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“Islam et Prison“ : la chercheuse Claire de Galembert démystifie les préjugés

Dans cet entretien accordé à Oumma, la chercheuse Claire de Galembert, qui officie au sein du CNRS tout en étant rattachée à l’Institut des sciences sociales du politique/ENS-Paris Saclay, s’emploie à tordre le cou aux préjugés qui entourent l’islam dans l’univers carcéral. Des préjugés d’autant plus tenaces que le discours politico-médiatique les alimente ou ravive continuellement.

Auteure de l’ouvrage « Islam et Prison » paru récemment (Editions Amsterdam), cette experte en politiques publiques du religieux, qui exhorte à exorciser la peur, cette « mauvaise conseillère » selon ses propres termes, ne se contente pas de combattre les idées reçues. Elle se penche également sur la manière dont la prison favorise une intensification du rapport au religieux.

Dans votre ouvrage, vous observez et pointez la rareté des travaux sociologiques ayant trait à l’islam en prison. Comment expliquez-vous ce “relatif mutisme des sciences sociales” sur un sujet pourtant régulièrement abordé dans les médias ?

Ce silence sur le fait musulman en prison me paraît assez symptomatique d’une certaine difficulté des sciences sociales à se saisir de l’objet religieux. Un mélange de timidité, de désintérêt et de prévention explique ainsi qu’il faille attendre le début des années 2000 pour qu’une étude pionnière vienne défricher le sujet. Encore faut-il préciser que ladite étude réalisée par Farhad Khosrokavar s’inscrit dans une recherche impulsée par des collègues britanniques, sociologues des religions. La religion est, de fait, longtemps restée un point aveugle de la sociologie carcérale en France.

Pour l’anecdote, lorsque pour répondre à un appel à projet de la direction de l’administration pénitentiaire sur la religion, je me suis tournée vers deux chercheuses spécialistes du monde carcéral, les deux se sont montrées dubitatives quant à l’intérêt du sujet. Corinne Rostaing, l’une d’elles, qui enquêtait alors depuis près de vingt ans sur le sujet, a finalement participé à cette étude. Au bout de quelques jours consacrés à cette enquête, elle s’étonnait de voir du religieux partout, alors qu’il lui paraissait quasi absent de cet univers qu’elle connaissait pourtant si bien. C’est peut-être que le religieux, quoiqu’on en dise, est moins saillant en prison qu’on veut bien le dire.

Je suis frappée en effet par la quasi absence de référence au religieux, et plus particulièrement à l’islam, dans certains ouvrages récemment parus. On pourrait citer, à titre d’exemple, le livre paru en 2015 de Didier Fassin, L’ombre du monde Une anthropologie de la condition carcérale. L’auteur consacre pourtant un chapitre entier à la question de la surreprésentation des minorités visibles. Mais le sujet de la religion est à peine évoqué. Là encore comment ne pas en conclure que si la religion, et en particulier l’islam, avait l’omniprésence qu’on lui prête, le sujet aurait été davantage évoqué ?

Comment est-on passé dans les prisons en France d’une absence totale de prise en compte de l’islam à sa pleine reconnaissance ? Les attentats terroristes ont-ils joué un rôle dans cette reconnaissance tardive ? 

Deux logiques ont participé à cette évolution qui se fait jour au début des années 2000. Une logique d’égalité, portée par certains acteurs au sein de l’administration pénitentiaire qui déploraient le traitement discriminatoire dont l’islam faisait de facto l’objet. La faiblesse des aumôniers musulmans, alors que des aumôniers catholiques, protestants et juifs circulaient régulièrement en détention et, pour ce qui est des juifs, apportaient des biens de consommation casher, rendait cette situation intenable.

Aucune organisation n’avait été mise en place pour le Ramadan : jusqu’en 2009, il appartenait aux détenus qui le suivaient de conserver la « gamelle » jusqu’à la rupture du jeûne et de la réchauffer, le plus souvent avec les moyens du bord. Cette inégalité était à l’origine des mouvements de protestations de détenus, ici et là, qui nuisaient au bon ordre carcéral. Mais si une logique d’égalité a joué un rôle, c’est bien davantage les craintes suscitées par un islam laissé en déshérence ou livré à l’autogestion qui a engendré une politique volontariste de la part de la Direction de l’administration pénitentiaire en faveur de l’islam.

Cette crainte se fait jour dès les années 2000, alors que dans certaines détentions s’observent l’aura de militants du GIA ou d’Al Qaïda, qui se faisaient fort d’exploiter l’indigence des moyens offerts aux détenus pour satisfaire leur besoin religieux. Jusqu’aux années 2000, le nombre d’aumôniers musulmans est très faible, à peine une quarantaine. Dans le sillage de la création du CFCM, cet effectif commence à décoller. La vague d’attentats djihadistes en France, intervenue en 2012, a un effet booster indéniable grâce à un effort budgétaire de l’État qui bénéficie principalement aux aumôniers musulmans.

Alors que jusqu’aux années 2000, certains chefs d’établissement pouvaient se montrer rétifs à l’idée de leur présence, de peur qu’ils ne soient intégristes, on les considère depuis lors comme l’antidote aux imams auto-proclamés ou caïds musulmans supposés propager le fanatisme religieux en détention. Depuis cette nouvelle vague d’attentats, l’aumônier musulman devient même l’une des composantes de la solution au problème de la radicalisation. D’où l’intérêt que leur portent les pouvoirs publics, que ce soit sous l’angle de leur rémunération ou sous celui de leur formation.

Il est coutume d’affirmer, dans le débat public, que l’islam est la première religion carcérale. Or, vous mettez en lumière qu’aucune donnée quantitative disponible ne permet de mesurer avec exactitude la proportion des musulmans en prison. Pourquoi, selon vous, le discours politico-médiatique continue-t-il de colporter une allégation non authentifiée qui, de surcroît, stigmatise l’appartenance religieuse ?

Il est en effet frappant d’observer que les chiffres qui circulent abondamment dans les médias à ce sujet ne reposent sur aucun indicateur fiable. Ces chiffres, qui ont commencé à émerger dans les années 90, résultent d’évaluation au doigt mouillé. Déjà certains acteurs, et principalement des acteurs musulmans qui entendaient mettre en évidence la discrimination dont les musulmans faisaient l’objet, évoquaient des proportions de l’ordre de 50 %. Repris par les médias, ces chiffres prirent une tournure inflationniste dans le sillage des années 2000 pour atteindre les 70 ou 80 %.  Il est certes hautement vraisemblable, compte tenu de la composition de la population carcérale. Alimentée par des populations classées dans les segments inférieurs de la société, celle-ci se caractérise non seulement par sa précarité socio-économique mais aussi par la surreprésentation des personnes issues de l’immigration, dont une large partie est de confession musulmane.

Cela étant, il n’est évidemment pas anodin de désigner cette population au prisme de sa religion. Il est d’ailleurs notable que le reste de la population carcérale n’est jamais qualifiée : a-t-on affaire à des chrétiens, des athées, des sans-religions ? Nul ne le sait et ne s’en préoccupe. Cette insistance sur l’islam des prisons me paraît tout à fait symptomatique d’une lecture racialisante ou ethnicisante du monde social, et de l’anxiété suscitée par l’islam dans notre société. L’accent mis sur la religion, plutôt que sur les caractéristiques socio-économiques, favorise une lecture culturaliste de la criminalité. De cette association entre islam, délinquance et terrorisme à l’idée que l’islam est criminogène, il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésitent pas à franchir. Cette généralisation stigmatisante nous renseigne sur la constitution du musulman en ennemi intérieur, qui fonctionne d’autant mieux que le contexte terroriste l’alimente et la justifie en partie.

Une autre petite musique lancinante, que l’on entend souvent dans les médias, s’ingénie à banaliser l’idée selon laquelle la  prison est un  “incubateur” de la radicalisation islamiste. Vous estimez, quant à vous, que « la prison est loin de constituer un passage obligé des trajectoires de radicalisation ». Qu’en est-il exactement ? 

Dans mon livre, j’ai voulu apporter un peu de nuance dans un débat qui voudrait que la rencontre entre l’islam et la prison ne pouvait que déboucher sur l’extrémisme islamiste. Il s’agit de rappeler d’une part que des trajectoires de radicalisation peuvent se faire sans passage par la prison ; ce que l’on semble parfois perdre de vue. Il s’agit aussi de rappeler que, si ces trajectoires passent par la case prison, la prison n’est qu’un facteur parmi d’autres et non une cause isolée, un déterminant.  C’est une entreprise délicate, car un ensemble de faits tangibles abondent dans le sens de cette thèse qui s’est constituée en évidence publique presqu’indépassable, en France comme à l’étranger.

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On sait la place qu’a pu tenir la prison dans les trajectoires de certains idéologues internationaux du djihad et la naissance d’organisations qui le prônent. La reconstitution des trajectoires de ceux qu’on appelle désormais les « terroristes de terroir » (les home made terrorists) fait apparaître la récurrence de cette variable carcérale. De Khaled Kelkal jusqu’à Cherif Chekatt, en passant par Amédy Coulibaly ou Farid Kouachi, de nombreux auteurs des attentats, qui ont endeuillé la France depuis 2012, sont passés par la prison. Reste que ce n’est pas parce que ces jeunes gens ont été incarcérés que c’est la prison qui fait d’eux des terroristes. La prison occupe, sans nul doute, une place non négligeable dans la constitution de leur carrière délinquante, mais ce n’est pas elle qui les a rendus délinquants. Quand bien même, la prison peut constituer le lieu d’une rencontre avec des propagateurs du djihad, comme ce fut le cas par exemple de Farid Kouachi et d’Amédy Coulibaly qui y ont rencontré leur mentor Djamel Beghal. Une telle rencontre n’est qu’un élément d’un puzzle biographique aux innombrables morceaux.

Outre que cette rencontre peut se produire hors de prison, ce qu’il faut comprendre, c’est ce qui rend réceptif à une idéologie politico-religeuse prêchant le passage à la violence.  Il s’est agi enfin de rappeler que, si le passage par la prison peut contribuer à ancrer des jeunes gens dans la délinquance et à faire basculer dans la criminalité terroriste, la découverte ou redécouverte de l’islam en prison peut aussi ouvrir à une sortie de la délinquance. De la même manière que le passage par la prison peut, sous certaines conditions, mener à la rupture avec des pratiques délictueuses, nouer ou renouer avec l’islam peut ouvrir à une pacification intérieure et à des formes de remédiations sociales. Le sociologue Marwan Mohammed a montré qu’il existe des « sorties religieuses » de la délinquance. N’oublions pas que cela existe.

Concernant l’aumônier musulman, vous évoquez son rôle crucial qui en fait l’antidote aux dérives de l’islam que favorise l’institution pénitentiaire. Comment précisément travaillent ces aumôniers en prison, dont la plupart se présentent également comme des relais des principes républicains et de la laïcité, contrairement à leurs collègues des autres cultes?

Les aumôniers musulmans, comme leurs homologues des autres cultes, sont censés apporter aux détenus qui le souhaitent leur assistance spirituelle. Ils organisent les célébrations cultuelles et visitent les détenus qui le demandent en cellule. Si la fonction d’aumôniers n’existe pas traditionnellement en terre d’islam, les musulmans se sont approprié cette fonction. Aujourd’hui, ce sont près de 260 aumôniers et aumônières qui circulent dans les détentions, respectivement d’hommes et de femmes, et cette figure de l’aumônier s’est banalisée au sein de la communauté musulmane.

Des attentes publiques pressantes s’adressent toutefois aux aumôniers musulmans en matière de prévention et de lutte contre la radicalisation. Dans le sillage des attentats de 2015, ils ont été appelés à devenir un « rempart contre l’extrémisme ». Ces attentats ont brisé un tabou en France en ouvrant à l’association des acteurs religieux à la lutte contre la radicalisation. En détention, nombre d’aumôniers prennent très à cœur cette mission. Ils s’attachent à montrer la compatibilité de l’islam avec les valeurs républicaines. Certains, parmi eux, montent des groupes de paroles théologiques visant à démanteler les discours les plus radicaux.

Mais un tel investissement peut les mettre en difficulté. Aussi bien le discours public que leur engagement dans le combat contre la radicalisation les rendent suspects de collaboration avec l’administration pénitentiaire, aux yeux des détenus. Ils se heurtent bien souvent à la méfiance des personnes détenues qui les voient comme des « vendus », des « collabos » des « balances ». Certains détenus, parmi ceux qui sont incarcérés pour fait de terrorisme, contestent leur autorité religieuse. Des aumôniers racontent qu’ils ont été parfois victimes d’actions de boycott du culte. Dans un contexte de détection de la radicalisation propice à la paranoïa collective, aussi bien du côté des surveillants que de celui des détenus, nombre de musulmans préfèrent prendre des distances avec l’aumônier ou ne pas aller au culte, de peur d’être fichés comme musulmans pratiquants.

Vous parlez de la polyvalence des usages de l’islam en prison. Une incarcération, dites-vous, qui entraîne souvent une intensification religieuse. Quels sont les différents usages qu’en font les détenus ?

Le constat d’intensification du rapport à la religion vaut pour l’ensemble des religions. Il faut tout d’abord rappeler que la prison est un monde de privation de relations et de biens. Dans cet univers de désolation, la religion peut s’offrir comme une ressource aussi bien pour rencontrer du monde (l’aumônier qui vient en cellule, les détenus qu’on retrouve au culte) que pour obtenir de menus biens, une tasse de café, quelques gâteaux ou dattes, un tapis de prière, un bâton d’encens apporté par l’aumônier. Ceci peut paraître dérisoire, mais quand vous êtes dépourvus de presque tout, le dérisoire devient essentiel. Par ailleurs, aller au culte peut servir à tout autre chose qu’accomplir son devoir religieux : beaucoup de détenus, en maison d’arrêt, s’y rendent pour sortir de la cellule où l’on est enfermé quasiment 22 heures sur 24, voir du monde, trafiquer, circuler en détention, régler ses comptes etc.

La religion est également mobilisée comme une ressource de protection : l’islam permet de « faire groupe » et, par ce seul fait, de pouvoir bénéficier de solidarités qui permettent de bénéficier de biens matériels et d’évoluer plus en sécurité en détention. Certains caïds religieux déplorent parfois que certains détenus simulent une appartenance à l’islam pour obtenir ce qu’ils appellent la « sécurité sociale ». Les surveillants désignent comme « conversion de confort », des conversions qu’ils estiment motivées par cette quête de protection.  Il faut néanmoins noter que pour certains détenus, les plus vulnérables ou en raison de leur incrimination, c’est une affaire de survie, faute que l’administration soit en mesure d’assurer leur protection. L’islam peut, au-delà de ces usages tactiques, devenir aussi un outil de réordonnancement de soi.

Pour ceux qui aspirent au changement, l’islam est de nature à offrir un principe réorganisateur de leur vie. Accomplissement régulier des prières, invocations récurrentes, comptabilité des hassanates, examen de conscience (lahseb), djihad al-nafs sont ici autant de ressources qui permettent d’inscrire le changement dans la durée. La prière peut être présentée par certains comme un moyen de rompre avec « l’argent sale ». Cette efficacité des rites islamiques, qui conduit certains à se montrer musulmans pour le devenir, se conjugue avec une efficacité symbolique.

Comme toute religion, l’islam est susceptible, pour ceux qui y adhèrent, de donner du sens à des situations de souffrance, à les sublimer en expériences valorisantes ou épreuves salutaires voulues par Dieu. La peine de prison prend un sens nouveau lorsqu’on la réenchante, comme voulue par Dieu. La religion ouvre à un ailleurs, un au-delà du monde social qui permet parfois de se revaloriser. Invoquer la justice divine, ce peut être une manière d’échapper à la justice des hommes et d’ouvrir une échappatoire au stigmate judiciaire ou carcéral.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

« Islam et Prison », Claire de Galembert, (Editions Amsterdam)

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5 Comments

  1. Les arabes sont sur représentés en prison pour une raison simple.
    Si la police arrête une bande de malfaiteurs, la justice condamné les arabes à prison ferme et relaxe les blancs.
    Si des étudiants font une fêtes, que du cannabis est consommé, la police n arrêtera que les arabes

  2. Dans les années 90 on questionna un vieil et sage imam au sujet des « prisonniers musulmans ». Sa réponse fut catégorique : « il n’y a pas de musulmans en prison. ».
    Oui comme pour les autres communautés il s’agit de délinquants et rien d’autres. On a laissé s’installer l’habitude de désigner par islam et musulmans certains comportements et jamais pote les autres cultes. C’est comme les terroristes pourquoi les qualifier de musulmans d’islamistes, … ect. Cette qualification porte un tort considérable aux musulmans de France.
    On ne parle par exemple jamais d’incestueux ou de pédophiles chrétiens ou juifs. Pourtant ils sont nombreux.

  3. Très forte la sociologue, où comment ne pas aborder les vrais sujets. Il est cependant reconnu que plus de deux tiers des prisonniers sont musulmans. C’est un bon début, et il serait donc opportun de se demander pourquoi sans donner trop vite l’excuse de la discrimination, qui ne tient pas, car à ce que je sache les asiatiques ne sont pas surreprésentés.
    On nous dit aussi qu’il y a plusieurs pratiques de l’islam. C’est très vrai, mais posons autrement la question: est-ce qu’un musulman qui ne souhaite pas faire le ramadan va pouvoir résister à la pression collective ?
    Alors oui c’est aux musulmans de faire tomber les préjugés, et pour cela de séparer le bon grain de l’ivraie, et non de noyer le poisson.

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