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Réponse à l’article de Khalid Chraïbi « La charia, le riba et la banque »

Un travail d’explication et de vulgarisation des positions de l’Islam sur l’économie de marché s’opère depuis quelques années sous deux impulsions : d’abord la prise de conscience de la part du monde musulman des enjeux financiers à l’échelle des familles, des collectivités et des Etats, avec la volonté de les prendre en main tout en restant fidèles à leur éthique et à leur foi, favorisant ainsi l’émergence de savants spécialisés dans les questions de jurisprudence ayant trait à l’économie et à la finance en général, et au riba en particulier.

Ensuite par la récente maturité d’une génération de Musulmans vivant dans des pays où ils sont minoritaires et qui ont cherché à trouver des solutions, y compris financières, pour vivre pleinement leur foi et leur citoyenneté sans que l’une entre en conflit avec l’autre.

Ce travail de re-lecture des sources musulmanes à la lumière de notre contexte et de prise de responsabilité sur les enjeux économiques, dont les implications vont des questions environnementales aux rapports géo-stratégiques de notre monde, incombe à la communauté musulmane dans son ensemble, et doit prendre en compte les contextes spécifiques de chacun de ses sous-groupes, tout en les intégrant dans une dynamique plus large qui tient à l’universalité du message de l’Islam, qui vise à réformer l’Humanité dans son ensemble.

Dans l’article intitulé « La charia, le riba et la banque » paru sur le site Oumma.com le 29 septembre 2007, l’auteur met en scène l’une des séquences devenues classiques dans la critique des tentatives de réformer le système pour le rendre plus fidèle à l’Islam : un Maghreb ayant jusque là accepté le modèle des « banques modernes » menacé par l’influence de « prédicateurs du Moyen Orient » issus d’un « courant religieux conservateur », qui chercheraient à favoriser l’émergence de « banques islamiques » (non moderne donc) respectant la Shari’a.

La suite du document est une tentative d’explication du caractère progressiste du recours aux intérêts bancaires, censé favoriser l’enrichissement et le développement des pays, et la prétendue différenciation entre l’idée d’intérêts bancaires et celle de riba, la dernière étant formellement proscrite par l’Islam.

Sur la forme, permettez-moi de relever ici quelques points qui ont attiré mon attention :

L’article est écrit dans ce qu’on pourrait appeler un « glissement d’expertise » entre les compétences attribuées à l’auteur dans le CV que l’on trouve en bas de page (« économiste à l’université de Paris et de Pittsburgh, consultant à Washington DC, puis responsable à la Banque Mondiale, etc ») et le cœur de l’article, qui se concentre en fait sur la co-existence d’avis juridiques divergents sur la question du riba en Islam.

Jusqu’à preuve du contraire, le Maroc est un pays dont le peuple est d’obédience musulmane et, à ce titre, participe pleinement et légitimement à l’effort intellectuel et spirituel de définition des positions et propositions de l’Islam sur les questions économiques (dont celles ayant trait au riba).

Pourquoi dans ce cas décrire les Marocains comme infiltrés par « un courant religieux conservateur, prenant naissance dans les Etats du Golfe se propageant depuis plusieurs années… » ?

Ce genre de séquence rappelle fortement les constructions fantasmées de la majorité des journalistes à grand spectacle lorsqu’ils parlent d’Islam : le concept d’une idéologie qui se propage et vient, à un moment donné, menacer l’équilibre d’un système dont la modernité qu’on lui allègue est indiscutable.

Je rejoins l’auteur dans les réserves qu’il émet quant à la manière dont la « finance islamique » est majoritairement pratiquée aujourd’hui, notamment sur le sentiment de contournement qui se dégage de certains montages financiers estampillés « halal » et qui, au fond, relèvent de l’acrobatie juridique ou du re-packaging ethnique, bien qu’il existe de bonnes exceptions à encourager. Je suis par contre nettement moins péremptoire que lui dans la responsabilité qu’il semble attribuer aux savants musulmans impliqués sur ces questions de finance.

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Je cite : « Cela ferait partie des « hiyals » (ruses juridiques) dans lesquelles les théologiens musulmans sont passés maîtres, au cours des siècles ». Je me garderai bien d’une telle accusation et me permettrai de faire remarquer, sans être moi-même un expert sur le sujet, que dans la construction de montages financiers dits islamiques, les savants musulmans sont bien souvent cantonnés à un rôle de validation d’un montage qu’on leur propose, sans avoir accès à chacun des rouages dudit montage.

Leur responsabilité dans la validation de telles structures financières est donc engagée dans la limite des informations et de la visibilité dont ils ont disposé pour statuer. Ceux qui cherchent à « atteindre leurs buts lucratifs » sur le dos des Musulmans sont plutôt ceux qui instrumentalisent les savants musulmans à leur quête d’un marché de plus.

Ce genre d’écueil est l’une des conséquences de la volonté de compromis dont nous avons voulu faire preuve sur la question de la finance et qui hélas échoue souvent dans la compromission, tant le système financier lui-même porte un certain nombre de valeurs qui font qu’on ne peut tout simplement pas construire de « banque islamique » au sens propre, l’objet « banque » lui-même étant conceptuellement si éloigné de la vision de justice sociale et économique à laquelle l’Islam nous invite.

Le recours dans la dernière partie de l’article à un cas particulier pour tirer des vérités générales relève pour moi, au minimum, de la maladresse : on nous raconte ici l’anecdote d’un Musulman résidant aux Etats-Unis pour qui le recours à la « banque islamique » locale pour l’acquisition de son logement revenait plus cher que la banque conventionnelle, puis on présente cela comme un argument pour en déduire que ce genre de situation n’est « pas recherché par l’Islam ».

Tout en allant dans le sens de l’auteur sur la dénonciation de la politique tarifaire de tels organismes, une telle vue de l’esprit peut être dangereuse, si elle est mal comprise, dans le sens où elle pourrait laisser croire au lecteur que le système économique Musulman participe à ce déséquilibre dans le coût pour le consommateur, ou pire : que l’interdiction du riba trouve ses limites quand il s’agit de considérer les prêts immobiliers.

Sur le fond, je trouve disproportionnée la mise en avant de positions minoritaires de certains savants musulmans sur les questions de riba, utilisées ici comme des arguments d’autorité censés donner un minimum de contenance à une thèse que l’on commence à bien connaître et qui consiste à légitimer le recours aux intérêts bancaires en masse, ce qui est bien loin d’une démarche comme celle du conseil européen de la fatwa, qui a rendu un arbitrage sur un des « cas limites » qui prêtaient à discussion (celui de l’achat de logement avec recours à un prêt bancaire quand aucune autre solution n’est possible).

On apprend ainsi que les oulémas ont assez rapidement compris le fonctionnement du système, et réalisé que l’intérêt constituait une rémunération justifiée du capital financier et de l’épargne ». Jusqu’à preuve du contraire, l’avis qui fait consensus en Islam est que l’idée de riba s’applique à toute croissance de capital réalisée sans effort ni échange commercial.

Sur la même proposition de l’auteur, j’ose espérée que son expérience de « responsable à la Banque Mondiale » lui a permis de constater les conséquences de la pratique des intérêts sur les économies des pays emprunteurs (pour la plupart en développement et détenteurs de richesses naturelles), asservies et soumises au contrôle du FMI et de la Banque Mondiale à cause de leur dette.

Pour parler du bon monde civilisé et « moderne », près de deux millions de ménages américains ont également pu faire, il y a quelques semaines, et à leur frais, la démonstration de l’injustice d’un tel système quand ils se sont retrouvés sur le trottoir, dépossédés de leur maison pour quelques mensualités non payées de leur vies à crédit…

La question des intérêts est un sujet grave que l’on ne traite pas avec légèreté. Sous l’apparence d’une simple méthodologie pour rémunérer les prêteurs d’argent, elle cache des leviers de contrôle des pays émergents et en développement, tout en asservissant chaque être humain de ce monde au système par sa dette et sa dépendance à la consommation de ce dont il n’a pas les moyens. Elle se présente comme un vecteur de développement et de modernité, mais elle alimente elle-même l’injustice économique qu’elle prétend être venue combattre.

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