in , ,

Réformer la géopolitique. Entretien avec Mustapha Cherif

A l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage « Sortir des extrêmes, ni intégrisme, ni perte d’identité » aux éditions Les Points sur les i, Paris, le professeur Mustapha Cherif*, dont la pensée analyse et éclaire la complexité de notre temps, répond aux questions d'Oumma.

Oumma : Avec ce nouveau livre vous continuez à défendre sans relâche la voie du juste milieu et le vivre-ensemble, et vous critiquez l’extrémisme sous toutes ses formes, que pensez-vous des voix qui appellent à reformer l’islam ? 

Mustapha Cherif : Il faut d’abord mettre fin à la propagande mensongère qui prétend que les musulmans refusent la critique. C’est archi-faux. Le Coran et le Prophète reconnaissent le droit à la critique sans limites. Jamais le Prophète n’a sévit contre un détracteur. Rien ne peut se soustraire à la critique. Tout un chacun a le droit de critiquer, notamment pour reformer des situations problématiques. Par contre il est légitime de refuser l’incitation à la haine, les offenses, la stigmatisation et les amalgames. Nous sommes tous en chemin vers la vérité et épris de liberté. Aucun être humain ne peut prétendre les dire à la place de « Dieu», ou au nom de toute l’humanité.

Pour assumer, à notre façon, la marche du temps, la modernité et sortir des pratiques inadaptées, nous avons besoin d’esprit critique, réformateur, d’intelligence et de sagesse. Nous sommes, pour la plupart, hommes de notre temps, nourris d’une histoire, en réflexion sur l’aujourd’hui, aimant travailler pour le présent et l’avenir, c’est à dire modernes. Mais gardons-nous de succomber à des aveuglements contemporains et de renier nos principes, faute de pensée méditante. Le « modernisme » n’est pas la modernité, tout comme le « rationalisme » n’est pas la rationalité et le « scientisme » n’est pas l’esprit scientifique. On ne devient pas musulman pour changer l’islam, mais pour améliorer sans cesse notre comportement, en particulier si nous sommes une minorité dans la Cité. La sagesse exige d’articuler l’ancien et le nouveau, d’opérer à de nouvelles lectures et reformes quant il le faut, de renouveler des méthodes, en fonction de l’évolution.  Sujet éternel de la conjugaison entre le passé, le présent et l’avenir. Réformer ne signifie pas destruction, remise en cause arbitraire et amalgame, surtout lorsqu’il s’agit de Textes fondateurs. Il s’agit de revoir des interprétations et des pratiques.  L’islam lui même appelle à raisonner et ne pas sombrer dans l’imitation aveugle du passé. Le juste milieu est requis : articuler le permanent et l’évolutif, par le débat et la mise à l’épreuve des faits. 

Au XXIe siècle ne  faut-il pas assumer les changements ? 

MC : Les musulmans ne sont pas en dehors du temps, ni monolithiques. Ils représentent une personne sur quatre dans le monde, de toutes cultures, nationalités et niveaux intellectuel et social. Il faut sortir du stéréotype du musulman traditionaliste. Tirer profit des avancées des sciences pour mieux comprendre les textes et organiser la société est légitime. Pas une seule révolution scientifique et intellectuelle, logique, dans l’ordre des savoirs ne reste locale. Le destin du savoir qui provient de l’usage critique de la raison est planétaire. La tradition religieuse ne peut se couper des avancées du savoir. Cependant, il y a un au-delà de la raison que seule la foi saisit. La technoscience, les sciences sociales et humaines ne peuvent répondre à toutes les aspirations de l’humanité. Bien plus, le cloisonnement des savoirs, la désignification du monde et le recul de l’éthique posent de graves problèmes. La vie est naturellement marquée par l’interdépendance. L’islam est ouvert et ses principes sont rationnels. Il responsabilise et exige de raisonner, de s’adapter, d’innover. 

Reste à s’entendre sur le sens du mot « progrès » et ne pas sombrer, comme le font des intellectuels musulmans historicistes, dans l’excès, celui de la dépersonnalisation, de la dilution, du reniement, du dénigrement et de la haine de soi.  Ils s’attaquent aux fondements de l’islam, sans discernement, ni compétence. Alors qu’il devrait s’agir de reformer des dérives. Parmi ces intellectuels isolés certains pratiquent l’essentialisme et ne font pas une analyse multifactorielle. Ils accusent la religion d’être responsable des problèmes des musulmans. Ils ont une vision biaisée, celle de la causalité unique, qui serait religieuse. Indirectement, ils alimentent la propagande du choc des civilisations, opposant monde musulman et Occident. Ils s’intéressent rarement à la spiritualité dans sa profondeur, aux significations fondamentales du discours coranique comme dernier Message révélé pour l’humanité, à l’éducation de l’âme, au lien avec le vivant, le cosmos et à la sociologie des sociétés musulmanes dans leur diversité et bien d’autres sujets essentiels comme les causes de la décivilisation mondiale actuelle. 

Dans quels autres travers, à votre avis, le courant « historiciste », « moderniste » ou « réformiste » tombe- t-il ? 

MC : Être réformateur est une qualité. L’islam l’intègre comme une exigence. Cependant, des tenants d'un certain discours « historiciste » renient une tradition séculaire, alors que cette dernière a généré des valeurs devenues universelles. Ils mettent en avant la sclérose d’une partie de la tradition, les dérives et les réseaux radicaux. Des faux islams et une idéologie infondée du prétendu conflit islam-modernité sont médiatisés à outrance. Les musulmans majoritaires, depuis quinze siècles, fidèles à la voie de la religion du juste milieu, sont passés sous silence et marginalisés. Inconsciemment ces intellectuels proposent de choisir entre deux impasses : se nier ou se radicaliser.

Gardons-nous de tomber dans ce piège. Cette approche unidirectionnelle est dangereuse. Elle empêche de réfléchir sur les liens et convergences de l’islam avec les autres civilisations et les causes véritables des conflits. Pour envisager les choix qui s’offrent à nous, il importe de les repérer, de les comprendre et de les mettre en contexte. Il y a de nombreuses questions scientifiques, économiques, sociales, éthiques et politiques que nous ne pouvons ignorer, qui se posent à l’humanité. Tout cela n’est pas compris. Nous ne pouvons pas parler de reforme de la Tradition religieuse en laissant de côté les autres questions. Tout se tient.

Dénoncer la violence est pourtant logique ? 

MC : Dénoncer sans réserve la violence aveugle est logique, mais au nom de quoi parle-t-on ? Expliquer le terrorisme, l’extrémisme, et le rigorisme par la religion est un tragique contre-sens. La légèreté avec laquelle ces sujets délicats et complexes sont abordés montre l’inconsistance des discours historicistes. Les terroristes doivent être considérées comme tels, et non point comme des « croyants». C’est du délire. La terminologie n’est pas innocente. Mobilisez un vocabulaire pernicieux et des semblants de savoirs pour justifier l’extrémisme, le terrorisme et le sous-développement par la théologie renforce la supercherie.

Soumis à l’air du temps, des auteurs occultent les causes externes des problèmes du monde musulman et les jeux d’influences étrangères. Ils participent inconsciemment à la diabolisation des musulmans et au  formatage de l’opinion publique, pour imposer le modèle du libéralisme sauvage et les ingérences. Rien ne peut justifier l’extrémisme violent, mais c’est surtout la déstabilisation des sociétés, les manipulations, les apartheids et les injustices qui produisent de l’insécurité, du désespoir et des pathologies psychiques. D’où l’importance de démêler l’écheveau des mutations, de réformer le désordre  mondial, les pratiques désuètes ou déviantes de musulmans et les systèmes politiques.  

Donc, selon vous,  la cause de l’extrémisme violent est surtout politique ? 

MC : Absolument. L’extrémisme violent est surtout un produit politique monstrueux des contradictions de notre temps. C’est une évidence que trop de discours occultent. Tout le monde le sait, ou devrait le savoir. Tout comme l’inquisition n’est pas dans l’Évangile, le terrorisme n’est pas dans le Coran. La religion est un masque, même si l’instrumentalisation politiques s’appuie sur des contre-sens et des failles dans l'histoire tumultueuse d’écoles juridiques. Les références utilisées par les terroristes mercenaires sont l’anti-islam. Références venant principalement d' idéologues marginaux réfutés par l’immense majorité des autorités religieuses et des musulmans depuis le XIVe siècleLes extrémismes, qui appréhendent la religion comme une idéologie fermée et qui ont pour trait d’excommunier tout ce qui ne leur correspond pas, s’excluent eux mêmes. Ils sont fabriqués, manipulés et amplifiés par ceux qui veulent nuire à l’islam, déstabiliser des pays et faire diversion. Que des jeunes égarés se laissent séduire par ces idéologies obscurantistes montre les impasses tragiques de notre temps, le vide culturel et spirituel et les injustices qui poussent au désespoir. 

 

Que faire pour faire reculer les extrémismes ?

MC : Informer, éduquer, pratiquer la justice et la bonne gouvernance. Au lieu de distinguer entre ce qui relève du Coran et ce qui résulte de la manipulation humaine postérieure, l’approche des historicistes renforce l’état d’ignorance et de préjugés dans lequel se trouvent nombre de personnes au sujet de l’islam, y compris une partie des musulmans. Il est légitime de s’insurger contre l’obscurantisme, mais les déclarations hâtives, sans fondement scientifique, font passer leurs auteurs en extrémistes, en islamophobes, sans qu’ils s’en rendent compte. Réformer  les pratiques de musulmans qui dérivent, c’est-à-dire des comportements qui trahissent la lettre et l’esprit du Coran et de la Sunna, et non point la foi et la confiance à Dieu, qui sont d’un autre ordre,  est le point de divergence.

Le Coran et le Prophète donnent le  droit et le devoir de raisonner, d’étudier les textes et l’histoire de l’islam, de les soumettre à la critique impartiale de la raison et à l’épreuve des faits. Discerner est un postulat de base. Le Texte sacré recèle un ordre et une cohérence. Il est explicite et au dessus de tout soupçon. Rien dans le Coran ne peut justifier l’usage de la violence aveugle. L’islam la condamne fermement et sans équivoque. Plus encore, il propose un chemin pour que celle ci ne dégénère jamais et ne favorise pas le rapport du loup et de l’agneau. Le but de l’islam est la paix et la justice, inséparables. 

Vous dénoncez donc les contre-sens des uns et les amalgames des autres? 

MC : Tout à fait. Comme toutes les religions et philosophies, l’islam fait l’objet de manipulations et d’instrumentalisations. Sous prétexte de  critiques « courageuses », des auteurs sombrent dans le dénigrement. Pour cheminer vers la vérité il faut le faire avec respect et humilité, condition pour être écouté, être dans la lumière et le bien commun. Penser le chantier de l’ijtihad et de la reconstruction de la pensée islamique nécessite de la sagesse. Dénoncer sans langue de bois des abus et contribuer à sortir des archaïsmes est louable, mais mélanger les genres et se limiter à critiquer sans faire la part des choses est une faute intellectuelle.

Publicité
Publicité
Publicité

Les principales causes des dérives et des violences de notre temps sont géopolitiques et non point théologiques. Les propos d’une partie de ceux qui se définissent comme nouveaux réformateurs ne sont pas de simples constats. Ils travestissent la réalité des musulmans et les fondements de la foi, sous prétexte de « moderniser ». C’est très loin de la complexité des réalités, des enjeux et de la Tradition. Il n’y a pas de retour menaçant du religieux en Orient. Ce dernier est spirituel depuis toujours. Ce qui pose problème est l’ingérence et le dopage de la dérive idéologique rigoriste, comme cheval de Troie, par un ordre dominant injuste qui mène l’humanité dans une mauvaise direction.  

Comment cerner les causes de ces folies meurtrières ? 

MC : Il faut
se demander de quelle violence parle-t-on ? Qui a agressé les peuples musulmans, fait imploser l’Irak, la Syrie, la Lybie et d’autres pays ? Qui cherche à généraliser la prédation des richesses, à réimposer le sectarisme et le tribalisme aux sociétés arabes, pour les diviser, les utiliser comme épouvantail et diversion, et les détourner des vraies questions politiques et économiques? Que parfois des sous–traitants soient Arabes ne change  rien à l’affaire. A contrario des images déformées, le monde musulman récuse la violence aveugle et dispose d’une version civilisée de l’humain, d’un projet de société ouvert et d’un sens du vivre ensemble qui méritent d’être connus, discuter et partager.

L’état déplorable du monde musulman ne peut justifier qu’on lui demande de se nier et d’imiter aveuglément le monde dominant. Tout semble avoir été fait, jusqu'à ce jour, pour saboter les expériences et les possibilités, en terre d’islam, de systèmes séculiers, modernes, nationalistes et respectueux de la religion. Tout semble être fait pour doper les courants obscurantistes, archaïques et illégitimes. Stratégie suicidaire. L’espoir de la voie du juste milieu, authenticité et modernité, peut venir des citoyens de confession musulmane en Europe, en alliance avec les hommes et femmes de bonne volonté, de toutes convictions. Ces témoins, loyaux à la Nation où ils vivent, malgré les discriminations qu’ils subissent, prouvent tous les jours leurs aptitudes à assumer la modernité et les valeurs « républicaines ». Ils souhaitent contribuer à une civilisation universelle, à la logique d’une citoyenneté pleine, une laïcité ouverte, au lieu de subir les foudres de nouveaux totalitarismes : de la nouvelle religion antireligieuse le laïcisme, du prétendu choc des civilisations, ou d’une mondia-américanisation. 

Qu’est -ce qui vous inquiète ? 

MC : Ce ne sont pas les motifs d’inquiétude et de tristesse qui manquent. Le monde musulman, incompris, semble tétanisé par les attaques qu’il subit du dedans et du dehors. Il lui manque une nouvelle pensée politique éclairée qui pari sur la mondialité. Les USA au lieu de guider le monde par la force du droit, s’emploient à imposer leur hégémonie et un ordre injuste par la loi du plus fort et du double standard. L’Europe, qui est à l’avant garde de la pensée libre et des droits humains,  succombe à la tentation du repli et voit en son sein monter la xénophobie. Vouloir interdire la possibilité d’une menu de substitution dans les écoles, montrent à quel point le délire laïciste déforme la vraie laïcité. Modernité et Tradition, Spécifique et Universel, Liberté et Loi,  ces couples doivent être vu en harmonie et non en opposition. 

Faire avec lucidité les constats qui s’imposent et travailler contre l’instrumentalisation de la laïcité et de la religion et pour la fraternité humaine est un devoir. Les citoyens européens de confession musulmane aspirent à être des citoyens à part entière. Ils sont les meilleurs défenseurs de la laïcité qui n’exclut personne et respecte toutes les convictions. Des motifs d’espérances et d’opportunités existent. Les citoyens, de toutes sensibilités, malgré le matraquage médiatique et les manipulations politiciennes ne sont pas dupes. Il faut se garder de toute lassitude et discerner. 

Discerner dans quel sens ? 

MC : Aucun peuple, ou communauté, n’est intrinsèquement raciste ou fanatique, ce sont des conditions politiques et économiques de crise et de manipulation qui produisent de l’intolérance et des régressions. Il est requis de discerner, de ne pas confondre, ni d’essentialiser. Il est facile de dénoncer les dérives des uns et des autres. Elles sont connues. Mais sortir des généralisations, s’inscrire dans la ligne du juste milieu, distinguer et énoncer des alternatives crédibles est autre chose. Il est légitime de dénoncer tout forme de repli, ou de monopole de castes qui cherchent à imposer leur lecture de la religion, mais reste à comprendre que l’islam n’est pas théocratique. Les intellectuels  de l’air du temps confondent la notion de foi (affaire privée) et la religion (bien commun).

Certes, il faut dégager le sens profond du Coran, mais contester le récit coranique sur certains aspects est infantile. Une preuve d’impuissance. La succession des générations n’implique pas la perte du sens originel. Alors que Foi et Raison doivent se vivifier mutuellement, des pamphlétaires prétendent que les musulmans manquent d’esprit critique. Ces apprentis  réformateurs abordent avec désinvolture les travaux des maîtres  classiques. Ils accablent le monde musulman, sans sens du discernement, passant sous silence le fait que les dérives sont d’abord politiques.  Ils considèrent que l’absence supposée de philosophie occidentale a aggravé la situationPourtant, les scientifiques et les philosophes occidentaux sont connus dans le monde musulman, même si cela reste insuffisant. Qui en Orient, parmi l’élite, ne connaît pas Descartes, Hegel, Marx, Kant, Freud, Einstein, Derrida, Berque, … qui ont contribué à la libération de la pensée. Il ne semble pas que la réciprocité ait eu lieu. Qui aujourd’hui en Occident connaît vraiment Ghazali, Averroès, Ibn Arabi,  L’Émir Abdelkader, René Guénon,  Mohamed Iqbal, Malek Bennabi…?  Les deux extrêmes qui se nourrissent,  le libéralisme sauvage d’un côté et l’instrumentalisation de la religion de l’autre, perturbent l’évolution  du monde musulman. Il ne s’agit pas de reproduire à l'identique des pratiques anciennes mais de se conformer de manière créative et responsable à la volonté de « Dieu » dans ce qu'elle a de permanent. Pourtant des historicistes pratiquent la négation du passé et récusent la raison religieuse. Sous prétexte de sortir de l’intégrisme, ils appellent à sortir du religieux.

Critiquer à la fois les dérives de la modernité uniformisante, telle qu’elle veut s’imposer au monde entier, et la religion manipulée et instrumentalisée, est-ce une issue ? 

MC : En effet, il nous faut dénoncer les voies extrêmes et énoncer la voie du juste milieu. Articuler authenticité et modernité est possible. Vivre ensemble, par delà nos différences, est enrichissant. L’approche historiciste au contraire appelle en filigrane à imiter aveuglément le
monde dominant désenchanté, qui malgré des acquis prodigieux, est ambivalent. Le système mondial produit le risque de deshumanisation, de marchandisation du monde et de destruction de l’écologie. Il a opposé les savoirs et les dimensions de l’existence, a produit de l’athéisme dogmatique et paradoxalement des sectes de toutes sortes. Il réduit la croyance religieuse et les rites à des formes d’arriérations. Le discours « moderniste » fait plaisir à des centres de décision, à des athées dogmatiques et à des non musulmans.

L’homme vertueux est pourtant celui qui ne méprise jamais personne. Ce n’est pas par des jugements hâtifs que l’on fera reculer l’obscurantisme, et encore moins œuvrer à fonder une civilisation universelle. Ceci est voué à l’échec. C’est un extrémisme, impuissant face à la singularité du Coran, et sans recul critique au regard des impasses de notre temps. La divergence est stratégique. Au lieu de succomber aux injonctions de l’ordre néo-libéral,  ou aux dogmatismes religieux, nous avons le droit de façonner la modernité en fonction de nos valeurs et dire ce qu’est un musulman aujourd’hui: un être humain, qui donne la priorité à la citoyenneté, à la sécularité et à la rationalité et témoigne de manière mesurée de son attachement au sens spirituel de l’existence, de sa soif de justice et du respect de la nature. Aucune modernité authentique ne se construit contre la Tradition et la liberté, la justice et l’ordre cosmique. 

Que préconisez-vous? 

MC : Il nous faut dialoguer et faire alliance avec tous ceux qui respectent la dignité humaine, refusent le fanatisme religieux et le libéralisme sauvage antireligieux.  La loi du plus fort et le refus de l’altérité sont voués à l’échec. Il est requis de réfléchir sur le sens des mots et la pertinence contemporaine de concepts comme ceux de la « démocratie », de la « laïcité » et de la « modernité ». Reste à ne pas imposer une seule version. Il peut y avoir plusieurs démocraties, laïcités et modernités, toujours perfectibles. Dialoguer autour de ces questions c’est rechercher l’universel. L’islam est séculier, libérateur et rationnel, à sa façon. Sans ces qualités, qui caractérisent son humanisme, il n’aurait pas pu être adopté dans le monde connu d’alors, sur trois continents, cinquante ans seulement après le Prophète, et produire une lumineuse civilisation durant mille ans.

Par ailleurs, passer son temps à ordonner aux musulmans de condamner les terroristes est une insulte éthique. Les musulmans ne font pas que condamner, ils s’élèvent clairement et unanimement contre les terroristes usurpateurs du nom, et les combattent par de multiples moyens. Ils savent aussi qu’il y a plusieurs types de terrorisme, celui des puissants, des occupants et celui des égarés manipulés. S’attaquer aux sources du chaos, par la démocratisation des relations internationales et des pays musulmans, en mettant l’accent sur l’éducation, est la voie. Les terroristes égarés sont des mercenaires qui trahissent l’islam et servent les intérêts des ennemis tout à la fois de la religion, de la souveraineté des pays musulmans et de la paix mondiale. Des intérêts géopolitiques perturbent le monde, sous couvert de religion. Il est criminel d’utiliser les symboles religieux pour masquer les enjeux politiques, militaires, économiques et autres volontés de puissance et d’hégémonie. Indirectement, les discours historicistes du dénigrement contribuent à cette supercherie. 

Vous privilégiez toujours le dialogue ? 

MC : Il nous faut dialoguer, pour faire reculer les ignorances, assurer l’interconnaissance et faire front contre tous les extrémismes, le politico-religieux et le libéralisme sauvage.  La destinée des peuples est commune, le vivre ensemble le but. La sécularité, la modernité, la démocratie, ces acquis de l’humanité, sont consubstantiels à l’islam.  Le Coran et l’histoire classique le prouvent. Reste à réactiver ces valeurs. Le troisième rameau monothéiste, malgré les préjugés, fonde l’existence sur la liberté et la justice. Vouloir au nom du « modernisme » imposer une seule version de ces valeurs universelles c’est les transformer en un autre « cléricalisme ». C’est cela qu’il faut réfuter et que j’explique dans mon ouvrage « Sortir des extrêmes ». Il faut refuser tous les extrémismes. Être moderne, se reformer, se renouveler, sans se renier, est le sillon que l’on doit creuser et ensemencer, avec patience, en dialogue avec tous les êtres de bonne volonté. 

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Mustapha Chérif  est philosophe, figure emblématique du dialogue des civilisations et interreligieux, lauréat 2013 du prix UNESCO du dialogue des cultures, auteur de nombreux d’ouvrages, notamment « islam-Occident » paru aux éditions Odile Jacob, Paris 2006 ; « Le principe du juste milieu » édition Albouraq Paris 2012 ; « Sortir des extrêmes » éditions Les Points sur les i, Paris 2015. 

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

Israël : la rentrée d’école contrariée des écoliers chrétiens dans un climat sous haute tension

Reportage BFM TV sur deux écoles musulmanes à Nanterre