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La civilisation moderne à l’épreuve (1ère partie)

Je ne sais pas avec quelles armes la troisième guerre mondiale se déroulera, mais la quatrième guerre mondiale sera menée avec des bâtons et des pierres”  (Albert Einstein)[1]

Alerte rouge dans un monde ambivalent

En prévision de son édition de 2018, la très réputée Conférence de Munich sur la sécurité publia un rapport devant servir de compilation utile pour un rassemblement impressionnant de plus de 300 décideurs et professionnels de la sécurité venant des quatre coins du monde.

Citant le message suivant délivré par le nouvellement élu Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, l’épigraphe du tout premier article du rapport annonçait clairement la couleur: «Lorsque j’ai pris mes fonctions il y a un an, j’ai lancé un appel pour que 2017 soit une année de paix. Malheureusement, fondamentalement, le monde a pris la direction inverse. En ce jour de Nouvel An 2018, je n’émettrai pas un nouvel appel. Je lance une alerte, une alerte rouge pour notre monde. Les conflits se sont aggravés et de nouveaux dangers ont émergé. Les inquiétudes mondiales au sujet des armes nucléaires n’ont jamais été plus fortes depuis la Guerre froide. Les changements climatiques évoluent plus vite que nous. Les inégalités s’accroissent. Nous voyons des violations horribles des droits de l’homme. Le nationalisme et la xénophobie s’exacerbent».[1]

Pourrait-on décrire de manière plus exacte et plus concise l’état du monde en ce début du XXIe siècle?

Des développements historiques dans presque tous les domaines de l’activité humaine ont suscité une inquiétude croissante quant à la durabilité d’un ordre international conçu, façonné et érigé en grande partie par les États-Unis d’Amérique, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce à leur puissance économique et militaire. Mais cet ordre dit «libéral» dirigé par les États-Unis a connu une érosion constante et est aujourd’hui brutalement remis en question, à dire le moins. Et de façon assez surprenante, les fondements mêmes de cet ordre n’ont eu de cesse de faire l’objet d’assauts incessants de la part de ceux-là mêmes qui l’ont bâti –menés aujourd’hui par l’administration Donald Trump, en réaction à ce qu’elle considère comme les excès d’une mondialisation débridée. Comme l’affirme John Ikenberry, «l’État le plus puissant du monde a commencé à saboter l’ordre qu’il a créé. Un pouvoir révisionniste hostile est en effet apparu sur la scène, mais il a pris place dans le Bureau ovale, le cœur battant du Monde libre».[2]

La conjonction de réalités telles que les guerres illégales menées par des gendarmes mondiaux autoproclamés contre des Etats faibles et «désobéissants» mais souverains, et une inégalité économique sans précédent résultant des contradictions de la mondialisation capitaliste et du comportement expansionniste et sans entraves d’entreprises investissant tous les domaines de la vie publique et privée, a généré un autoritarisme et un darwinisme social grandissants à l’échelle du globe.

Ainsi, à l’instar d’autres grands critiques de ce capitalisme mondial du XXIe siècle                  –comme Paul Krugman et Thomas Piketty[3]– le lauréat du prix Nobel, Joseph Stiglitz, a décrit cette réalité omniprésente dans un livre important.[4]  Au cours de la dernière décennie, écrit-il : «quatre des principaux problèmes auxquels notre société est confrontée ont été la grande fracture –l’énorme inégalité qui apparaît aux Etats-Unis et dans beaucoup d’autres pays avancés– la mauvaise gestion économique, la mondialisation et le rôle de l’Etat et du marché».

Cette situation est, selon lui, liée au rôle des intérêts particuliers dans notre politique, une politique qui représente de plus en plus les intérêts de la frange des 1%.

C’est la raison pour laquelle en 2014, Oxfam a présenté un document d’information[5] qui a fait date appelant l’élite mondiale réunie à Davos à prendre les engagements nécessaires pour endiguer  la vague croissante d’inégalités. Le document indique que près de la moitié de la richesse mondiale appartient maintenant à seulement un pour cent de la population. Cette concentration massive de ressources économiques entre les mains d’un nombre réduit de personnes, avertit Oxfam, constitue une réelle menace pour les systèmes politiques et économiques inclusifs et aggrave d’autres inégalités. Ce d’autant que, laissées sans contrôle, les institutions politiques sont minées et les gouvernements servent massivement les intérêts des élites économiques, au détriment des gens ordinaires.

Ces projections se sont depuis lors avérées justes, comme en a attesté un autre rapport d’Oxfam[6] qui montre que huit hommes seulement disposent d’une richesse équivalente à celle de la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Le document considère qu’il est «plus que grotesque» qu’une poignée d’hommes riches, emmenés par le fondateur de Microsoft Bill Gates, détiennent une fortune de 426 milliards de dollars correspondant aux avoirs de 3,6 milliards de personnes.

De même, un rapport[7] de l’Institute for Policy Studies a  révélé que les trois citoyens les plus riches des États-Unis (Jeff Bezos, Bill Gates et Warren Buffett) sont plus riches que la moitié la plus pauvre de la population de ce pays, soit 160 millions de personnes! Leur richesse combinée correspond au chiffre effarant de 248,5 milliards de dollars. Commentant les conclusions de ce document, Chuck Collins, économiste et co-auteur du rapport, a déclaré que la «classe des milliardaires» continue de se séparer du reste de la population à un rythme accéléré, et que «tant d’argent concentré dans si peu de mains quand tant de gens luttent n’est pas seulement un signe de mauvaise politique économique, c’est une crise morale».

Pankaj Mishra a fort bien capturé et éloquemment résumé l’image d’ensemble et la chorégraphie de cette danse macabre dans laquelle le monde s’est retrouvé. Il a fait remarquer que «les futurs historiens pourraient bien voir en un tel désordre le début de la Troisième –la plus longue et la plus étrange– des Guerres mondiales, une guerre qui, par son ubiquité, s’apparente à une guerre civile mondiale.[8]

Mais comment est-ce possible que le monde en soit arrivé à la sinistre situation qui est la sienne aujourd’hui?

De Prométhée à Homo Deus

Recensant un nombre impressionnant de recherches dans son livre de 2014 The Progress Paradox[9], Gregg Easterbrook affirme que presque tous les aspects de la vie occidentale se sont considérablement améliorés au cours du siècle dernier, et que les cinquante dernières années ont tellement amélioré presque tout pour presque tout le monde que c’est de la pure perversité de se sentir mal à propos de tout ou presque. Tout récemment[10], il a réitéré cette affirmation tout en dénonçant tous ceux qui sont engagés dans une «politique de nostalgie compétitive» qui exige le retour à un passé idéalisé qui ne peut jamais être atteint parce que, dit-il, il n’a tout simplement jamais existé. Au lieu de cela, Easterbrook est convaincu que par quelque critère d’évaluation significatif que ce soit, le monde moderne est meilleur qu’il ne l’a jamais été et qu’un avenir meilleur encore peut être réalisé.

Dans la même veine, évaluant la condition humaine au troisième millénaire, le chercheur en sciences cognitives Steven Pinker, s’appuyant également sur les résultats d’une vaste recherche et soixante-quinze graphiques, souligne que «la vie, la santé, la prospérité, la sécurité, la paix, la connaissance et le bonheur»[11] sont en augmentation, pas seulement en Occident, mais dans le monde entier. Il tire de ce fait la conclusion apparemment logique qu’il n’y a jamais eu de meilleur moment pour être un être humain.

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 Et pourtant, aujourd’hui, la plupart des hommes et des femmes se sentent moins heureux que les générations précédentes; un fait qui a poussé David Callahan à poser la grande question de savoir pourquoi tant de gens se promènent-ils en exhibant un air renfrogné plutôt qu’en souriant, heureux qu’ils devraient être de la chance qu’ils ont d’être nés dans la génération actuelle?[12]

Comment expliquer, dès lors, ce mécontentement mondial nonobstant une amélioration indéniable de la condition humaine générale?

Est-ce attribuable, comme le pense Pinker, au fait que ce progrès « qui n’est pas le résultat d’une force cosmique, mais un don des Lumières, la conviction que la raison et la science peuvent parfaire l’épanouissement humain» va à contre-courant de la nature humaine – tribalisme, autoritarisme, diabolisation, pensée magique – que les «démagogues engagés dans des idéologies politiques, religieuses et romantiques» ne sont que trop prompts à exploiter dans une guerre d’arrière-garde, donnant lieu à un « fatalisme corrosif et à une volonté de destruction des précieuses institutions de la démocratie libérale »?

Ou, au contraire, la crise mondiale actuelle, comme beaucoup d’autres le pensent, n’est-elle pas due au fait que des expériences bâclées en matière de construction de la nation, de démocratie, d’industrialisation et d’urbanisation ont laissé des cicatrices dans une grande partie du monde, et que des concepts comme la modernité, la laïcité, le développement et le progrès ne sont finalement que des chimères anciennes qu’une minorité de gens puissants continue de présenter à la majorité comme des idéaux à poursuivre?

Cette opinion est partagée par Pankaj Mishra qui soutient que les impasses politiques et les chocs économiques de nos sociétés, de même que l’environnement irrémédiablement dégradé, corroborent les vues les plus sombres d’une longue liste de penseurs, à commencer par les critiques du XIXe siècle qui condamnaient le capitalisme moderne considéré comme «une machine sans cœur au service de la croissance économique et de l’enrichissement d’une minorité et s’opposant à des aspirations fondamentalement humaines telles que la stabilité, la communauté et un avenir meilleur».[13]

L’on ne peut s’empêcher ici de rappeler la réponse de Noam Chomsky à la question de son interviewer de savoir si la civilisation peut survivre au capitalisme prédateur auquel la plupart des économies avancées sont revenues depuis la fin des années 1970: «la démocratie capitaliste réellement existante –RECD en abrégé, prononcé «wrecked» (démolie)– est radicalement incompatible avec la démocratie. Il me paraît improbable que la civilisation puisse survivre au capitalisme réellement existant et à la démocratie fortement atténuée qui l’accompagne».[14]

Il convient de noter également qu’en 1932 déjà, le roman d’Aldous Huxley Brave New World  voyait venir une telle dictature scientifique, même si elle semblait à l’époque une perspective aussi effrayante qu’inscrite dans un avenir lointain. Toutefois, moins de trente ans plus tard, dans un fascinant et non moins effrayant ouvrage non romanesque[15], Huxley avait comparé le monde moderne avec le fantasme prophétique envisagé dans son analyse précédente, y compris les menaces pour l’humanité induites par les progrès fulgurants dans le domaine de la science de contrôle de la pensée en particulier. Son nouveau livre se voulait être un rejet de toute complaisance à l’égard des pressions de plus en plus puissantes pour adopter ces outils modernes, ainsi qu’un plaidoyer en faveur de la nécessité pour l’humanité de s’éduquer pour la liberté avant qu’il ne soit trop tard.

De nos jours, il ne fait aucun doute que nous sommes très avancés sur la voie dangereuse contre laquelle le livre d’Aldous Huxley nous a mis en garde. En effet, un livre récent de Franklin Foer[16] a passé en revue ces défis colossaux, avec un accent particulier sur les dangers que les GAFA –les quatre géants de la technologie : Google, Apple, Facebook et Amazon– posent à notre culture et à nos carrières. Il a fait valoir que dans leurs méthodes d’observation des consommateurs et de collecte de données, et dans leur volonté de remplacer la prise de décision humaine par des algorithmes impitoyables, ces entreprises «déchiquettent les principes qui protègent l’individualité».

C’est même bien pire encore, ajoute-t-il, car dans sa quête de dominer les marchés et le monde, ce «quatuor redoutable nous a endormis dans un sentiment de dépendance dès lors qu’il influence notre pensée et nos activités».[17] Et puisque ces entreprises sont plus puissantes que les institutions de contrôle traditionnelles –les principaux réseaux de télévision ou les grands journaux– elles sont devenues les nouveaux arbitres des médias, de l’économie, de la politique et des arts.

Une opinion similaire est exprimée par Yuval Noah Harari, un auteur et historien qui a réussi à capter l’imagination de millions de personnes à travers le monde, grâce à ses deux best-sellers mondiaux.[18] Dans Sapiens, Harari explique comment l’humanité en est venue à régner sur la planète, et dans  Homo Deus, il examine l’avenir de l’humanité. Il a souligné que «l’empire mondial qui est en tarin de se forger devant nos yeux n’est pas gouverné par un Etat ou un groupe ethnique particulier.

Tout comme l’Empire romain, il est gouverné par une élite multiethnique et est lié par une culture et des intérêts communs. Partout dans le monde, de plus en plus d’entrepreneurs, d’ingénieurs, d’experts, d’universitaires, d’avocats et de managers sont appelés à rejoindre l’empire. Ils doivent se demander s’ils doivent répondre à l’appel impérial ou rester fidèles à leur État et à leur peuple. De plus en plus nombreux sont ceux qui choisissent l’empire».

Quant à sa vision de l’avenir, Harari estime que la poursuite des projets, des rêves et des cauchemars qui façonneront le XXIe siècle –de la victoire contre la mort à la création d’une vie artificielle– peut en fin de compte rendre la plupart des êtres humains superflus. Il prédit que les principaux produits de l’économie du XXIe siècle ne seront pas les textiles, les véhicules et les armes, mais les corps, les cerveaux et les esprits. Ainsi, «alors que la révolution industrielle a créé la classe ouvrière, la prochaine grande révolution créera la classe inutile […] La démocratie et le libre-marché s’effondreront une fois que Google et Facebook auront réussi à nous connaître mieux que nous nous connaissons nous-mêmes et que l’autorité passera des humains aux algorithmes en réseau. Les humains ne combattront pas les machines; ils fusionneront avec elles».

Tout aussi préoccupante est, pour Harari, l’idée que le fascisme et les dictatures pourraient revenir; mais ils le feront sous une nouvelle forme, une forme qui est beaucoup plus en adéquation avec les nouvelles réalités technologiques du 21ème siècle. Dans les temps anciens, observe-t-il, le territoire était l’atout le plus important du monde. La politique était donc la lutte pour son contrôle. Et la dictature signifiait que tout le territoire appartenait à un seul souverain ou à un petit oligarque.

Mais à l’époque moderne, du fait que les machines sont devenues plus importantes que le territoire, «la politique est devenue synonyme de lutte pour le contrôle des machines et la dictature signifiant que trop de machines étaient concentrées entre les mains du gouvernement ou d’une petite élite. A présent, les données remplacent à la fois le territoire et les machines en tant qu’atout le plus important ». Harari conclut que «le plus grand danger auquel la démocratie libérale est confrontée est le fait que la révolution des technologies de l’information rendra les dictatures plus efficientes que les démocraties».

C’est cela la forme du nouveau monde, ajoute-t-il, et l’écart entre ceux qui montent à bord et ceux qui restent sur le quai est plus grand que l’écart entre les empires industriels et les tribus agraires, plus grand même que le fossé entre Homo Sapiens et Néandertaliens. C’est cela la prochaine étape de l’évolution. C’est cela Homo Deus. (à suivre)

[1] Voir: https://news.un.org/en/story/2017/12/640812-un-chief-issues-red-alert-urges-world-come-together-2018-tackle-pressing
[2] G. John Ikenberry, The Plot Against American Foreign Policy: Can the Liberal Order Survive?, Foreign Affairs, Mai/Juin 2017.
[3] Commentant le livre de Piketty Capital in the Twenty-First Century, Paul Krugman affirme : “Il est en train de nous dire que nous nous acheminons vers une société très inégalitaire, voire oligarchique […] Nous sommes en passe de devenir le type de société auquel nous n’imaginions guère pouvoir ressembler”.
[4] Joseph E. Stiglitz, The Great Divide: Unequal Societies and What We Can Do About Them, 2015.
[5] Oxfam, Working for the Few: Political Capture and Inequality, Document d’information no. 178 du 20 janvier 2014.
[6] Lire le rapport intitulé An Economy For the 99%, 18 janvier 2016.
[7] Chuck Collins et Josh Hoxie, Billionaire Bonanza 2017: The Forbes 400 and the Rest of Us.
[8] Pankaj Mishra, Age of Anger: A History of the Present, Farrar, Straus and Giroux, 2017.
[9] Gregg Easterbrook, The Progress Paradox: How Life Gets Better While People Feel Worse, 2004.
[10] Gregg Easterbrook, It’s Better than It Looks: Reasons for Optimism in an Age of Fear, PublicAffairs, 2018.
[11] Steven Pinker, Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism, and Progress, 2018.
[12] David Callahan, The Cheating Culture: Why More Americans Are Doing Wrong to Get Ahead, 2004.
[13] Pankaj Mishra, Age of Anger, op. cit.
[14] Noam Chomsky, Optimism over Despair: On capitalism, Empire and Social Change, Penguin Books, 2017.
[15] Aldous Huxley, Brave New World Revisited, Harper & Row Publishers, 1958.
[16] Franklin Foer, World Without Mind: The Existential Threat of Big Tech, Penguin Press, 2017.
[17] Lire l’article de Jon Gertner, Are tech giants robbing us of our decision-making and our individuality?, The Washington Post, 6 octobre 2017.
[18] Yuval Noah Harari, Sapiens: A Brief History of Humankind, Harvill Secker, 2014 et Homo Deus: A Brief History of Tomorrow, Harper, 2017.

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