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Entretien avec Elyamine Settoul, auteur de “Penser la radicalisation djihadiste : acteurs, théories, mutations”

Rigoureux, nuancé, étayé et tordant le cou aux idées préconçues, le livre d’Elyamine Settoul “Penser la radicalisation djihadiste : acteurs, théories, mutations”  (Ed. Puf) recèle de nombreuses vertus, dont celle de pallier une lacune criante dans la littérature pourtant pléthorique sur un sujet brûlant d’actualité : le phénomène de la radicalisation djihadiste.

Il manquait un ouvrage sérieux et argumenté sur cette question éminemment sensible et complexe, capable de faire la synthèse éclairée des débats houleux qui agitent les sociétés occidentales, et particulièrement française. Ce vide est désormais comblé sous la plume affûtée d’Elyamine Settoul, maître de conférences en science politique au sein de la chaire de criminologie du Conservatoire national des arts et métiers de Paris.

Alliant rigueur académique et travail de terrain, que plusieurs années d’interventions en milieu carcéral ont nourris, son éclairage s’avère essentiel pour mieux appréhender les multiples dimensions de la radicalisation djihadiste.

Elyamine Settoul a accepté de répondre aux questions d’Oumma

Vous affirmez que la notion de radicalisation est une notion dissensuelle, et que ce terme tend à être réservé aux  logiques de violence qui se réclament de l’idéologie islamiste. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

Oui. Il s’agit d’une notion dissensuelle, dans le sens où le terme est utilisé pour décrire des phénomènes sociaux très disparates, tels que des logiques de manipulation mentale, de violence politique ou des phénomènes pathologiques.

Certains chercheurs ne l’utilisent pas précisément en raison de ce caractère « fourre-tout ». Pour ma part, le concept peut s’avérer heuristique s’il est bien circonscrit à des processus de passage à la violence articulée à une idéologie spécifique. Il faut qu’il y ait à la fois cette dimension de basculement vers la violence et une logique incrémentielle, c’est-à-dire des parcours individuels qui illustrent la succession de séquences biographiques jusqu’à l’usage de la violence.

Et effectivement, d’un point de vue national et international, l’immense majorité des recherches produites sur la radicalisation tendent à être jihado-centrées, c’est-à-dire qu’elles prennent pour objet les violences à référentiel islamiste/djihadiste. Ce phénomène est perceptible en Europe, mais également en Amérique du Nord.

Mais depuis deux ans, nous avons une nette diminution des travaux sur le djihadisme et une augmentation des analyses consacrées à d’autres territoires idéologiques, je pense notamment à l’extrême-droite. Ces dernières années, la DGSI a démantelé plus de cellules d’ultra-droite que de groupes djihadistes. Cette tendance opérationnelle est corroborée par les programmes de financement européens, qui orientent de plus en plus leurs fléchages vers ces mouvances idéologiques.

Il y  a dans votre ouvrage un chapitre consacré aux différentes formes de salafisme. Existe-t-il une porosité entre les différentes tendances quiétiste, politiste et dijahadiste ?  

Absolument. Il existe des continuités entre les diverses formes de salafisme piétiste, politique et djihadiste. On le voit nettement dans l’espace arabo-musulman, où des acteurs djihadistes ont d’abord été socialisés dans des espaces qui prônaient le salafisme ou l’orthopraxie religieuse. Un groupe, tel que le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat algérien, reflète clairement les porosités et le continuum sociologique entre des tendances salafistes pacifiques vers des tendances prônant la lutte armée.

De même, le parti salafiste égyptien Hizb Al Nur a évolué du quiétisme vers un engagement au sein de l’arène politique. Tout le débat français s’est d’ailleurs cristallisé autour de la place de l’idéologie salafiste dans le phénomène djihadiste, tel qu’il s’est déployé au fil de la dernière décennie.

Certaines écoles ont postulé l’idée d’un lien naturel en faisant des mouvances salafistes l’antichambre sociologique naturelle des djihadistes, tandis que d’autres courants ont pointé l’idée non pas d’un lien idéologique, mais d’une déconnexion sociologique. En ce sens, les deux courants peuvent puiser dans des références doctrinales et religieuses communes (hadiths, penseurs médiévaux…), mais se sont dissociés d’un point de vue sociologique.

Cette scission s’est effectuée à un niveau inédit avec la doctrine de l’Etat Islamique. Avec le recul temporel et la multiplication des travaux, l’automaticité du continuum entre salafisme et djihadisme a été largement remise en cause. Certains experts aiment à dire que « tous les salafistes ne sont pas des djihadistes mais tous les djihadistes sont des salafistes », c’est factuellement faux. Il suffit de voir les nombreux parcours de djihadistes, tels que celui de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, le tueur de Nice qui a commis le carnage sur la Promenade des Anglais.

Dans cette configuration, certains experts vont user de la notion de « radicalisation express » ou du concept de taqqyya pour donner de la contenance idéologique aux auteurs, mais ce n’est scientifiquement pas très crédible.

Vous écrivez que l’une des particularités de l’Etat islamique réside dans sa démocratisation du djihad. Comment expliquez-vous ce phénomène d’attraction inédite ? 

Contrairement aux groupes des générations afghane, bosniaque ou tchétchènes, l’Etat Islamique a élargi le spectre sociologique de ses sympathisants à un niveau inédit. Ils ont d’une certaine manière fait leur la devise de MacDo « Venez comme vous êtes »… Peu importe votre religiosité et votre profil social, vous nous intéressez, voilà le message des propagandistes de l’Etat Islamique.

C’est ainsi qu’ils ont pu attirer tous les types de profils, une jeunesse très pieuse, une jeunesse en rupture, des jeunes excités par l’aventure, ainsi que une série de profils atypiques, voire improbables, je pense notamment à des malades psychiatriques, des perdants radicaux (loosers hyper narcissiques) ou à des homosexuels refoulés. Ce phénomène s’explique d’une part par le projet califal qui visait à restaurer une société musulmane authentique, en référence aux premiers califats musulmans, et d’autre part par le degré de sophistication de la communication de l’Etat Islamique.

Ce dernier a, en effet, créé un écosystème digital (réseaux sociaux, revues en lignes, radios etc..) qui a considérablement massifié l’impact et le magnétisme de ce projet. Il faut ajouter à cela la fascination qu’a pu exercer le Sham, considéré comme le berceau des grands empires musulmans, Damas et Bagdad ayant été les capitales des califats Omeyades et Abbassides.

Vous établissez une typologie à cinq entrées des processus de djihadisation. Pouvez-vous les définir et en quoi votre approche de la radicalisation djihadiste diffère-t-elle des autres travaux d’universitaires qui ont étudié cette question ? 

A l’instar de ce qui s’est produit après 2001 aux Etats-Unis, nous avons assisté, à partir de 2015, à un développement exponentiel de la littérature consacrée aux phénomènes djihadistes. En dépit de la profusion de ces études, cette littérature me paraissait parcellaire.

La plupart des analyses étaient mono-causales et tendaient à appliquer des modèles théoriques préexistants. Certains systèmes explicatifs mettaient l’accent sur les rapports de domination Nord Sud, d’autres centraient exclusivement leur attention sur l’idéologie salafo-djihadiste, tandis que d’autres l’analysaient sous le prisme d’un processus d’emprise sectaire.

Or, il m’apparaissait au fil des formations et des interventions que j’ai pu réalisées en milieu carcéral, entre 2017 et 2022, qu’on avait clairement affaire à une mosaïque sociologique et des processus de djihadisation extrêmement disparates. Par conséquent, chaque paradigme pouvait se révéler pertinent pour un segment de la population des djihadistes et inopérant pour d’autres profils.

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Mon modèle théorique, appelé « Pentagone théorique de la djihadisation », offre une vision holistique du phénomène, c’est-à-dire qu’il permet de saisir la diversité interne des profils et de montrer également les dynamiques à l’intérieur du vivier. Ainsi, les djihadistes salafisés ou politisés au sein de l’EI apparaissent comme peu nombreux. Cependant, ils jouissent d’un capital symbolique important auprès des autres catégories. Les sans-grades plus déstructurés sont beaucoup plus nombreux et font figure d’exécutants pour l’organisation.

Il faut également prendre en considération les effets de socialisation. Des jeunes ont pu partir sur zone sans background religieux et en revenir très idéologisés. Inversement, certains ont pu partir galvanisés par l’idéologie et en revenir dépités par la confrontation à la réalité de ce qu’était l’entité califale. L’engagement djihadiste promu par l’Etat Islamique constitue un virage comparativement aux autres mouvances djihadistes antérieures (Al Qaeda, Afghanistan). Il peut se subdiviser, selon moi, en 5 processus essentiels, fondés sur la dévotion, l’émotion, la politisation, la manipulation et enfin la pulsion.

La dévotion agrège les djihadistes véritablement salafisés, l’émotion les djihadistes socialement radicalisés, chez qui la religion est souvent un vernis très superficiel, les djihadistes politisés concernant les individus détenteurs d’un véritable capital de connaissances et qui sont conscients des enjeux complexes qui structurent le Moyen-Orient. Selon mes observations de terrain, ils sont relativement peu nombreux et peuvent se confondre avec la catégorie de la dévotion. Ils s’en dissocient principalement par l’absence d’orthopraxie religieuse inhérente aux premiers. La catégorie manipulation fédère les nombreux jeunes qui ont rejoint l’Etat Islamique, suite à un processus d’emprise mentale.

On retrouve ces profils dans diverses « filières », telles que la filière Cannes Torcy ou la filière niçoise d’Omar Diaby. Ces dernières se caractérisent souvent par la présence d’une sorte de « gourou » qui va imposer son pouvoir charismatique sur des plus jeunes en rupture sociale. Enfin, la pulsion qui réunit les individus qui ont trouvé dans l’entité califale un espace d’assouvissement pulsionnel.

La vie sous le califat autorisait de facto le pillage des biens des Syriens et des Irakiens (au nom du principe de ghanima), le viol avec la mise en esclavage des femmes yezidies ou encore le meurtre, avec le droit de vie ou de mort que leur octroyait le statut de soldats de Dieu. Le contrôle d’un territoire a permis à ces acteurs « d’hallaliser » leurs désirs et leurs pulsions les plus inavouables. Chacun de ces paradigmes éclaire un pan de la mosaïque djihadiste, sans pouvoir en rendre compte de manière exhaustive.

Vous établissez un parallèle surprenant entre l’engagement militaire dans une armée régulière et l’engagement djihadiste. Vous soulignez qu’aussi paradoxal que cela puisse paraître, le monde des armées est un univers qui attire les jeunes susceptibles de basculer dans une radicalisation de type djihadiste. Pour quelles raisons exactement ? 

J’ai été le seul, je crois, à avoir établi ce parallèle un peu contre-intuitif d’une jeunesse simultanément attirée par l’engagement djihadiste et l’engagement militaire classique. Ce paradoxe s’explique par le fait qu’on a, dans les deux cas, des structures capables de pallier des carences identitaires, affectives et narcissiques.

Les armées et l’Etat Islamique ont comme propriété commune de transmettre des ressources comparables en termes d’estime de soi, de fraternité et de restauration narcissique. J’avais évoqué ce paradoxe dans Le Monde suite à l’affaire Merah en 2012[1]. Le phénomène n’a cessé de se confirmer depuis.

J’ai comptabilisé plusieurs dizaines de jeunes ayant tenté de rejoindre les armées françaises avant leur départ vers les contrées irako-syriennes. C’est aussi une spécificité française que je n’ai pas retrouvée avec autant de force dans les autres sociétés occidentales, qu’elles soient européennes ou nord-américaines. Cela doit nous amener en filigrane à nous interroger sur les raisons qui expliquent cette quête identitaire et ce désir impérieux d’appartenance à un groupe pourvoyeur de reconnaissance sociale, symbolique et narcissique.

Il y a là certainement toute la question des enjeux autour de comment devenir quelqu’un  dans une société en perte structurelle de repères. Cette perte de repères est aggravée par les discriminations, la relégation sociale et symbolique, et de manière plus générale divers dysfonctionnements sociétaux (politique carcérale, urbaine, islamophobie…). C’est en exploitant consciemment et stratégiquement ces failles que les recruteurs de djihadistes prospèrent.

Vous êtes plutôt critique sur la politique mise en œuvre par les pouvoirs publics pour contrer le phénomène djihadiste. Que proposez-vous de faire pour mieux appréhender, prévenir et juguler la radicalisation djihadiste ?

Après 2015, la vision du djihadisme par le ministère était très axée sur l’emprise sectaire du fait, entre autres, de l’influence de l’anthropologue Dounia Bouzar. Après 2019, il y a eu un revirement vers une lutte contre toutes les formes de rigorisme religieux. Or, bien qu’intéressantes, ces deux approches demeurent lacunaires, dans le sens où elles abordent le processus en aval. Il faut se poser la question en amont : comment se fabrique ce désir de radicalité ?

Par ailleurs, il est naïf de penser pouvoir diminuer l’influence du salafisme quiétiste à travers une démarche coercitive. Penser les conditions sociales favorisant l’émergence de ces tendances me paraît une option plus efficace et plus réaliste. Réinjecter plus d’espérance, plus de dialogue et rebooster la vie associative de territoires en déshérence. La réponse sera forcément multiniveaux.

Elle est d’abord sécuritaire, à travers la neutralisation des recruteurs de jeunes, idéologique avec la restriction d’accès à certains ouvrages problématiques (sites et ouvrages wahhabites notamment), mais aussi socioculturelle, et c’est certainement là un des enjeux importants.

L’actualité nationale autour de la mort de Nahel révèle en filigrane le réservoir de colère sociale qui habite certains territoires populaires. Le djihadisme de la dernière décennie peut aussi se lire comme l’une des déclinaisons possibles de cette colère sociale. Il faudrait davantage accélérer l’ancrage social et symbolique de certains pans de la société, en particulier la jeunesse issue de l’immigration postcoloniale et des territoires ultra-marins. Il y a aussi, en France, une problématique structurelle de coopération entre les acteurs publics et le champ universitaire. Les collaborations se font parfois de manière ponctuelle.

Je peux citer l’exemple de la chaire de criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers dans laquelle j’exerce. Elle constitue aujourd’hui la seule structure académique nationale qui couvre l’ensemble du spectre d’activités autour de la prévention des radicalisations. Elle assure une activité de diplomation, à travers la mise en place d’un Certificat Radicalisations (deux promotions par an depuis 2017), des publications scientifiques de haut rang et de direction de plusieurs projets internationaux.

En dépit de ce dynamisme scientifique, nous n’avons pas été sollicités par le CIPDR (Comité Interministériel de Prévention de la délinquance et de la radicalisation) pour participer à la réflexion collective. C’est dommage, car le ministère se coupe ainsi d’un capital d’expériences et de connaissances potentiellement fructueux pour la compréhension de ces enjeux.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

[1]https://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/26/presence-musulmane-croissante-dans-l-armee_1675739_3232.html

 “Penser la radicalisation djihadiste : acteurs, théories, mutations”  (Ed. Puf) Un ouvrage signé Elyamine Settoul que nous vous recommandons particulièrement

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