L’émoi quasi-poujadiste suscité ces dernières semaines par le scandale des quotas a pris des allures d’affaire d’Etat. Mais au-delà de la doxa ambiante, quel sens peut-on réellement accorder à de telles déclarations ? Peut-on vraiment considérer ce fait social comme surprenant ? N’est-il pas juste l’inéluctable corollaire d’un chancre humain séculaire plus profond ?Le monde du football, indéniable miroir de la société, a souvent été le nid de certaines formes de manifestations nationalistes ou régionalistes. Que ce soit à des fins politiques, culturelles ou seulement idéologiques, en équipes nationales ou en clubs, le spectre de la préférence nationale a toujours flotté dans l’univers de “l’opium du peuple”, trouvant dans l’actualité politique et sociale le terreau parfait pour cultiver ce sentiment d’appartenance et cet enfermement communautariste.
De formes diverses et à desseins divergents, ce patriotisme exacerbé n’est pas à son coup d’essai dans ce très complexe “milieu” du ballon rond. Retour sur un paradigme footballisé. Dès la fin du XIXème siècle et l’éclosion du concept d’État-Nation (et ce qui en découle comme phénomène identitaire), les premières équipes nationales et associations sportives (incluant le football) émergeaient peu à peu et devenaient ainsi de probants supports d’affirmation de l’identité nationale. (1) Le football, plus qu’un sport, s’érigeait alors en véritable emblème majeur de l’Etat-nation, mettant l’équipe nationale quasiment au même rang que le gouvernement d’un Etat ou son armée : la naissance des sélections confirmait l’avènement de la reconnaissance des différences nationales.(2)
D’ailleurs, le choix des noms donnés à ces cercles de sports, loin d’être anodin, venait témoigner de ce sentiment patriotique bourgeonnant : que ce soit la Jeanne d’Arc ou la Patriote en France, le Borussia (qui signifie Prusse en latin), Germania ou Teutonia (ancienne province allemande) en Allemagne, ou encore la Pro Patria en Italie, tous ces clubs envoyaient un signal fort vers l’extérieur à travers leurs noms révélateurs.
Un peu plus tard, à l’aube du siècle suivant, ce phénomène s’est accentué lorsque les championnats professionnels se mettaient progressivement en place (1903 pour l’Allemagne, années 30 pour la France, l’Espagne, et l’Italie, l’Angleterre faisant figure d’exception avec une création en 1888). Ainsi, le Stade Français fut créée en signe d’opposition vis-à-vis de l’autre club parisien -le Racing, jugé trop britannique pendant que l’Olympique de Marseille refusaient purement et simplement les joueurs étrangers. Difficile dans de tels cas de figures de ne jeter la pierre qu’aux chantres actuels de la présumée politique des quotas. Loin d’être un particularisme français, ce nationalisme s’est aussi développé de l’autre côté des Pyrénées.
Déçus par le cosmopolitisme sans doute trop visible du FC Barcelone (fondé par un Suisse qui évoluait auparavant à Lyon), quelques étudiants espagnols prirent la décision de fonder l’Español de Barcelone en 1900. (3) Plus récemment, le club accueille chaque année (sauf en 2009) le Trophée de la Ville de Barcelone depuis 1974, un tournoi de football réunissant plusieurs clubs… du monde entier. Un autre communautarisme, plus régional celui-là, prenait également racine dans le pays en cette transition séculaire (entre 19ème et 20ème siècle). On le retrouve chez le grand club Basque du pays, l’Athletic Bilbao. Bien qu’ayant une origine anglaise (comme le suggère le mot Athletic, fruit de l’émigration de travailleurs anglais, notamment de Sunderland-dont les rayures Rouge et Blanche ressemblent étrangement à celles du club Basque), le club n’accepte dans son effectif que des joueurs d’origine basque (que ce soit dans la partie française ou espagnole) ou formés en terre basque. Et les supporters plébiscitent encore aujourd’hui la politique du club. (4)
Même son de cloche en Italie, quelques années après, alors que le championnat était encore amateur. Sous l’égide de la Fédération Italienne de Football, le championnat devenait réservé aux seuls joueurs Italiens à partir de l’année 1908. Un championnat « parallèle » (Campionato Federale F.I.F.) fut alors crée pour permettre aux étrangers d’exercer malgré tout leurs talents. Si certaines équipes n’adhéraient pas vraiment au concept, d’autres, comme Plaisance, plussoyaient indirectement en ne recrutant que des joueurs locaux.
En 1926, alors que le championnat venait de changer de forme (depuis 1922 plus exactement), la charte de Viareggio, symbole de l’Italie fasciste, stipulait l’interdiction pure et simple de recruter un joueur non Italien au nom de la prévalence du principe du jus sanguinis (droit du sang). Malheureusement, la Squadra Azzurra remporta les éditions de 1934 et de 1938 de la Coupe du Monde, faisant croire à la lie Mussolinienne l’hégémonie idéologique et politique de leur philosophie. Le Duce Mussolini sanctifia ses joueurs et les élèvera au rang de « Soldats de la cause nationale ». (5) (6)
D’une manière générale, l’après 1ère Guerre Mondiale corroborait les prémices du nationalisme entrevus à la fin du 19ème. La peur de l’autre, la méfiance de l’étranger nourrissait un peu plus ce réflexe pavlovien de repli identitaire. Commençait alors à germer l’idée, à l’arrière-goût de coloquinte, de quotas au sein des équipes de football. Les équipes désireuses de prendre part aux compétitions nationales durent donc limiter leur nombre d’étrangers dans leur effectif.
Omniprésent, le nationalisme, ou plutôt la notion d’identité culturelle, touchera même les styles de jeu et le type de coach à engager. Si les partisans du Kick and Rush se tourneront en toute logique vers un coach anglais, les amoureux de jeu technique et plus subtil choisiront pour leur part un entraîneur d’Europe Centrale. Question de culture… Le championnat de France, bipolarisé, verra alors la moitié de ses entraîneurs prôner un jeu très So British basé sur l’engagement et le défi physique, tandis que l’autre moitié favorisera la qualité du jeu, l’esthétisme.
Dans cette vision footballistique de la division internationale du travail et de la mondialisation, les équipes nationales ne sont pas en reste : on concèdera, avec une once de préjugés, que les Brésiliens ont un jeu festif, folklorique, que les Italiens sont un poil truqueurs mais très efficaces, que les Espagnols sont techniques, que les Allemands sont rigoureux, ou encore que les équipes africaines, bien que douées, encore trop naïves. (7) Difficile alors de nier l’analogie existante entre culture du pays et style de jeu pratiqué. Véritable catalyseur de (re)sentiments populaires entre Etats ennemis, le football n’a fait que dépeindre sur le rectangle vert, des décennies, voire des siècles d’animosité entre pays hostiles : faut-il rappeler l’ambiance électrique qui régnait lors du France-Allemagne de 1982, la cacophonie du France-Algérie de 2001 ou encore l’explosif Egypte-Algérie de 2009 ?
Mais le paroxysme du patriotisme foot-belliciste restera sans doute pour longtemps le match Salvador-Honduras de 1969, rencontre à l’issue de laquelle un conflit armé, certes court mais réel, vit le jour entre ces deux nations d’Amérique Centrale à cause d’un simple match…
De même, comment faire fi de la légendaire équipe du FLN, rassemblant les meilleurs joueurs algériens autour d’une cause nationale commune ? Faisant du football l’ambassadeur de ses revendications, le Onze de l’Indépendance (non reconnu par la FIFA) sillonnait l’Europe, l’Afrique et l’Asie de 1958 jusqu’à l’indépendance de 1962 pour promouvoir la cause algérienne et mettre en lumière sa guerre d’indépendance. (8) En Europe de l’Est, il y quelques années, le football fut aussi repris pour des desseins idéologiques.
Prélude de l’explosion du bloc soviétique, les rencontres entre le Slovan de Bratislava (pro Slovaques) et le Sparta de Prague (pro Tchèques), ou encore entre Spartak de Moscou et le Dynamo de Kiev étaient le théâtre de violentes rixes entre supporters. (9)
Malheureusement, ce phénomène de communautarisme se retrouve également chez les sphères dirigeantes du football. Ainsi, pour ceux qui espéraient trouver en l’UEFA une instance capable de mettre fin à ces jougs identitaires, la déception sera de taille. Longtemps, un règlement de cette institution limitait le nombre de joueurs non-nationaux tout azimut dans les clubs européens. Il a fallu attendre 1995 et le fameux arrêt Bosman pour voir cette règle modifiée. En effet, le 15 Décembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes approuvait la requête du footballeur belge Jean-Marc Bosman concernant les quotas de joueurs n’ayant pas la nationalité du pays dans lesquels ils évoluent, tant qu’ils sont ressortissants européens. En vertu de l’article 48 du Traité de Rome de 1957 relatif à la libre circulation des travailleurs entre les Etats membres, la CJCE estimait que le principe de quotas allait à l’encontre dudit traité.(10)
Au travers de ces nombreux exemples, force est de constater combien le nationalisme est profondément ancré dans le football, frôlant le pléonasme sémantique. Il est donc évident qu’il n’est en rien « l’apanage » du football français et encore moins le fait monolithique d’une poignée de ses responsables. Où se situe donc le problème ? Ce « séisme » moral réside plus, semble-t-il, dans le substantiel décalage entre discours affiché et politiques observées, et ce, au sein des plus hautes fonctions de l’Etat. Cette incohérence constatée entre la dogmatique devise républicaine de Liberté, d’Egalité et de Fraternité, le principe sacrosaint de République une et indivisible et cette stratégie (si elle est avérée) des quotas a révélé au grand jour l’échec flagrant d’une politique d’intégration que le football ne fait qu’essuyer les éclaboussures.
La France, au contraire de certains de ses voisins européens (notamment la Grande-Bretagne), s’est toujours opposée à tout système visant à mettre en avant les différences de ses citoyens. « Dans la perspective centralisatrice attribuée aux jacobins, l’étranger n’est assimilable que s’il abandonne ses vieilles allégeances, les lois, ses coutumes et les moeurs de sa communauté d’origine pour mieux se fondre dans la nation » précise l’historien Denis Lacorne.
Si la noblesse de cette intention jacobine n’est que louable sur le fond (lutter contre le communautarisme et les discriminations), sur la forme, elle semble réellement pâtir de cet utopique Idéal républicain, qui plus est lorsque discours prononcés et actes observés forment le plus bel oxymore politique, sa non concrétisation ajoutant discrédit sur discrédit. En clair, le retour du bâton, que l’on donne allègrement pour se faire battre, faute de changement de discours (ou d’actes, au choix, tant qu’il y a cohérence entre les deux).
Ainsi, lorsque ce principe fondateur de la Nation (une sorte de boulet attaché aux chevilles des décideurs –la comparaison n’est pas anodine-) est mis à mal, ce sont toutes les instances qui vacillent et en subissent les cruelles conséquences (aujourd’hui la FFF, mais demain ?) nonobstant les tentatives désespérées de sauvegarde d’un système à la dérive. Le mot de la fin, sous couvert métaphorique, revient inévitablement à Christian Bromberger qui, brillamment, disait en 2002 : « Le football est parfois un redoutable boomerang qui cristallise les oppositions et les aspirations insatisfaites ».
Caveant consules… * *(Que les consuls prennent garde)
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