De part en part, la question touristique aura imprégné nos perceptions des révolutions sociales et politiques à l’oeuvre en Tunisie et en Egypte cet hiver. Et pour cause : ces deux « pays proches » figurent bien au top des destinations vacancières des touristes européens, et nos « migrants de plaisance » constituent bien l’une des principales sources de revenus de ces deux « contrées paradisiaques ».
Du coup, c’est sans trop de gêne que la couverture journalistique des deux soulèvements populaires aura autant focalisé sur le sujet du tourisme, pour concurrencer, voire dépasser à certains moments-clés, les reportages consacrés à ce qui se jouait de fondamental et d’historique dans les rues arabes, à force d’immolations, de manifestations, de répression, de nouveaux débordements et de libération.
C’est surtout dans les premiers jours que la tendance s’est vérifiée, lorsqu’il s’est agi de s’enquérir dans l’urgence du sort de nos vacanciers “malchanceux”, sur fond d’”instabilité sociopolitique”.
Pas grand-chose alors ne nous a été épargné : la mauvaise humeur de la touriste “rapatriée de force” par son voyagiste, alors que “nous étions en train de danser” et que “nous ne nous étions rendu compte de rien” ; l’inquiétude du couple retraité, sur le départ à Brussels Airport ; l’indifférence du cadre français sur une plage ensoleillée, bien à distance des “événements” ; le soulagement des familles à Orly qui voient rentrer les leurs, un peu fatigués mais déjà bronzés, partis une semaine plus tôt ; et, cerise sur le gâteau, presque tous les soirs au journal télévisé, les porte-parole de Jetair et Thomas Cook, pétris du sens des responsabilités commerciales et… confiants pour la suite.
Quelques semaines plus tard en effet, les sourires sont revenus. “Sous la pression croissante des tour-opérateurs, le ministère des affaires étrangères français a levé les restrictions sur les voyages en Tunisie et en Egypte.” Les touristes européens vont pouvoir retrouver les sables des deux “civilisations millénaires”. Qui plus est, à des conditions avantageuses.
Tout le secteur – l’industrie, la main-d’œuvre locale et les vacanciers – s’en réjouit. “Enfin libres… de bronzer !”, ose cyniquement l’Office tunisien du tourisme. “Quand c’est du terrorisme, ça prend plus de temps ; mais là, c’était juste des manifestations de rue dans les villes, les gens ont vite oublié”, explique doctement une responsable d’agence, satisfaite des réservations reparties à la hausse. Concurrence oblige, seules les destinations alternatives – la Turquie, la Grèce, l’Espagne… – déchantent quelque peu.
Le comble de l’indécence toutefois sera atteint par une autre facette du tourisme méditerranéen remise en lumière par la chute des dictatures tunisienne et égyptienne : les séjours d’agrément nord-africains de hauts responsables politiques européens, pris à la faveur de leur proximité, amitié, complicité à l’égard des autocraties autoritaires de la région. Des compromissions qui ne datent pourtant pas d’hier et qui ne méritaient pas d’attendre l’hiver 2010-2011 pour paraître injustifiables.
Car elles le sont en effet et depuis belle lurette, qu’elles soient motivées par des enjeux politiques (séniles peut-être, ces régimes étaient d’abord perçus comme des antidotes au double épouvantail islamiste et migratoire) ou économiques (la ministre des affaires étrangères française n’est effectivement pas la seule à cultiver ses propres intérêts – plus ou moins importants – de ce côté-là de la Méditerranée). Plus fondamentalement, ce qui en revanche n’a pas encore été suffisamment épinglé dans la foulée des soulèvements égyptien et tunisien, c’est la logique même du secteur touristique, la nature profondément inégalitaire et délétère des formes dominantes de l’actuelle organisation du tourisme international dans ces régions.
Comme dans de nombreux pays du Sud, le rapport entre coûts et bénéfices y est largement défavorable aux secteurs populaires – majoritaires -, mais particulièrement avantageux aux élites et aux puissants tour-opérateurs occidentaux.
Hautement concentrés et privatisés, les profits du secteur – hormis les recettes des petits boulots informels et les bas salaires de la main-d’œuvre – échappent pour l’essentiel aux populations locales, qui subissent pourtant de plein fouet les effets des implantations de l’industrie touristique, en termes d’accès de plus en plus problématique au logement, à l’alimentation, à la terre, à l’eau… dans des régions déjà très vulnérables sur le plan environnemental.
De là à conclure, comme d’aucuns l’ont fait, que ce mode de développement du tourisme est consubstantiel aux régimes dictatoriaux – tunisien et égyptien dans le cas qui nous occupe -, ce serait faire l’impasse sur les multiples démocraties du Sud où le partage des retombées touristiques, positives et négatives, apparaît tout aussi inéquitable.
Certes la dictature a servi le secteur et celui-ci a servi la dictature, mais il pourra s’en passer aisément si les révolutions arabes devaient échouer à remettre fondamentalement en cause les orientations économiques dominantes dans la région, l’extraversion de la production et des services, la privatisation du patrimoine national, la dépendance alimentaire structurelle de ces pays, etc.
En attendant, les principaux voyagistes occidentaux vont continuer à remplir allègrement les complexes hôteliers de Djerba, de Charm el-Cheikh et d’ailleurs. Et les moins indifférents des touristes européens ne se sentiront plus obligés de “justifier” leurs vacances en Tunisie ou en Egypte par le souci de “faire évoluer les mentalités” ou d’”exercer indirectement des pressions sur les régimes dictatoriaux”. Les Tunisiens et les Egyptiens les ont renversés eux-mêmes. Sans l’aide des vacanciers.
Bernard Duterme
Coordinateur des ouvrages “Expansion du tourisme : gagnants et perdants” et “Etat des résistances dans le Sud. Monde arabe” (Alternatives Sud, 2007 et 2010). Bernard Duterme, directeur du Centre tricontinental (Cetri)
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