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De la foi raisonnée à la foi enchantée

Nous avons vu dans la première partie de cette étude (Al Aql wa-l-Qalb : La Raison et le cœur) que le musulman des sociétés modernes, tout en adoptant un système de pensée gouverné par la logique et le raisonnement, peut être amené en bien des cas à sortir du cadre de la rationalité pour manifester son attachement à des valeurs qu’un « moderne » qualifierait d’irréalistes. C’est que d’une manière générale, le musulman est directement amené par les objets de sa foi à considérer et valoriser les modes de l’irrationnel.

Les objets de la foi

Loin d’être un manuel de prescriptions juridiques et législatives, le Coran se présente pour le croyant comme l’ensemble des vérités révélées par Dieu. Celui-ci s’y présente notamment comme le Créateur de toute chose. Par conséquent, tout ce qui constitue la terre est soumis à sa Toute-Puissance. Le musulman est persuadé qu’il n’échappe pas à cette soumission aussi naturelle à ses yeux que le principe de manger pour vivre.

Le Coran établit une connexion entre Dieu et le fidèle. Dieu n’est donc pas seulement un créateur passif comme on en trouve dans une grande majorité de religions animistes (1), Il est aussi Celui qui explique à l’homme les causes et les finalités de sa présence sur terre et la nécessité de la bien traiter.

Cette connexion permet au croyant de comprendre qu’il existe un monde parallèle au sien, situé dans une dimension qui n’a rien de spatio-temporelle. Et ce monde est celui dans lequel se trouvent tous les objets qui vont constituer les piliers de sa foi (al-imân).

Un célèbre hadîth (2) rapporte que le prophète Muhammad -SB- reçut un jour la visite de l’ange Gabriel, transformé pour l’occasion en vieil homme habillé de blanc. Il demanda au Prophète : « Informe-moi sur la foi » Et le Prophète répondit : « La foi, c’est de croire en Dieu, en Ses anges, en Ses livres, en Ses prophètes, et au Jour dernier ». Ce hadîth reprend un nombre considérable de versets coraniques spécifiant que la bonté pieuse consiste à croire en tous les éléments cités ci-dessus. Ils constituent pour les musulmans les objets de leur foi et ces derniers pensent s’égarer du droit chemin dès lors qu’ils remettent en question la réalité de ces « vérités premières ».

Il n’est donc pas question de penser que les Anges, les Livres, les Prophètes, le Jour dernier et, par extension analogique, tous les éléments surnaturels présentés dans le Coran soient des allégories ou des vues de l’esprit. Ils sont considérés comme aussi réels et palpables que les objets de la vie quotidienne ; la différence étant qu’ils font partie d’une dimension qui ne s’inscrit dans aucune réalité rationnelle et qu’ils se trouvent aujourd’hui dans un monde parallèle, que les croyants ne connaîtront qu’après leur mort.

Cette acceptation d’un monde parallèle par le croyant des sociétés modernes le renvoie à un double emploi de sa raison. D’une part, il tente de démontrer la véracité de la révélation coranique en recourant aux arguments scientifiques élaborés dans un monde non-musulman (3). D’autre part, il tente d’expliquer les phénomènes supranaturels (les miracles, les anges, les djinns) comme le résultat d’une action ou d’une volonté divine dont les lois physiques échappent à notre monde. Il estime dès lors qu’une chose qui ne peut se démontrer par le raisonnement logique n’est pas fausse ni sujette à imagination mais qu’elle trouve sa raison d’être en-dehors des capacités de réflexion humaine. Toute question a donc une réponse quand bien même celle-ci ne se résume qu’à une abdication devant le mystère divin (« Si la raison éprouve quelques difficultés à comprendre ce monde, elle n’a aucune hésitation à en reconnaître l’existence », M.Abduh (4)).

Pénétration de l’imagination

Cet attachement à l’existence d’un monde parallèle, dans lequel figurent les objets de la foi, ouvre la porte aux débordements de l’imagination, pièce maîtresse dans la composition de l’esprit humain. Le simple exemple de la représentation des djinns dans les différentes contrées du monde musulman permet de bien comprendre le phénomène d’introduction de croyances originellement non musulmanes.

Par exemple, dans certains villages berbères du haut Atlas Marocain, les djinns sont considérés comme les responsables de nos bonnes ou de nos mauvaises humeurs, de notre hostilité face à des inconnus. Dans une grande majorité de villages maghrébins (tunisiens, algériens, marocains), un djinn, parfois appelé Botellis, se sert du sommeil paradoxal pour s’emparer du corps du dormeur, lui donnant une impression d’étouffement et de paralysie. En Turquie enfin, ils ont le pouvoir de provoquer des fausses couches chez les femmes enceintes ou d’unir leurs forces avec des épouses-sorcières contre des maris insouciants.

Les qualités attribuées aux djinns par les différentes populations musulmanes trouvent leur source d’inspiration principalement dans les recueils de hadîths où les djinns sont présentés comme des êtres capables de se déplacer très vite, d’entendre les secrets du ciel ou encore comme des malins (shayatin) travaillant pour le diable à la perte de l’homme. On trouve par exemple le récit suivant (5) :

D’après Abû Hurayra (qu’Allah soit satisfait de lui), l’Envoyé d’Allah -SB- a dit : “Hier, un éfrit d’entre les djinns s’est mis à me tenter pour interrompre ma prière. Or, Allah m’a permis de s’emparer de lui et je l’étranglai, j’eus l’intention de l’attacher à côté de l’un des piliers de la mosquée, afin qu’au matin vous puissiez tous le voir. Et je me souvins alors des paroles de mon frère Sulaymân (Salomon) : « Seigneur, pardonne-moi et fais-moi don d’un royaume tel que nul après moi n’aura de pareil… » Et Allah chassa l’éfrit qui fuit en toute humilité.”

Qui ne serait pas tenté à la lecture de ce type de récits de faire appel à son imagination pour lui donner plus de coloration ? Et partant de là, quoi de plus étonnant à ce que cette imagination déborde à moyen ou long terme le texte, posant ainsi les germes d’une extrapolation de la réalité religieuse ? La transition du djinn tentateur dans le hadîth au djinn détenteur de pouvoirs colossaux dans l’imaginaire populaire médiéval (6) n’a dans ce sens rien de surprenant : ce n’est jamais que la manifestation d’un processus inévitable lorsque le fait religieux se confond avec le fait surnaturel, le merveilleux ou l’étrange.

Nous voyons donc que par la présentation d’un monde supra-dimensionnel, le Coran et le hadîth permettent à l’imagination humaine, tournée vers les notions d’esthétisme, de conception artistique et de travail de mémoire, de déborder la réalité que ces textes canoniques révèlent. Le processus de déformation ou d’extrapolation n’est pas propre aux populations musulmanes les moins développées sur les plans techniques et sociaux. Il concerne aussi et sans moindre mesure les musulmans des sociétés occidentales ou occidentalisées. Nul n’échappe à ce travail de reconstruction imaginative autour des notions religieuses ayant trait au merveilleux ou à l’étrange. Et loin de choquer, cela s’intègre parfaitement dans le quotidien d’un monde pourtant désenchanté.

Il serait dès lors utile de se demander pourquoi certains de ces musulmans se targuent de vouloir rebâtir un monde profondément islamique, lavé de toutes les coutumes et de toutes les extrapolations que l’imagination humaine a élaboré sur le principe religieux, élaboration qui, nous l’avons dit plus haut, dépend d’un processus inévitable. C’est ce que nous étudierons dans la troisième partie de cette étude.

 

Notes :

 

(1) Cf Mircea Eliade, Le sacré et le profane

 

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(2) Sahîh Muslim : hadîth numéro 10, cité par de très nombreux autres traditionnistes

(3) Cf Asma Sassi, Al-Aql wa-l-Qalb, sous-partie n°4, art.Oumma.com

(4) Citée dans Rissâlat al-Tawhîd, p.83 On retrouve une idée à peu près similaire dans le christianisme à travers la célèbre formule « Les voies du Seigneur sont impénétrables »).

(5) Sahîh Muslim : hadîth n°842

(6) Cf. Les contes des Milles et Une Nuits

 

Eléments de bibliographie :

 

Eliade, Mircéa, Le sacré et le profane, 1964 (1ère éd. 1957), Folio essais, 185 p.

Si Hamza Boubakeur, Traité moderne de théologie islamique, 2003, Maisonneuve & Larose, 485 p., Voir l’Introduction pour la définition de la foi musulmane

Abduh, Muhammad, Rissalat al Tawhid, 1984 (1ère éd.1925), Geuthner,147 p.

Anonyme, Les Mille et Une Nuits, 1996, Gallimard, Folio, 3 tomes

Chelhod, Joseph, Les structures du sacré chez les Arabes, 1986, Maisonneuve & Larose, 288 p., voir chap.6 : Les êtres et les objets sacrés

 

Boudjenoun, Messaoud, Djinns et Démons selon le Coran et la Sunna, 2001, Tawhîd, 83 p.

Sahîh Muslim, recueil de hadiths authentiques en Arabe

Consultation possible en Français sur le site al-islam.com

Collectif, L’étrange et le merveilleux dans l’Islam Médiéval – Discussion et critique du rapport établi par Mohammed Arkoun, 1978, éditions J.A., 227 p.

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Un commentaire

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  1. Un texte sans auteur ? Étrange… cependant en est perçu un amalgame entre la réalité vécue à travers le cœur – non l’organe de la circulation sanguine, mais l’intériorité de l’être- et la croyance au dogme.
    En effet le texte dit : ” […] tous les éléments surnaturels présentés dans le Coran soient des allégories ou des vues de l’esprit. Ils sont considérés comme aussi réels et palpables que les objets de la vie quotidienne […]”.

    La réalité des objets de la vie quotidienne ne présente aucun problème : elle prouvée et confirmée de maintes manières.
    La réalité vécue à travers le cœur est illustrée par l’état amoureux qui ne souffre aucun doute chez la personne concernée, laquelle ressent en son intériorité toutes sortes de forces et d’élans, une dynamique façonnant sa vie.
    Il est vrai, analogiquement, qu’adhérer à des croyances (anges, démons, paradis, enfer…) façonne aussi la vie des concernés. Mais cela est plus proche de l’émerveillement de l’enfant ou sa terreur quand lui est contée une légende peuplée de monstres et de super-héros. La conviction de l’amoureux, sa certitude, sont d’un autre registre : il en est conscient… pas l’enfant.

    Il semble subséquemment nécessaire de faire le distinguo entre le dogme, adhésion à un système de croyances… et la réalité vécue en son cœur. N’est-ce pas ce que dit le coran en 49-14 :
    ”Les Bédouins ont dit: ‹Nous avons la foi›. Dis: ‹Vous n’avez pas encore la foi. Dites plutôt : Nous nous sommes simplement soumis, jusqu’à ce que la foi pénètre vos cœurs.” ?

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