Le fait berbère qui au Maghreb et en Algérie n’échappe à personne a souvent été utilisé pour appuyer une politique de division entre les différents éléments de la population algérienne. Depuis les débuts de la conquête le particularisme berbère n’a pas cessé d’être souligné par les courants historique, sociologique, littéraire. Militaires, administrateurs, hommes politiques autant sinon plus que les hommes de sciences se sont posé des questions sur l’origine des Berbères, leurs rapports avec les Arabes et le caractère insolite de leur islamisation.
On a même utilisé la dénomination Berbérie, finalement abandonnée car révélant maladroitement un dessein racial et politique. Les réponses données par de nombreux savants aux questions posées obéissaient souvent plus à des considérations idéologiques qu’à des préoccupations scientifiques et cherchaient plus à faire ressortir les différences entre Berbères et Arabes qu’à souligner les apports considérables et l’empreinte indélébile qui furent ceux d’une langue et d’une culture.
L’objectif diviser pour régner apparaissait avec les premières études ; il s’agissait de ne pas courir avec le Berbère colonisé du XIXème, le risque d’un échec comme ce fut le cas avec Rome et le christianisme[1]. Il ne fallait pas laisser le Berbère cramponné à l’Islam, ni tourné vers l’Arabe, ni vers l’arabisation.
L’objet de cette communication, dans le cadre du temps qui nous est imparti, n’est pas de faire une étude complète de l’utilisation du fait berbère comme facteur politique durant la période coloniale – cette étude reste à faire – mais de souligner quelques étapes d’une politique qui pour avoir connu des revirements n’en est pas moins restée fidèle à la devise : diviser pour régner.
Pour la colonisation, les Kabyles pas plus que les Arabes n’étaient acquis à la France. Vaincus, ils restaient indomptés pour ne pas dire indomptables. Aussi sont-ils souvent présentés comme « vains, fiers, entêtés, ignorants et fanatiques, capricieux et méchants, fourbes et voleurs ». Leur solitude dans les montagnes en fait « des sauvages, qui ne cherchent qu’à se nuire, se détruire, et se livrent à leurs penchants haineux, farouches et vindicatifs.
Ils sont faux et soupçonneux… »[2]. Même leur indépendance est considérée comme n’étant que la « passion immodérée du vol, la pratique absolue du brigandage ». Les Berbères restaient « insaisissables comme les Numides leurs aïeux ». Ce sombre tableau de la société kabyle, nous le trouvons dans de nombreux ouvrages[3]. Mais ces Kabyles étaient préférables aux Arabes car ils apparaissaient les moins éloignés du type européen, une fusion avec est possible, « ils seront les premiers à s’assimiler si jamais des musulmans s’assimilent »[4].
Et de comparer le Kabyle et l’Arabe, le premier autochtone, montagnard sédentaire, sociable, professant des sentiments égalitaires, partisan de la propriété individuelle, âpre au travail comme le paysan français, alors que le second étranger au pays, homme des plaines, de steppes, nomade et barbare dans l’âme, un sauvage intelligent aux mains de qui la terre devient fatalement un désert…imbu de préjugés, aristocratique, partisan de la communauté des terres, s’abandonnant à l’indolence de la vie pastorale.
Ces idées répandues par de nombreux hommes de science étaient courantes non seulement au début de la conquête mais durant tout le XIXème siècle[5]. Elles devaient éclairer la politique algérienne qui optait pour un espoir basé sur les Kabyles « nature sauvage et inculte, mais pleine de sève et de vigueur »[6].
Et de renchérir sur le fossé qui opposait Kabyles et Arabes. Les premiers sont les ennemis naturels des Arabes qui les ont refoulés dans les montagnes. « Cette antipathie subsiste encore assez pour qu’il n’y ait jamais lieu de redouter une tentative de coalition des deux races ». L’organisation politique et sociale du Berbère, son habitude du travail, ses notions de liberté lui ont donné une supériorité incontestable sur la race arabe. L’Islam pratiqué par les Kabyles est jugé très superficiel, tiède.
La fusion, l’assimilation pouvaient en conséquence être réalisés en Grande Kabylie. Non seulement on espérait assimiler les Kabyles, mais on pensait qu’ils pourraient être les intermédiaires qui transmettraient aux Arabes, les mœurs, les coutumes, la civilisation française. On alla jusqu’à concevoir la possibilité de faire des Kabyles, des auxiliaires de la colonisation ; on rêva de la création de villages kabyles, antennes de la colonisation en pays arabe, qui isoleraient les tribus arabes et remplaceraient avantageusement les garnisons militaires européennes susceptibles d’être diminuées ou rappelées en cas de guerre.
Les villages auraient chacun 25 fusils et 500 hectares, seraient installés dans les régions méridionales, pourraient surveiller les tribus et « leur démontrer par un exemple pratique et constant la supériorité de la vie sédentaire sur leur existence nomade et féodale »[7]. Liorel reprend les mêmes idées et pense que « le Kabyle serait ainsi l’élément colonisateur par excellence, celui que nous devrions employer pour faire de l’Algérie une véritable France »[8].
Ageron a eu bien raison d’intituler son chapitre le mythe kabyle. Le mythe a inspiré une politique ; on s’appuya sur les traditionnelles djemaas tout en cherchant à utiliser habilement les chefs ; on commença par introduire les juges de paix en Kabylie occidentale, l’administration voulut rétablir les çoffs, défendre les coutumes kabyles surtout dans la mesure où les coutumes s’opposent à la loi musulmane, il fallait respecter les kanouns, même ceux qui « sont immoraux »[9].
Des tentatives furent faites pour franciser les noms, faciliter, populariser la naturalisation, rechercher « la fusion ethnique ». Il fallait favoriser les Kabyles, donner une place importante à la langue kabyle par l’octroi de primes substantielles aux fonctionnaires français (1882) et la construction plus intense d’écoles en Kabylie.
On a même proposé la constitution d’un département spécial regroupant toutes les populations parlant kabyle. Si on ne le fit pas, on créa en 1898 une représentation spéciale dans les Délégations financières où la section kabyle siégeait à part de la section arabe. Les Kabyles eurent, compte tenu de leur nombre, une représentation plus importante (6 délégués kabyles contre 15 Arabes).
On ne renonçait pas à l’application de la politique de division. Le Temps le dit clairement « la sagesse la plus élémentaire nous conseillait de maintenir, d’accroître les différences qui les séparaient des autres indigènes »[10]. L’assimilation échoua, ni le nombre des naturalisés, ni celui des convertis n’étaient satisfaisants. On en vint à accuser l’Administration d’avoir favorisé l’Islam et l’arabisation. On incrimina le système administratif à l’arabe : bach-agha, grands seigneurs pour gouverner des populations habituées à une gestion démocratique, cadis chargés de juger les procès civils, arbitrés auparavant par les djemaas.
Si les Kabyles étaient attachés à l’Islam, c’est à cause de la « croisade musulmane au nom de la France par l’administration militaire »[11] ; elle a rendu les Kabyles « plus mahométans qu’avant la conquête » et leur a permis de se regrouper autour des chefs religieux, de se rapprocher des Arabes dans les différentes sectes religieuses. « L’Islamisme a donc poussé plus profond ses racines », et les vrais principes musulmans tendent à se substituer aux anciennes coutumes locales. Aux dires de Charveriat, les zaouïas se seraient multipliées au détriment des écoles françaises, les constructions de mosquées auraient été le fait des autorités qui furent invités à rehausser par un éclat officiel la solennité de l’Islam.
Bref, l’assimilation avait échoué, le fossé qui séparait les Kabyles et les Arabes paraissait comblé pour ceux qui constataient cet échec. Est-ce à dire qu’on renonçait au mythe kabyle et à une politique berbère fondée sur la distinction entre Arabes et Kabyles ? Non car « le fossé reste assez large » pour qu’un habile politique parvienne à la maintenir, au grand avantage de la domination française. « Sans éveiller le sentiment d’une nationalité kabyle qui, heureusement, n’existe pas, il faut entretenir en Kabylie l’hostilité, tout au moins, l’opposition à l’égard de l’Arabe », affirmait Charveriat.
Il faut établir une différence dans les signes même de la pensée, maintenir l’antagonisme à la base ; remplacer les caractères arabes par les caractères français, écrire la langue kabyle en caractères français[12]. Même en 1924 Peyronnet rappelant Fournel[13] regrette qu’on n’ait pas tenu compte de ses conseils : « ne pas traiter uniformément deux races qui sont distinctes, manifester clairement son choix, sa préférence pour les Berbères et baser sur ce choix une politique plus hardie ». L’orientation des études restait la même. Toutes les questions étaient étudiées sous l’angle français.
« Que voulons-nous ? » s’interrogeait Peyronnet. Que l’Afrique de demain soit une Afrique éminemment française ? » Et parmi les autres questions posées celles, sur l’importance de l’Islam, de l’arabisation, restaient les plus importantes : il importe si l’on veut avancer quelques opinions sur leur francisation (les Berbères), de savoir à quel point ils ont subi l’influence des deux principaux conquérants de l’Afrique, à quel point ils ont été islamisés, à quel point ils ont été arabisés.
Car « l’islamisation des Berbères n’est pas aussi profonde qu’on pourrait le croire. » Certes, il y eut des esprits clairvoyants, des savants qui reconnaissaient la vanité de cette politique, et qui se rendaient compte « de la vaine opposition des prétendus Berbères aux prétendus Arabes »[14] tous soumis à la loi coranique et cela non sous l’effet d’une quelconque politique administrative, mais parce que l’islamisation était un facteur fondamental de la société algérienne.
Il ne semble pas nécessaire d’insister sur le rôle joué par l’Islam dans la résistance à la conquête et à la domination coloniale en Algérie. Les Chorfas qui furent très nombreux en Kabylie[15], les confréries en particulier celle des Rahmania avec le cheikh Al Haddad en 1871 donnèrent souvent au patriotisme algérien un caractère mystique.
Robert Montagne était arrivé à la conclusion évidente que la France n’avait pas précipité l’islamisation des Berbères pour une bonne raison que les Berbères étaient islamisés depuis de longs siècles, et que la France n’avait pas commis la faute de mettre entre les Français et les Berbères « le rempart infranchissable d’une religion particulièrement intransigeante et souvent hostile à l’Occident », les Berbères seraient bien étonnés, s’ils apprenaient au fond de leurs montagnes, que certains chrétiens ou musulmans des villes mal informés, espèrent ou redoutent qu’ils ne se convertissent à la foi chrétienne »[16].
Il est obligé de constater que dans leurs îlots montagneux, les Berbères ont été touchés par la marée montante de la civilisation arabe, et « que toute l’histoire du Maghreb est dominée depuis plus d’un millénaire par un même événement, la lente destruction des institutions des autochtones, l’assimilation progressive des vieilles populations africaines par les tribus arabes et la civilisation islamique »[17].
Après la première guerre mondiale, l’ampleur de l’émigration kabyle tant dans les villes algériennes qu’en France attira à nouveau l’attention des savants et des hommes politiques sur les Kabyles. Déjà en 1898 dans une brochure, L’ouvrier et le colporteur[18], un délégué financier kabyle attirait l’attention des autorités sur les services que pouvaient rendre à l’industrie française « ces montagnards travailleurs et intelligents ». Les premiers kabyles à traverser la Méditerranée furent des conducteurs de bestiaux qui séjournèrent à Marseille ou des colporteurs qui allaient dans les villes d’eau. En 1905, des Kabyles travaillaient dans le midi de la France.
En 1913 on recensa 4 à 5000 employés dans les usines du Nord et les usines des régions parisiennes et marseillaises. Les Kabyles étaient majoritaires dans l’émigration en France, ils allaient au contact des organisations politiques françaises de gauche et des syndicats, s’initier à la lutte politique. En effet, les travailleurs kabyles participèrent en nombre important à la création de la première organisation nationaliste, l’Etoile Nord Africaine ; parmi les dirigeants figuraient 5 Kabyles sur 8.
Au niveau des travailleurs il n’y avait pas de problème de minorité kabyle ; l’adhésion à l’Islam, la situation de colonisé, d’émigrant, la communauté de pensé dans la recherche d’une formulation nationaliste de la question algérienne étaient les plus sûrs garants de l’unité. Non seulement l’assimilation apparut comme vaine, mais pour le régime colonial le danger était grand avec l’action conjointe des Kabyles ou des Arabes au sein d’un mouvement nationaliste qui, bien qu’ayant un caractère prolétaire très marqué, ne reflétait pas moins l’influence du nationalisme arabe[19].
Le danger était encore plus grand avec la participation d’éléments kabyles au mouvement des Oulamas ; les Berbères voyaient dans la renaissance de la langue arabe, l’arabisme et le nationalisme musulman la condition du réveil politique et l’émancipation de l’Algérie. Au cours des années 1930, le berbérisme, la question kabyle, préoccupaient les hommes politiques, les hommes de science et les Kabyles en premier.
Le Dahir berbère provoqua non seulement des remous au Maroc, mais aussi en Orient, et en Algérie. Le berbérisme était soutenu par une exploration scientifique plus sérieuse : des recherches d’ethnographie, de sociologie, d’histoire avaient mis en relief le fait berbère et donnaient aux intellectuels kabyles le désir de connaître leur passé et de faire le recensement des valeurs culturelles berbères[20].
Des essais de vulgarisation, des œuvres littéraires évoquèrent la romanisation de la Berbérie, parlèrent de la « résurrection de l’Algérie latine » et affirmèrent la vocation occidentale sinon latino-chrétienne du monde berbère[21].
Le danger de division apparut plus grand encore lorsque le berbérisme se trouva affirmé par quelques intellectuels kabyles. Les efforts des missions chrétiennes, en particulier des Pères Blancs, avaient obtenu quelques résultats individuels. Dans le contexte du dahir berbère en 1930, de l’appel lancé par Chekib Arslan « l’œuvre du christianisation des Berbères par les missionnaires, protestants et catholiques », on crut à une menace sérieuse contre l’Islam.
Certaines associations dont les membres étaient en grande majorité Kabyles (Association des instituteurs d’origine indigène, Union catholique indigène, Ligue des citoyens français d’origine indigène) militèrent en faveur de la naturalisation, de l’assimilation non seulement politique (ce qui, jusqu’en 1942, était désiré par l’ensemble des intellectuels) mais morale et culturelle. L’évolution était conçue dans le cadre de la culture française et de la patrie française, avec une attitude indifférente voire hostile à l’égard de l’Islam[22]. La laïcité militante de l’école républicaine trouvait de nombreux adeptes parmi les instituteurs – la langue arabe était considérée comme une langue étrangère.
Le mouvement religieux réformiste ne niait pas le fait berbère, l’admettait avec sérénité, mais refusait de le voir utilisé pour dresser les Berbères contre l’Islam et l’arabisme. Dans son histoire de l’Afrique du Nord, Embarek El Mili[23] accorde une place importante aux Berbères, ne nie pas le caractère berbère du peuplement mais insiste sur son enrichissement grâce au courant culturel arabe et à l’Islam.
A la tête du mouvement réformiste il y avait de nombreux Kabyles, les rédacteurs du journal : Ach-Chihab faisaient souvent suivre leur nom de l’ethnique al-Zawawi (du pays kabyle). Le chef du réformisme musulman en Algérie, le cheikh Ibn Badis signait I-Badis al-sanhagi. Les Oulamas kabyles défendaient avec la même ardeur que les autres Oulamas, l’Islam, la langue arabe, et l’arabisme. La formule de Ben Badis « le peuple algérien est musulman et à l’arabisme le rattachent les liens du sang », le slogan « l’Islam est notre religion, l’arabe notre langue, et l’Algérie notre patrie » étaient proclamés partout, même par les Kabyles qui ignoraient la langue arabe.
Les Oulamas considéraient les activités berbéristes comme une manœuvre de division lancée par les milieux colonialistes. Tewfik al Madani[24] dénonça « ceux qui veulent faire servir l’histoire aux ambitions politiques de leur pays et prétendent que les Berbères sont d’origine germanique ou latine car ils n’ont d’autre but que de persuader les Berbères qu’étant de sang européen et appartenant à l’Europe et à sa civilisation ils doivent rentrer dans son sein ».
Le cheikh Ibn Badis[25] dans un article retentissant rappela : « Les fils de Ya’rub (les Arabes) et les fils de Mazigh (les Berbères) sont unis par l’Islam depuis plus de dix siècles. Et tout au tout au long de ces siècles, ils n’ont pas cessé d’être étroitement liés les uns aux autres, dans la mauvaise et la bonne fortune, dans les jours de joie et les jours d’épreuves, dans les temps heureux comme dans les temps difficiles de sorte qu’ils forment depuis les âges les plus reculés, un élément musulman algérien dont la mère est l’Algérie, et le père l’Islam.
Les fils de Ya’rub et ceux de Mazigh ont inscrit les marques (ayat) de leur union sur les pages de l’histoire avec le sang qu’ils ont versé, sur les champs d’honneur pour assurer la suprématie de la Parole de Dieu et avec l’encre qu’ils ont coulée au service de la science.
Après cela, quelle force est-elle capable de les séparer ? Ils ne se sont point divisés du temps qu’ils étaient les plus forts ; comment pourraient-ils alors que ce sont d’autres qu’eux qui détiennent le pouvoir ? Par Dieu, non. Et toute tentative pour les diviser ne fera que renforcer leur union et consolider leurs liens ». Sur le plan pratique les Oulamas firent de grands efforts pour lancer en pays kabyle comme dans le reste de l’Algérie des médersas, où les enfants soumis à la même pédagogie nationaliste faisaient les mêmes devoirs, étudiaient les mêmes thèmes sur al watan, l’Islam et l’arabisme, chantaient les mêmes nachids à la gloire d’une seule patrie algérienne.
Le parti nationalisme s’implanta solidement en Algérie à partir de 1936, l’Etoile Nord Africaine et à sa suite le PPA apparaissaient comme l’expression de tous les Algériens qui voulaient voir leur pays accéder à une vie nationale excluant par définition toute idée de particularisme. Les Kabyles avaient milité de bonne heure au sein du parti nationaliste de l’Etoile. Les liens noués dans l’émigration servirent à lancer le parti dans les montagnes kabyles où le maquis avait toujours été le refuge de ceux qui refusaient la domination étrangère et de ceux qui se mettaient hors la loi.
La clandestinité y trouvait un cadre propice, le parti nationaliste avait dans ces montagnes des hommes d’action prêt à appuyer toute action révolutionnaire et à prendre les armes. Aux travailleurs émigrés, s’étaient joints les couches populaires des villes et des campagnes algériennes, des commerçants, des petits fonctionnaires, quelques notables, et surtout les jeunes étudiants, sportifs, scouts.
Dans toutes ces catégories, les Kabyles figuraient en grand nombre. Leur expérience politique en France, leurs multiples déplacements, leur intégration dans la plupart des centres urbains algériens, leurs progrès dans l’école française leur permirent de dégager une élite qui prenait activement part à l’organisation, à l’édification et au combat du mouvement national.
Le monde kabyle se retrouvait partout présent, dans les villes, à Tizi Ouzou comme à Alger ou à Constantine, dans le nord comme dans le sud du pays, en Algérie comme dans les milieux de l’émigration. Il se sentait chez lui au milieu des autres Algériens. Sa présence dans tous les mouvements algériens, les médersas, les scouts, les étudiants, les Oulamas, le mouvement nationaliste ne laissait aucune possibilité à l’expression d’un particularisme berbère. Le monde kabyle, comme celui des autres régions s’identifiait avec l’Algérie.
Le mythe kabyle, le berbérisme, facteurs de division, d’aggravation du fossé entre les Arabes et les Kabyles, le berbérisme facteur d’une culture arabe dont il refusait la sève, repoussant la solidarité avec l’arabisme, voire même l’Islam n’avaient pas dépassé le cercle des doctrinaires de la colonisation et de quelques rares individualités.
La masse kabyle malgré la répression[26] ne suivait pas. Il faut cependant noter en1949 au sein du parti nationaliste une petite crise berbériste. De jeunes militants s’en prirent au caractère arabe et musulman du nationalisme affiché par le PPA, et voulurent répandre un certain nombre de thèses où était affirmée cette formule : à savoir que l’Algérie n’est ni arabe, ni berbère, l’Algérie est algérienne[27].
La crise fut très passagère et se termina par le départ de quelques militants. Le mouvement national avait, et avec l’assentiment de la grande masse de ses militants, un aspect culturel fondé sur des valeurs islamiques communes à toutes les populations d’Algérie, et un aspect politique basé sur l’unité de la patrie algérienne.
Dans le mouvement national, comme dans la réalité géographique et humaine du pays, les Kabyles ne formaient pas et ne forment pas une minorité.
Les milieux administratifs ne renonçaient pas au berbérisme. La manœuvre coloniale apparut à la veille de la guerre de libération[28], nettement et grossièrement dans le petit ouvrage de l’Houssine Mtougui, condensé de toute la thèse berbériste.
Le grand scandale pour l’auteur est que les Berbères « surtout dans les villes aiment assez qu’on les prennent pour des Arabes » « car les Berbères ont bien tort de s’incliner devant ce gobinisme oriental, car ce n’est pas en reniant ses origines qu’on se grandit, c’est en avouant, en les revendiquant et de leur rappeler qu’ils n’ont rien à gagner à se recommander de la civilisation arabe », car « l’arabe classique est une langue morte, la civilisation dite arabe c’est bel et bien une civilisation berbère, elle ne doit rien aux Arabes, la Berbérie n’a jamais été l’Orient, elle en est plus que jamais éloignée. » L’avenir c’est le continent européen, la Berbérie « est devenue l’intermédiaire indispensable entre l’Europe occidentale et le continent noir, elle se situe sur un axe nord-sud dont les événements font le plus apparaître la solidarité… L’Eurafrique, les Etats-Unis français d’Eurafrique l’avenir est là. »
Durant la guerre de libération, les Algériens d’origine kabyle comme les autres Algériens ont participé, dans des conditions déterminées par le degré de politisation, les conditions géographiques – plaines ou montagnes, villes ou villages, les circonstances locales, plus que par le caractère de l’ethnie berbère ou arabe. L’élément kabyle a fourni à la Révolution des chefs militaires, des chefs politiques, non pas en fonction de son caractère kabyle mais en fonction de sa participation à la lutte, comme ce fut le cas pour les autres Algériens.
Les militaires français ont été tentés de jouer sur le particularisme kabyle[29], en 1959, ils affirmaient encore[30] « les Kabyles se différencient nettement des Arabes par la langue, le droit, et certains traits de mentalité collective » et reprenaient la conclusion d’un élu : « la Kabylie au même titre que n’importe quelle région de France… a la ferme volonté de s’intégrer au peuple français. » A la veille du cessez-le-feu, la partition leur apparaissait encore comme une solution possible[31].
En tablant sur le particularisme kabyle, en attaquant le ciment religieux et culturel, la politique coloniale a scellé la cohésion arabo-berbère[32]. Dans le fait berbère, il n’y a place ni au particularisme religieux, sur le plan du dogme comme sur celui du droit malgré certaines coutumes, ni au particularisme politique, sur le plan national, les Kabyles étant partout en Algérie ne constituent pas une minorité[33] et n’en ont pas la mentalité.
Mahfoud Kaddache, « L’utilisation du fait berbère comme facteur politique dans l’Algérie coloniale », in. Actes du premier congrès international d’études des cultures méditerranéennes d’influence arabo-berbère, Alger, SNED, 1972, page 269-276.
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