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Bennabi, Kawakibi et Abderrazik

Quand Bennabi parle de « spirituel », il ne faut pas en déduire forcément « religieux ». Il emploie le terme au sens psychique, psychologique, énergétique. Il conçoit qu’une civilisation puisse se faire et se maintenir sur la base d’une idée non religieuse et d’un ensemble d’idées multiples plutôt que d’une idée unique. Il privilégie le spirituel sur le temporel, l’esprit sur la lettre, mais en donnant à ces termes un sens hautement humaniste : « Une société où les rapports ne sont pas formulés, une société sans loi peut se convenir. Tandis qu’une société sans amour, c’est une société où les rapports sont annulés, une société impossible. Le monde est aujourd’hui écrasé, étouffé par ses lois. Ce qui prime, c’est ce qui affirme le rapport de l’homme avec son prochain dans la réalité, et non ce qui le confirme dans l’ordre théorique. Ce qui prime, c’est l’esprit et non la lettre, le cœur qui créé, qui donne, et non la raison qui calcule, qui soupèse. L’amour, l’esprit, le coeur, le regard intérieur de l’homme, son effort au-dessus de son humanité charnelle, c’est l’ordre spirituel. La loi, la lettre, la raison, le regard extérieur qui juge le prochain, c’est le monde temporel [1]».

On sait qu’il ne comptait pas sur les religions pour édifier l’ensemble afro-asiatique ou le mondialisme. Au moment où il envisageait une civilisation afro-asiatique, il excluait tout critère religieux à sa base. Il parle alors de facteur moral qui doit catalyser la synthèse bio-historique, là où il parlait d’idée religieuse comme catalyseur dans « Les conditions de la renaissance » (1949). L’Ethos est ici exprimé de façon plus « laïque ». Ce qu’il voyait de commun aux peuples afro-asiatiques, c’était un principe idéologique résidant dans leur anticolonialisme. Mais, écrit-il dans « L’Afro-asiatisme » (1956) : « L’afro-asiatisme doit fonder son éthique sur un principe positif qui ne saurait être d’essence religieuse. Il ne saurait s’agir d’une tentative de syncrétisme, mais d’un pacte moral entre l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation terrestre. »

Il prend l’exemple de l’Occident : « A son point de départ, la civilisation occidentale s’était édifiée sur un système éthique chrétien qui lui avait assuré la cohésion et l’élan nécessaire à son essor. Mais son évolution avait, peu à peu, transformé ce fondement idéologique en un système mixte où figurent d’une façon parfaitement cohérente la pensée catholique et la pensée protestante, la libre pensée et la pensée juive. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la cohérence ni dans un principe unique, ni dans un syncrétisme religieux ».

Bennabi a soutenu le combat des Oulamas algériens pour la séparation du culte et de l’Etat, mais il ne se faisait pas une haute idée des « faqihs » et des dirigeants religieux comme l’imam Yahia du Yémen ou l’ayatollah Kachani qui avait trahi Mossadegh et au sujet duquel il a écrit : « Kachani a été une idée morte, le virus interne qui a détruit l’expérience qui s’était levée un moment à l’horizon du peuple iranien. Il est significatif que Mossadegh n’a pas été finalement vaincu par le colonialisme tel qu’on le désigne habituellement par ce mot –incarné par le plus puissant trust du pétrole- mais par la colonisabilité gesticulant en la personne de Kachani au nom de Dieu » (« Le problème des idées », 1971).

Il signale la confusion du spirituel et du social dans la personne des « hommes de religion » (c’est le « alem » qui est l’image de la « vérité islamique ») et écrit : « On sent ce qu’il y a de dangereux et d’arbitraire dans cette personnalisation du spirituel qui le dégrade infiniment à mesure que le « alem » s’éloigne lui-même de l’idéal ou de la perfection que la société musulmane veut voir en lui. Combien il y a eu de désillusions tragiques qui ont abouti parfois à de bouleversantes prises de position anti-islamiques parce que l’ « idéal » s’était écroulé au fond d’une conscience avec la valeur que celle-ci accordait à tel « alem » subitement déchu à ses yeux. C’est un aspect épouvantable du drame de la conscience musulmane : celui de la personnalisation » (« L’AA »). Si le christianisme a été corrompu par les artifices des prêtres, l’islam a été dévoyé par des fouqahas dévoués au pouvoir, et plus tard par l’exégèse opérée dans la rue et les mosquées par des imams improvisés, des «émirs» surgis du néant et des charla­tans vociférateurs. L’islam a été et reste une très belle réalité. L’islamisme en a fait une triste et dangereuse utopie.

Nous avons déjà établi un parallèle entre les idées d’al-Kawakibi et celles de Bennabi. Elles ne se recoupent pas toujours. Al-Kawakibi peut être considéré comme le premier réformateur musulman à dénoncer la confusion du religieux et du politique au service du despotisme. C’est certainement ce qui lui a valu d’être occulté par l’historiographie arabe. Mort assassiné à l’instigation du sultan ottoman et du Khédive égyptien, il a eu le courage de poser ce problème précocement. Il faut dire que Bennabi ne s’est pas intéressé à al-Kawakibi, comme il s’est intéressé à Mohamed Abdou par exemple. Il le cite dans ses Mémoires en l’évoquant parmi ses lectures de jeunesse ; il parle de lui dans « Perspectives algériennes » en se référant à l’ « œuvre d’un auteur, assez peu connu, Al-Kawakibi, dont le livre, « Oum El Koura », circula sous le manteau en Algérie vers 1920. Mais ce n’était qu’une œuvre d’imagination, montée comme le scénario d’une sorte de concile fictif tenu à la Mecque par des savants de tous les pays de l’islam. Mais encore là, le sujet n’est abordé que sous l’angle de la défense de ces pays, sans aucun souci de planification ou de préparation à la planification ».

Jugement insuffisamment documenté car un demi-siècle avant Bennabi, Abderrahman Al-Kawakibi semble bien avoir été l’esprit positif qui s’est préoccupé des conditions intellectuelles et politiques à réunir en vue d’une renaissance. Conscient de la responsabilité des oulamas et de la culture traditionnelle dans l’enfermement des esprits, il les avait désignés comme une des principales causes du retard des musulmans et prôné l’émancipation de leur autorité. Faisant intervenir un de ses personnages dans « Oum al-Qora », il lui fait dire : « La religion impose au musulman de se conformer sur chaque question à Dieu et non à l’imam, et d’exercer lui-même, le cas échéant, l’effort d’interprétation sans se fier à l’interprétation d’autrui, même s’il est plus compétent que lui ».

Al-Kawakibi voyait dans les « religieux » un clergé officiel cautionnant le pouvoir et préconisant l’obéissance totale au despote en échange d’un pouvoir moral inquisitorial sur la société. Bien avant Ali Abderrazik, il a préconisé la séparation du religieux et du politique, soulevant l’ire de son ami Rachid Ridha. Il était pour l’égalité des sujets de l’empire ottoman indépendamment de leur confession, pour un égal accès aux fonctions publiques, pour l’égalité devant l’impôt des ressortissants musulmans et non-musulmans, pour l’instruction des filles, la séparation des pouvoirs, et n’hésitait pas à se référer aux auteurs occidentaux dans ses ouvrages. Nasser le considérera plus tard comme le précurseur du nationalisme arabe et de l’union arabe[2].

N’ignorant pas la diversité des écoles juridiques (madhahib) et le clivage entre le sunnisme et le chiisme, al-Kawakibi a appellé à leur dépassement par le recours au procédé du « talfiq » qui consiste à puiser dans d’autres « madhahib » que celui auquel on se conforme pour élaborer la solution à un problème religieux ou juridique. Pour réduire la dépendance à l’égard de l’autorité des fouqahas et des oulamas, il a proposé la confection de corpus spécifiques à l’usage des masses où seraient recensés les obligations religieuses (wadjib), les pratiques surérogatoires (nafal), les interdictions (haram), et les actes blamâbles (makruh).

Il a recommandé également la rédaction de codes pour chaque école juridique dans lesquels seraient établis les pratiques rituelles obligatoires (ibadât), les prescriptions tirées de la Sunna, les traditions surérogatoires, les fautes d’impiété et les pêchés capitaux, les pêchés véniels et les actes répréhensibles.
Pour élever le niveau de compétence des oulamas, il a proposé d’« amener les gouverneurs à traiter les catégories de oulamas de la même manière que les médecins, c’est-à-dire l’impossibilité d’exercer officiellement pour tous ceux qui doivent enseigner, donner des consultations juridiques, prononcer des sermons, et assurer la direction spirituelle des croyants, tant qu’ils ne seront pas passés devant une commission officielle d’examen siégeant dans les grandes villes ».

Les vingt-trois délégués au Congrès d’ « Oum El-Qora » ayant convenu que les causes de la décadence résidaient dans l’ignorance, l’insouciance, la division doctrinale et l’absence de régimes démocratiques fondés sur la « choura » et la distinction entre les actes purement religieux et les questions sociales et politiques, al-Kawakibi, à travers l’intervention d’un délégué, pose le problème des libertés en ces termes : « Le mal provient de notre manque de liberté… On reconnaît celle-ci au fait que l’homme parle et agit comme il l’entend ; elle comprend aussi la liberté de l’enseignement, la liberté de faire des conférences, d’imprimer, de se livrer à des recherches scientifiques ; elle engendre une justice totale à tel point que l’homme ne craint ni tyran, ni oppresseur ; elle apporte aussi la sécurité dans la pratique de la religion et dans les âmes, protège la dignité et l’honneur, sauvegarde la science et ses bienfaits… Elle est le bien le plus cher à l’homme après la vie ».

Puis il décrit en détail le type de gouvernement que les musulmans doivent se donner s’ils veulent échapper au despotisme et au cadre désuet du califat incarné par le pouvoir ottoman : ce gouvernement doit refléter la représentation politique de la nation et non le règne d’un homme et de ses complices ; il ne doit pas disposer à sa guise des droits matériels et moraux de la communauté ; il ne doit pas avoir la mainmise sur les actes et les pensées des citoyens ; ses tâches doivent être fixées par une constitution ; l’autorité n’appartient pas au gouvernement mais dépend de la nation ; celle-ci ne doit pas une obéissance absolue au gouvernement ; c’est à la nation d’établir les dépenses nécessaires et de fixer les impôts et les ressources ; la nation a le droit de contrôler le gouvernement ; la justice doit être conforme à ce que pensent les juges et non le gouvernement ; le gouvernement ne doit pas se mêler de la religion tant que l’on ne porte pas atteinte à son respect ; des textes clairs doivent fixer les pouvoirs des fonctionnaires ; la rédaction des lois doit être l’œuvre d’une assemblée élue par la nation… »

Le réformateur syrien n’incite pas au renversement de l’Empire ottoman par la force, mais pose trois préalables : premièrement, « la nation qui ne ressent pas unanimement ou dans sa majorité les souffrances du despotisme, ne mérite pas la liberté » ; deuxièmement, « le despotisme ne doit pas être combattu avec violence, mais seulement avec clairvoyance et progressivement ; il faut faire avancer la nation dans le domaine de la compréhension et de l’intelligence, ce qui ne peut s’obtenir que par l’instruction. » ; troisièmement, « avant de combattre le despotisme, il convient de préparer le régime qui doit le remplacer »[3].

Le sultan Abdulmadjid, dit le « Rouge », avait prévu la peine de mort pour quiconque aura concouru à distribuer les livres d’Al-Kawakibi. Il est vrai que ce dernier, outre ses idées révolutionnaires, estimait que le califat devait être arabe, donc non ottoman. Il n’avait pas hésité non plus à réprouver le massacre des Arméniens.

Le problème du cadre institutionnel était secondaire chez Bennabi. Dans « Idée d’un Commonwealth islamique » il pose la question de « la forme institutionnelle de la volonté collective du monde musulman » mais ne s’engage pas dans une réponse : « Le problème du Khalifat serait à considérer à la lumière des données actuelles du monde musulman. Et peut-être les docteurs de la loi pourraient-ils donner à l’imamat une nouvelle définition tenant compte de la dispersion politique, géographique et ethnique de la Oumma ». Ecrivant ces lignes en 1958 au Caire, tout près d’al-Azhar dont il était un consultant, il ne pouvait que faire cette concession au rôle des oulamas alors que toute sa philosophie jure contre une telle concession. En tout cas, Bennabi est resté silencieux sur la question du califat en la renvoyant à un Congrès islamique du type de celui imaginé par al-Kawakibi.

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A la différence de Malek Bennabi qui a vécu, pensé et écrit dans un pays colonisé, al-Kawakibi a évolué dans un cadre moral, institutionnel et politique musulman, celui de l’Empire ottoman. Ses écrits s’adressaient aux élites arabo-musulmanes de son époque déjà sensibilisées par le mouvement de la Nahda, et disposant d’une liberté d’expression réelle. Lui-même avait eu le loisir de diffuser ses idées dans la presse syrienne et égyptienne dont le fameux « Al-Manar » de Rachid Ridha. L’objet de ses écrits, comme Bennabi, c’est, selon le titre d’un article qu’il a publié dans la revue « Al Moayid » en mars 1899, « Les maladies des musulmans et leurs remèdes ».

C’est contre le despotisme, érigé en philosophie politique et en organisation sociale dans les pays musulmans depuis Siffin que s’est élevé al-Kawakibi : « Le despotisme occidental, s’il vient à disparaître, sera remplacé par un gouvernement qui établira les institutions que les circonstances permettront, tandis que le despotisme oriental, venant à disparaître, sera suivi d’un despotisme encore plus rigide. Il en est ainsi, car les Orientaux n’ont nullement l’habitude de se préoccuper du proche avenir, leur plus grand souci étant axé sur ce qui se passera après la mort »).

Le despotisme n’est donc pas seulement un régime politique, mais quelque chose qui allait se muer en psychologie générale, en état d’esprit, en disposition mentale et ce par la faute des fouqahas et oulamas qui s’employaient à le légitimer et à le justifier dans leurs livres, leurs prêches et leurs « fetwas ». Comparant le système de gouvernement en vigueur dans les Etats islamiques à celui que se sont donnés les Occidentaux, al-Kawakibi écrit : « Ce que le progrès humain a réalisé de plus utile, ce sont les statuts qui composent les constitutions des Etats organisés ; ils considèrent qu’il n’y a aucune force au-dessus de la loi ; ils attribuent le pouvoir législatif à la nation, celle-ci ne pouvant réaliser son unanimité sur une erreur ; ils autorisent les tribunaux à juger le roi et le pauvre sur un pied d’égalité ; ils placent les responsables du gouvernement, appelés à gérer les affaires de la nation, dans une position telle qu’ils ne puissent outrepasser les droits attachés à leurs fonctions ; enfin, ils donnent à la nation la possibilité de surveiller et de contrôler la gestion de son gouvernement… ».

Bennabi a observé qu’al-Afghani avait une conception sentimentale du panislamisme et lui reprochait de ne pas avoir planifié sa réalisation. Al-Kawakibi, lui, a été le premier à envisager avec précision ce que devait être une union des Etats musulmans, c’est-à-dire une fédération à base d’Etats indépendants et souverains où serait imparti à chaque pays ou groupe de pays un rôle particulier. Il écrit dans « Oum al-Qora » : « Le Congrès, après une recherche minutieuse et un examen approfondi de la situation et du tempérament de tous les peuples et des circonstances qui les entourent, enfin de leurs aptitudes, a estimé que la Péninsule arabique et ses habitants doivent s’occuper de la politique religieuse… Le soin à apporter à la vie politique et particulièrement aux affaires étrangères doit incomber aux Turcs ; la surveillance vigilante de la vie civile et son organisation, il est bon de les confier aux Egyptiens ; la gestion des affaires militaires doit être placée sous la responsabilité des Afghans, Turkestanais, Kazaniens, Caucasiens à l’Est, et des Marocains ainsi que des habitants des principautés d’Ifriqiya à l’Ouest ; enfin, la direction de la vie scientifique et économique sera assurée au mieux par les Iraniens, les habitants de l’Asie centrale, les Indiens et les peuples voisins… » [4].

Ali Abderrazik, qui a repris certaines idées d’Al-Kawakibi dans son célèbre livre « L’islam et les fondements du pouvoir »[5], a été condamné d’un trait de plume par Bennabi qui l’accuse péremptoirement de « remettre en question les valeurs et les idées fondamentales de l’islam en contestant la notion de califat ». Dans le « PISM » où est mentionnée cette critique, Bennabi renvoie le lecteur au livre de Anouar Abdelmalek[6], ce qui implique qu’il n’a vraisemblablement pas lu Ali Abderrazik dans le texte, mais qu’il s’est fondé sur ce qui a été rapporté sur lui.
Ali Abderrazik est né en 1888. Son père était proche de Abdou. Il fréquente l’université du Caire, récemment créée, et est diplômé d’al Azhar. Il passe deux ans en Angleterre. A partir de 1915, il est juge des tribunaux islamiques.

En 1923, l’Egypte devient une monarchie constitutionnelle après un protectorat anglais qui a duré près d’un demi-siècle. En 1924, le califat est aboli en Turquie. Ali Abderrazik approuve la mesure contre l’avis de Rachid Ridha. A partir d’un texte d’Ibn Khaldoun[7], il se lance dans une recherche au terme de laquelle il parvient à la conclusion qu’ « aucun des théologiens qui ont prétendu que la proclamation de l’imam (calife) est une obligation religieuse, n’a pu citer un verset du Coran à l’appui de sa thèse. En vérité, s’il se trouvait dans le Livre sacré un seul passage qui puisse faire preuve dans ce sens, les théologiens n’auraient pas hésité à le mettre en relief et à s’étendre en développements à son sujet… ». Pour lui, le califat n’est pas une obligation institutionnelle. Ni le Coran, ni la Sunna ne l’ont prévu : « Le califat a été de tout temps et est encore une calamité pour l’islam et les musulmans, une source constante de mal et de corruption ».

Abderrazik passe en revue les différentes aspects de la mission du Prophète et pose une question : Etait-il un roi ? Il répond : « Le Prophète était uniquement un messager de Dieu, chargé de transmettre un appel purement religieux qui ne perturbait aucune aspiration au pouvoir, un appel en aucun cas assimilable à une campagne visant à constituer un royaume dans le sens attribué généralement à ce terme… Il ne fut ni roi, ni fondateur d’empire, ni encore un prédicateur attelé à l’édification d’un royaume ». Ni Moïse, ni Joseph, ni Jésus ne l’étaient non plus, ajoute-t-il. Comme Mohammad, ils étaient des messagers de Dieu : « Comment alors, si la constitution d’un Etat faisait partie de sa mission, aurait-il pu laisser une telle question dans pareille confusion, au point que les musulmans, se retrouvant dans une totale obscurité, en vinssent rapidement à s’entretuer ?

Comment aurait-il pu ne pas évoquer le problème de sa succession à la tête de l’Etat, alors que les détenteurs du pouvoir en tous temps et tous lieux, se font un devoir de régler cette question en priorité ? Comment n’aurait-il pas fourni aux musulmans de quoi s’orienter dans pareille situation ? Comment aurait-il pu les abandonner à cette confusion si totale qui s’est emparée d’eux et qui a failli les jeter immédiatement dans le conflit le plus brutal, avant même qu’ils aient pu assurer la levée de son corps ? ».

Pour lui, la seule caractéristique qui distinguait Mohammed des autres était sa qualité de Prophète. Or, par définition, cette qualité est intransmissible, ne s’hérite pas et n’a pas besoin de successeur (sens du mot « califat »). Il poursuit : « S’il était nécessaire d’instituer une autorité parmi les partisans du Prophète après sa mort, ce devait être une autorité d’un type nouveau, sans rapport avec celle qu’avait le Prophète. Qu’il n’y ait plus de direction religieuse après le Prophète est chose normale et raisonnable à l’évidence ; il est tout aussi concevable qu’une autorité d’un genre nouveau, n’ayant aucun rapport avec la transmission du message divin et aucun pouvoir sur la religion, apparaisse par la suite : un pouvoir laïque. Etant laïque, la nouvelle autorité ne serait ni plus ni moins qu’une autorité temporelle ou « politique », une autorité du type de celle des gouvernements et des pouvoirs temporels, non une autorité religieuse. En fait, c’est bien ce qui se produisit à l’époque. C’est donc bien un nouvel Etat que les Arabes avaient créé, un Etat arabe et un pouvoir arabe, alors que l’islam est une religion qui s’adresse à l’humanité entière, une religion qui n’est ni arabe ni non-arabe…. Un Etat arabe qui a soutenu le pouvoir des Arabes, a servi leurs intérêts et leur a permis de soumettre les contrées de la terre qu’ils ont colonisées et exploitées dans le plein sens de ces termes, tout comme font les peuples puissants qui parviennent au stade de la conquête et de la colonisation ».

Ali Abderrazik expose dans son livre une thèse absolument inédite, mais scientifiquement et courageusement conduite. Selon lui, le Prophète n’a pas établi un système de gouvernement : « L’islam est un message de Dieu et non un système de gouvernement, une religion et non un Etat… On chercherait en vain une indication du Coran, implicite ou explicite, qui réconforterait les partisans du caractère politique de la religion islamique. On chercherait tout aussi vainement parmi les hadiths… ». Cette thèse coupe l’herbe sous les pieds de ceux qui se sont longtemps réfugiés dans la prétention ou l’illusion que le « retour à l’Etat islamique initial » serait la « solution ». Il n’y a aucun modèle ! Abderrazik nie que Médine ait été un Etat politique, ce n’était qu’une communauté religieuse : «L’islam est un appel que Dieu a fait parvenir aux hommes pour le bien du monde entier : Orient et Occident, Arabes et non-Arabes, hommes et femmes, riches et pauvres, lettrés et illettrés. Dieu a voulu établir au moyen de cette religion une unité spirituelle qui embrasse l’humanité entière et rassemble toutes les contrées de la terre. L’islam n’a jamais été un appel pour la cause des Arabes ; il n’a jamais été une entité arabe ni une religion arabe… Cette unité arabe qui s’est faite du temps du Prophète n’était pas une unité politique, quel que soit le point de vue d’où on la regarde. Elle ne présentait aucun des aspects caractéristiques des Etats et des gouvernements. Elle ne fut rien d’autre qu’une communauté religieuse purifiée et débarrassée des marques du politique. Une unité dans la foi et la doctrine religieuse, et non une unité étatique réalisée suivant les représentations d’un pouvoir temporel ».

L’intelligence et l’audace d’Ali Abderrazik dans le traitement de la question du califat et de l’Etat islamique sont sans précédent et expliquent la répression et le bannissement dont il fut l’objet aussi bien de la part de la monarchie égyptienne que de la hiérarchie religieuse. Le cheikh a démystifié et désacralisé un concept imposé à la pensée et à la culture musulmanes par Moawiya et ses successeurs omeyyades, abbassides, ottomans, etc. Il écrit : « On voit donc que ce titre de calife ainsi que les circonstances qui ont accompagné son usage, ont été parmi les causes de l’erreur qui s’est propagée dans la masse des musulmans, les conduisant à prendre le califat pour une fonction religieuse et à accorder à celui qui prend le pouvoir le rang occupé par le Prophète lui-même… Il était de l’intérêt des rois de diffuser pareille illusion dans le peuple en vue d’utiliser la religion comme moyen de défense de leurs trônes et de répression de leurs opposants. Ils ont œuvré sans répit dans ce sens par de multiples voies jusqu’à inculquer la croyance que l’obéissance aux dirigeants équivaut à l’obéissance à Dieu, et la révolte contre eux est la révolte contre Dieu… Ils ne se sont pas contentés de ce résultat… Ils ont fait du roi le représentant de Dieu sur terre et son ombre auprès de Ses créatures… Le système du califat a été par la suite annexé aux études religieuses, placé ainsi au même rang que les articles de la foi, étudié par les musulmans en même temps que les attributs de Dieu, puis enseigné de la même façon que la profession de foi islamique. Tel est le crime des rois et le résultat de leur domination despotique : au nom de la religion, ils ont égaré les musulmans, dissimulé à leurs yeux les voies de la vérité, fait obstacle à la lumière de la connaissance. Au nom de la religion également, ils se sont approprié les musulmans, les ont avilis et leur ont interdit de réfléchir sur les questions relevant de la politique.

Au nom de la religion, ils les ont bernés et ont créé toutes sortes d’obstacles devant l’activité intellectuelle, au point de les empêcher d’avoir quelque système de référence que ce soit, en dehors de la religion, même dans les matières strictement administratives… Tout cela a tué les forces vives de la recherche et de l’activité intellectuelle parmi les musulmans. Ceux-ci ont été atteints de paralysie en matière de réflexion politique et de recherche sur le système du califat et les califes… En vérité, cette institution que les musulmans ont convenu d’appeler califat est entièrement étrangère à leur religion, tout comme les honneurs, la puissance, les attraits et l’intimidation dont elle a été entourée ».
Longtemps avant que ne sonne l’heure des réformes dans le monde arabe, Ali

Abderrazik a eu la lucidité et le courage de désigner les véritables causes du sous-développement des Arabes. Lui-même « alem », théologien, juge dans un tribunal islamique, il a, on ne sait par quelles voies, réussi à se soustraire au diktat de la culture islamique et à élever son esprit au niveau des solutions qu’aujourd’hui encore les Arabes ne se résolvent pas à envisager. Courageux au-delà de l’imaginable, il conclut son livre sur cette exhortation : « Aucun principe religieux n’interdit aux musulmans de concurrencer les autres nations dans toutes les sciences sociales et politiques. Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs ». Ali Abderrazik n’a pas prôné la laïcité comme le pense Bennabi, mais a voulu démontrer que la séparation du religieux et du politique était inscrite dans les finalités du Coran.

N.B

[1] « Mohammed le saint », op.cité.
[2] Cf. Jean Daya : « Façl eddin ani-eddawla », Ed. Sourakia House, London 1988, et Saäd Zaghloul Al-Kawakibi : “ Abderrahman Al-Kawakibi : as-sira dhatiya”, Ed. Bissan, Beyrouth 1998.
[3] Cf. N.Tapiero, op.cité.
[4] Cf. Norbert Tapiero.
[5] Op.cité
[6] Cf. « Anthologie de la littérature arabe contemporaine », Ed. du Seuil, Paris 1965.
[7] « Le pouvoir s’est transformé en royauté, tout en gardant les finalités de l’institution califale en ce qui concerne l’observance de la religion et de ses doctrines et l’action selon la vérité. Le changement avait atteint seulement les motivations qui, de religieuses, sont devenues esprit de corps et contrainte. Il en a été ainsi sous les règnes de Moawiya, Marwan et son fils Abdelmalik, parmi les Omeyyades, puis durant la première phase du règne des Abbassides, jusqu’à Haroun Al-Rachid… Par la suite, les finalités de l’institution califale ont été perdues de vue et il n’en est resté que le nom. Le pouvoir est devenu une royauté pure ; libre cours a été laissé à l’usage de la contrainte et à la recherche de plaisirs… » ( « Al-Muqaddima
Source: Le Soir d’Algérie, publié sur Oumma.com avec l’autorisation de l’auteur

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