle se basait sur un verset coranique et un célèbre hadith du Prophète sur cette question, et avait été appliquée pendant plus de 13 siècles dans le monde musulman, sans être remise en cause.

Shakir étudia la question dans le plus grand détail dans sa célèbre fatwa de 1939 sur cette question. Il conclut qu’il était effectivement licite d’utiliser le calcul pour déterminer le début des mois lunaires, même si le hadith du Prophète semblait indiquer qu’il fallait se baser sur une observation visuelle de la nouvelle lune.

Shakir expliqua que le hadith s’adressait, au temps de la Révélation, à « une communauté illettrée, qui ne savait ni écrire ni compter, » (et qui n’avait évidemment aucun accès au calcul astronomique). Mais, les circonstances des Arabes avaient changé au fil des siècles. Ils avaient appris à écrire et à compter. Certains membres de la communauté étaient même devenus des astronomes réputés, dont les travaux servaient de référence dans les pays occidentaux.
Le facteur qui justifiait le recours à l’observation visuelle de la nouvelle lune, càd « l’illetrisme » de la communauté, avait cessé d’exister. Or, souligne Shakir, “Une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister .» C’est un principe bien connu du droit musulman.

Shakir s’est donc basé sur ce principe pour justifier l’adoption du calcul astronomique pour la détermination du début des mois lunaires, en substitution à la méthode d’observation visuelle de la nouvelle lune. (4) Aujourd’hui, et se basant sur les raisonnements du mufti Shakir et d’autres oulémas éminents (comme Yusuf al-Qaradawi) (5) qui ont apporté leur appui à sa thèse, de très nombreux Etats et communautés musulmanes à travers le monde utilisent le calcul astronomique pour déterminer le début des mois lunaires, en considérant que cette procédure est tout à fait licite, dans le cadre de la charia, alors que pendant 13 siècles, elle avait été considérée comme illicite.

Publicité
Publicité
Publicité

Cependant, il faut noter que l’écrasante majorité des Etats musulmans hésite encore aujourd’hui à franchir le pas et continue de se baser, par pur respect des traditions dans la majorité des cas, sur l’observation visuelle de la nouvelle lune pour déterminer le début et la fin du mois de ramadan. Nous retiendrons de cet exemple le principe bien connu de droit musulman invoqué par le mufti Shakir selon lequel : “Une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister .»

Les fondements juridiques de la réforme de l’héritage : résumé et conclusions

Nous avons vu, dans un premier volet de cette étude, que le Coran attribue, au sein d’une fratrie, une part double à un héritier mâle comparé à une part simple attribuée à une héritière parce que, comme l’expliquent les oulémas, l’héritier mâle a l’obligation de pourvoir aux besoins de sa famille et de proches déterminés, alors que l’héritière n’a aucune responsabilité de ce genre et peut disposer librement de la part qui lui revient.
Mais, comme nous l’avons noté, les conditions de vie des femmes dans le monde musulman contemporain et leurs besoins ont radicalement changé par rapport à ce qu’ils ont pu être au temps de la Révélation. Les associations féminines expliquent qu’aujourd’hui, les femmes assument des responsabilités financières importantes, parfois vitales, au sein de leur foyer, pour que le couple puisse faire face à toutes les dépenses requises. Elles peuvent même être chefs de foyer, comme cela arrive de plus en plus souvent, avec toutes les responsabilités financières que cela implique.

Sur la base de ces nouvelles données, les associations réclament la révision des règles de partage de l’héritage pour faire preuve de plus de justice envers les sœurs, dans une fratrie par exemple. Nous avons vu, dans le deuxième volet de cette étude, que le droit musulman, bien que décrit au niveau de certaines de ses dispositions comme immuable, a fait preuve, dans la pratique, de beaucoup de vitalité, de flexibilité et d’adaptabilité au fil des siècles. Un nombre considérable de règles coraniques ont cessé de s’appliquer (portant sur l’esclavage, la sanction de l’adultère, la punition du voleur et du meurtrier, les règles du commerce et de la banque, etc.) pour être remplacées par de nouvelles dispositions juridiques plus conformes aux conditions de vie, aux besoins et aux exigences des sociétés musulmanes modernes.

Cette évolution du droit musulman démontre que les autorités politiques et religieuses des pays musulmans considèrent qu’il est licite d’adapter les règles coraniques pour les conformer, quand c’est nécessaire, aux besoins des sociétés musulmanes au fil des siècles, pour tenir compte des nouvelles circonstances.
Nous avons enfin analysé deux « cas d’école » du droit musulman où deux califes et un juriste musulman parmi les plus éminents ont expliqué sur quelles bases juridiques il était licite de cesser d’appliquer certaines règles coraniques et certains hadiths et de leur substituer de nouvelles règles plus adaptées aux spécificités des situations traitées.Or il existe des similitudes frappantes entre les deux exemples sus-mentionnés, et l’argumentaire présenté par les associations féminines pour justifier leur demande de révision des règles de partage de l’héritage.

D’après les associations féminines, le facteur qui justifiait de donner une part double au frère par rapport à une part simple à la sœur a clairement cessé d’exister.

Or, comme on l’a vu, les califes Abu Bakr Seddik et Omar ibn al-Khattab estimaient que, « lorsque le motif qui justifie l’existence d’une règle de droit a cessé d’exister, la règle cesse de s’appliquer (même s’agissant d’une règle coranique). »
Ou, comme l’observe le mufti égyptien Ahmad Muhammad Shakir :
Une règle ne s’applique plus, si le facteur qui la justifie a cessé d’exister .»
Ne serait-il pas approprié, dans ces conditions, de tenir compte de ces différents éléments pour revoir les règles partage de l’héritage en droit musulman, ne serait-ce qu’au sein de la fratrie, afin de permettre à tous les héritiers concernés de disposer de ressources égales, pour faire face chacun à ses propres besoins ?

C’est ce qu’il appartient aux autorités politiques et aux oulémas de chacun des pays musulmans de trancher, en dernier ressort.

Conclusion
Les juristes musulmans s’enorgueillissent de la flexibilité de la charia, qu’ils considèrent comme une bénédiction du ciel, et une preuve de sa vitalité et de sa capacité à s’adapter aux besoins de tous les musulmans, en tous temps et en tous lieux. Les associations féminines musulmanes devraient également se réjouir de cette flexibilité, grâce à laquelle elles peuvent espérer continuer d’accomplir des pr ogrès en matière de protection des droits des femmes (y compris la réforme des règles d’héritage dans les pays musulmans,) dans le respect aussi bien de la lettre que de l’esprit de la charia.

Notes

(3) : Le verset 60 de sourate al-tawba dit :  « Rien d’autre, en vérité : les œuvres de charité sont pour les besogneux, et pour les pauvres, et pour ceux qui y travaillent, et pour ceux dont les cœurs sont à gagner, et pour l’affranchissement des jougs, et pour ceux qui sont lourdement endettés et pour la cause de Dieu, et pour le voyageur en détresse. Arrêté de Dieu ! Et Dieu est savant et plein de sagesse. » ) (https://ribh.files.wordpress.com/2007/08/la-zakat-et-le-waqf-irti.pdf )
(4) Ahmad Muhammad Shakir, « Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » cité dans Khalid Chraibi, « Calendrier lunaire : le guide du musulman perplexe (1/2), Oumma.com, 16 juin 2014 https://oumma.com/calendrier-lunaire-le-guide-du-musulman-perplexe-12/
(5) Yusuf al-Qaradawi : « Calculs astronomiques et détermination du début des mois » (en arabe)

Publicité
Publicité
Publicité

Un commentaire

Laissez un commentaire

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Covid-19 : les Palestiniens abandonnés à leur sort pendant qu’Israël vaccine à tour de bras

En Tunisie, “Je suis un mort vivant donc je n’ai pas peur de la mort“