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Entretien avec l’historienne Oissila Saaidia, auteure de : «Les Voiles “islamiques” dans les sociétés musulmanes et européennes»

Si l’on ne connaît que trop les polémiques passionnelles et bruyantes qu’elles déclenchent en France depuis près de 20 ans, on sait moins, en revanche, que les « affaires » du voile islamique alimentaient déjà des débats à la fin du XIXème siècle, non pas en Occident, mais en Orient.

Dans son ouvrage passionnant « Les voiles “islamiques” dans les sociétés musulmanes et européennes » (éditions du CERF), Oissila Saaidia, professeure des Universités en histoire contemporaine à Lyon 2, met en lumière une réalité historique insoupçonnée, tout en expliquant pourquoi, depuis plus d’un siècle, le voile, honni par les uns, loué par les autres, est devenu un enjeu de société. D’abord au sein même du monde musulman, avant de l’être en Europe. 

Agrégée de l’Université en histoire et licenciée en langue arabe, Oissila Saaidia s’appuie, entre autres, sur les points de vue de plusieurs femmes voilées, en Orient et en Occident, pour brosser une grande fresque historique enrichissante, à mille lieues des controverses paroxystiques. Elle a accepté de répondre aux questions d’Oumma.

Il y déjà eu plusieurs ouvrages traitant de la question du voile. Sous quel angle avez-vous choisi d’aborder cette question particulièrement sensible ?

En effet, il y a déjà eu plusieurs ouvrages, certains d’une grande qualité scientifique, d’autres plus polémiques, sur cette question. J’ai choisi, pour ma part, d’en repenser la chronologie, en partant de la fin du XIXe siècle et non de 1989, comme c’est très souvent le cas en référence à l’affaire de Creil, et en élargissant la géographie car, généralement, ce sujet est pensé à l’échelle de l’Hexagone.

Or, le débat est né dans les sociétés musulmanes à la fin du XIXe, avant qu’il ne devienne un enjeu de société, à la fin des années 1980, en Europe.

Que disent ou enjoignent de faire précisément le Coran et les hadîths concernant le port du voile ? 

L’historienne que je suis s’intéresse non pas à « la » signification des textes religieux, mais à la manière dont ils ont été compris à travers le temps, selon les lieux et les différents théologiens.

En effet, aucun texte ne « parle » de manière univoque : il est toujours l’objet d’interprétations et les passages coraniques, tout comme les hadiths, n’échappent pas à cette règle. A partir de la fin du XIXe siècle, émergent, pour faire simple, deux courants : celui qui considère que les femmes doivent être voilées, et celui qui considère que le voilement n’est pas une obligation.

Rappelons qu’à l’époque seules les citadines portent des voiles et que ces derniers sont d’une grande diversité.

Vous affirmez, dans votre livre, que la question du voile a été débattue dans le monde musulman depuis plus d’un siècle, bien avant qu’il ne devienne un enjeu de société, voire une obsession en France et dans certains pays occidentaux. Pourquoi et qu’est-ce qu’il en a résulté ?

Il convient de replacer ce débat dans un cadre plus large, qui est celui des différents projets de sociétés qui sont discutés dans un contexte d’impérialisme européen et de réforme de l’islam.

La question posée est celle de la place des femmes dans les différents projets sociétaux, dont la finalité est de se libérer de la domination coloniale. Pour les « traditionnalistes », les femmes sont les gardiennes des traditions et leur place se trouve donc au sein de l’univers familial, à la maison ; pour les « modernistes », il n’est pas question de se priver d’une moitié de la société et les femmes doivent participer à ce nouveau projet, donc sortir d’une double contrainte : celle de la maison et celle du voile. Il existe bien évidemment des positions intermédiaires et les termes du débat évoluent ensuite.

Cela s’est traduit sur le plan politique soit par des interdictions du port du voile, comme en Turquie ou en Tunisie, soit par des obligations de le porter comme en Iran ou en Arabie Saoudite, tout au long du XXe siècle.

Le titre d’un des chapitres de votre ouvrage pose la question : « Le  voile islamique: une passion française ?» Comment expliquez-vous que ce sujet, depuis plus d’une décennie, déchaîne les passions et éclipse souvent des sujets socio-économiques majeurs, notamment lors des élections ?

Une des pistes d’explication résiderait dans le fait qu’au cours de son histoire, notre pays a eu du mal à gérer le pluralisme et la diversité religieuse.

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La République s’est construite en opposition à l’Eglise catholique, et la sécularisation s’est doublée en France d’un processus de laïcisation. Le religieux a été progressivement effacé de l’espace public. Le voile est une « passion française », parce qu’il réactive quelque chose d’ancré dans notre histoire, nous qui avons construit notre modèle républicain, entre autres, contre l’Eglise catholique.

De plus, il rencontre une autre « passion française », l’école, avec les débats portant sur le port du voile dans l’espace scolaire. Certains pays étrangers ont du mal à comprendre l’importance de cette question pour nous. Par exemple aux Etats-Unis, où le pluralisme religieux est un des fondements du pays, le port du voile y est un non-sujet.

Vous écrivez que le port du voile en France, en Algérie ou encore en Iran revêt des significations différentes. Quelles sont-elles ?

A ces différents espaces que vous mentionnez, nous pourrions aussi rajouter des périodes historiques différentes et surtout des voiles différents.

C’est ainsi qu’en Algérie, jusqu’aux années 1970, les femmes qui se voilent ne portent pas de hijab mais, à Alger, le haïq et, à Constantine, la mlayya ; elles sont pour l’écrasante majorité d’entre elles des femmes mariées et des citadines. Aujourd’hui, elles peuvent vivre en ville comme à la campagne et ne sont pas toutes mariées.

De la même manière, je n’ai, pour ma part, vu aucune fille non pubère au Maghreb porter le hijab, pourtant c’est le cas au Cambodge, au sein des populations Chams, ou encore en Tanzanie où de petites filles portent le hijab dès l’âge de 4 ans.

Pour ce qui est de l’Iran, un autre paramètre est à prendre en considération : il s’agit d’une obligation légale contestée par certaines femmes dès la fondation de la République islamique d’Iran, contestation qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

Depuis près de deux décennies, en France, des femmes qui portent le voile mettent en avant des raisons religieuses et /ou invoquent des droits humains ; mais il ne faut pas occulter celles qui subissent des pressions directes ou des formes de coercition sociales.

Toutefois, mon propos ne peut, à lui seul, envisager les significations multiples du voile : il y autant de raison de porter le voile que de femmes qui le portent, et leur position peut changer à l’échelle d’une vie.

Comment dépasser en France, mais aussi dans le monde musulman, ces deux grilles de lecture prédominantes du voile : ceux qui le perçoivent comme étant une invasion de l’espace public et ceux qui cherchent à se l’approprier en sortant de la sphère privée ? 

Je considère qu’il revient aux sciences sociales d’analyser ces différents discours, et non de formuler des « solutions ». Comme historienne, je suis capable de prévoir…le passé, mais pas le futur. Cependant, je pense que dans les prochaines décennies, ce clivage sera dépassé car d’autres enjeux sociétaux éclipseront le sujet et le facteur générationnel est amené à jouer un rôle central dans ce processus.

En effet, les jeunes d’une vingtaine d’années ont une vision beaucoup plus plurielle de la société, que cela soit sur le voile ou sur d’autres questions, comme celle du genre et leurs préoccupations ne sont pas celles des plus de 50 ans…

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Les Voiles “islamiques” dans les sociétés musulmanes et européennes – Histoire d’un débat (XIXe-XXIe) – éditions du CERF

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