Dans le contexte de l’après-révolution égyptienne, les Frères musulmans apparaissent comme des acteurs de premier plan. L’idée selon laquelle ce mouvement représente « une menace »est répétée à l’envi dans le débat public français. Qu’en est-il réellement ? Cette brève rétrospective historique a pour objectif – sans prétendre à l’exhaustivité- de donner des éléments permettant de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui et ce qui peut se passer dans un avenir proche.
L’organisation est, à l’origine, une réponse à la colonisation
En 1928, Hassan el Banna, alors instituteur, fonde les Frères musulmans à Isma’iliya. Cette ville, aux abords du canal de Suez, concentre tous les signes de l’impérialisme britannique (1) . Ce contexte met en évidence à quel point ce mouvement constitue essentiellement une réaction à la domination britannique sous toutes ses formes. Il s’agit de s’opposer à l’occupation militaire mais aussi à la pauvreté-conséquence de l’impérialisme économique, et au « déclin de la moralité »- fruit de l’impérialisme culturel occidental. Face à ce qu’elle considère comme l’échec des institutions issues de la constitution de 1923 à libérer l’Égypte de la domination britannique, l’organisation prône l’union de tous les Musulmans contre l’impérialisme. En ce sens, la pensée des Frères musulmans est dans la lignée de celle de Jamal el-Din Al-Afghani, l’un des fondateurs du pan-islamisme. Il est convient toutefois de souligner que le mouvement est initialement apolitique. Son action prend avant tout la forme de prêches et d’aide sociale.
Le mouvement se politise à la fin des années 1930. L’événement catalyseur de cette évolution est la Grande Révolte arabe en Palestine (1936-1939) à laquelle le groupe participe activement. Il présente ainsi un candidat aux élections législatives de 1941. Néanmoins, à la suite d’une manifestation anti-britannique, l’organisation est interdite. C’est à cette période qu’est créé son bras armé. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement prend part à l’agitation populaire contre le gouvernement imposé en 1940 par la puissance britannique. Les Frères musulmans sont alors dissout par le Premier ministre Al-Nuqrashi (1948). De nombreux membres sont emprisonnés. Un Frère assassine Al-Nuqrashi. Quelques mois plus tard, Hassan Al Banna est tué par la police égyptienne.
La répression nassérienne accélère leurs évolutions
Les Frères musulmans entretiennent d’abord des relations cordiales avec les Officiers libres. Ils sont en effet attirés par leur nationalisme et leur rhétorique religieuse. Cependant, lorsque Gamel Abdel Nasser arrive au pouvoir en 1952, il ne tient pas la promesse qu’il leur avait fait d’islamiser la nouvelle Constitution. Un membre du bras armé du mouvement tente de l’assassiner en 1954. Il s’en suit une répression violente. Les Frères musulmans sont torturés, internés dans des camps de concentration dans le désert, contraints à l’exil.
Une question essentielle se pose alors à eux : comment expliquer cette « trahison » ? Deux réponses distinctes sont proposées. Sayyid Qutb affirme que ces exactions ne peuvent être l’acte que d’apostats. Il est légitime d’engager une lutte armée contre eux. Ce à quoi Hassan el Hudaybi- leader du mouvement depuis la mort de Hassan el Banna répond que seul Dieu peut juger de la foi. Bien que l’héritage de Sayyid Qutb demeure, aujourd’hui encore, fondamental, la vision plus tolérante de Hassan el Hudaybi, dans la lignée du fondateur Hassan al Banna, l’emporte au sein des Frères musulmans égyptiens (2).
Ainsi Umar Tilmisani, successeur de Hassan el Hudaybi en 1972, affirme son rejet de la violence comme stratégie interne. Durant le mandat d’Anouar el Sadate (1970-1981), les principes défendus par les Frères musulmans changent. Il ne s’agit plus de promouvoir une certaine forme socialisme, comme avait pu le faire le père fondateur, mais de dire que l’économie de marché est compatible avec les valeurs islamiques. D’autre part, ils revendiquent désormais leur adhésion au pluralisme politique, et plus généralement à la démocratie (3).
Les Frères musulmans depuis les années 1980 : une formation de plus en plus hétérogène
La question est de savoir si cette allégeance aux principes de la démocratie libérale n’est qu’une simple tactique. La stratégie du mouvement n’est-elle pas, pour reprendre l’expression du diplomate américain E. Djerejian, « one man, one vote, one time » ( un homme, un vote, une seule fois) ? Un élément de réponse peut être apporté par l’analyse de leur expérience- certes extrêmement limitée et contrainte- du pouvoir.
Depuis 1984, les Frères musulmans présentent plusieurs candidats aux élections des délégués du personnels syndicaux ainsi qu’aux élections législatives. Certains leaders du mouvement s’y sont opposés. Le mouvement a néanmoins approfondi sa participation à la vie politique égyptienne, malgré l’interdiction officielle dont il a fait l’objet. Ainsi, les candidats indépendants affiliés aux Frères ont remporté 20 % des sièges aux élections législatives de novembre 2005.
Il s’agit là d’une véritable prouesse compte tenu de la fraude généralisée pratiquée par le parti au pouvoir. De façon assez significative, l’agenda des parlementaires du mouvement n’est pas spécifiquement religieux mais plutôt social en se concentrant notamment sur les problèmes de logement ou de transport. En d’autres termes, l’activité des Frères musulmans semble se normaliser et s’adapter au contexte égyptien. Ceci explique peut-être la faible coordination du mouvement égyptien avec ses branches étrangères. Il n’existe pas de « Komintern islamiste » et chaque organisation nationale a ses particularités.
Plus encore, il n’y a pas non plus d’homogénéité au sein même du mouvement égyptien. Carrie R. Wickham distingue ainsi trois grands courants (4). Le premier, qu’elle appelle la da’wa faction est constitué des plus conservateurs. Il est fortement représenté dans le Bureau de l’organisation. Le second, celui des pragmatic conservatives combine conservatisme religieux et participation active à la vie politique. La plupart des Frères ayant une expérience parlementaire appartiennent à cette catégorie.
Le dernier courant est en faveur d’une interprétation progressiste de l’Islam et peut être défini comme réformiste. Il est assez faiblement représenté dans la hiérarchie du mouvement mais compte des figures importantes et influentes- au sein de la nouvelle génération notamment- comme Abdel Mun’im Abdu Futuh. D’autre part, certains membres de l’aile réformatrice du courant, exaspérés par la rigidité de la vieille garde ont fait sécession en 1996 pour créer le Hizb el Wassat (Parti du centre). Les éléments réformateurs à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation se sont unis à d’autres partis de l’opposition égyptienne en 2004 pour former le mouvement Kifaya (ça suffit !). Malgré des dissensions internes, cette coalition représente une force d’opposition démocratique significative.
Notes :
(1) Munson Z. (2001), « Islamic Mobilization : Social Movement Theory and the Egyptian Muslim Brotherhood », The Sociological Quarterly, Vol. 42, No. 4, pp. 487-51
(2) Leiken R.S, Brooke S. (2007), « The Moderate Muslim Brotherhood », Foreign Affairs , Vol. 86, No. 2 , pp. 107-12 [http://www.nixoncenter.org/publications/LeikenBrookeMB.pdf]
(3) Said Aly A., Wenner M. W. (1982), “Modern Islamic Reform Movements. The Muslim Brotherhood in Contemporary Egypt”, Middle East Journal, Vol. 36, No. 3, pp. 336-361
(4) http://www.foreignaffairs.com/articles/67348/carrie-rosefsky-wickham/the-muslim-brotherhood-after-mubarak
Pour aller plus loin :
Mitchell, R.P. (1969), The Society of the Muslim Brothers, Oxford University Press, London.
Carré O., Michaud G. (1983), Les Frères musulmans. Égypte et Syrie (1928-1982), Gallimard/Julliard, Paris.
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