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Pour une approche pluridimensionnelle de l'”objectivité scientifique” (Partie 2)

Concrètement, l’amplitude de la notion de ‘ilm (’ science ’) a été reconnue jusqu’à un certain degré en islam. Pour ce qui nous concerne, le zâhir, l’exotérique, a dû céder du terrain au bâtin, l’ésotérique, la science acquise (al-‘ilm al-kasbî) à la science ’innée’ (al-‘ilm al-wahbî), et la déduction cérébrale (al-istidlâl) au dévoilement spirituel (al-kashf). L’usage de ce dernier comme support dans la pratique de l’ijtihâd (effort d’interprétation de la Loi) a même été admis par certains milieux de oulémas : pour ces derniers, l’objectivité était également de nature supra-rationnelle. L’islam médiéval a donc pu respirer, notamment parce que le spirituel habitait – parfois ou souvent ? – le religieux . Certes, des réflexes de fermeture, de crispation sont apparus très tôt ; ils n’ont fait que se développer par la suite, générant une sclérose de la science islamique et de ses modes de transmission. Une modernité mal comprise a fait alors passer la spiritualité pour des superstitions. Mais c’est là une autre histoire.

L’enjeu est pourtant réel, car la spiritualité contribue, avec d’autres sciences telles que la philosophie, la psychologie, etc., à créer une culture religieuse ouverte et épanouie. Ainsi, certains soufis, conscients qu’il y a une seule vérité métaphysique qui investit mais dépasse en même temps les différentes formes religieuses, ont-ils prôné l’ ’ unité transcendante des religions ’ (wahdat al-adyân) et ont-ils pratiqué avant l’heure le dialogue interreligieux. La parabole suivante de Ghazâlî illustre bien notre propos. Des aveugles se trouvent un jour en présence d’un éléphant, animal dont ils n’ont aucune connaissance, même théorique. Chacun tente donc de le décrire, et se le représente suivant le membre qu’il a touché : pour l’un, qui a tâté une patte, l’éléphant ressemble à une colonne ; pour un autre, qui a tâté une des défenses, l’éléphant ressemble à un pieu, etc. Par cette parabole, Ghazâlî tend à montrer l’erreur qui consiste à enfermer l’universel dans des vues fragmentaires et, par suite, les déficiences de l’exclusivisme dogmatique. L’homme spirituel doit inscrire sa démarche dans une forme religieuse, mais, sous peine d’ostracisme, il ne doit pas considérer celle-ci comme la seule valable. A propos du ’relativisme culturel’ prôné par les anthropologues, nous avions évoqué le ’relativisme scientifique’ : le ’relativisme dogmatique’ s’impose maintenant à nous.

La perspective de l’ ’ unité transcendante des religions ’, il faut le souligner, est scientifiquement fondée, puisque la mystique comparée – qui est une science humaine comme une autre – nous enseigne qu’il y a des invariants, des expériences communes aux spirituels de toutes les religions. Cette ’objectivité scientifique’, je la constate d’une part en tant que chercheur, sur le terrain des sciences humaines, et j’y adhère intérieurement, d’autre part, en tant qu’individu engagé dans une voie spirituelle. Mes deux niveaux de participation au soufisme, le premier ’académique’, le second d’ordre privé, personnel ne sont donc nullement contradictoires à mes yeux, mais complémentaires. Il m’arrive rarement de peiner à dissocier ces deux niveaux, et de me poser la question, en présence d’un texte soufi : suis-je ici chercheur, ou suis-je adepte ? Le plus souvent, le discernement s’opère facilement, de façon automatique. C’est ce que j’ai pu éprouver, notamment lorsque j’ai travaillé sur le miracle en islam  : au sein même du soufisme, les prises de position sur ce phénomène sont très variées et nuancées, mais d’évidence, je ne pouvais adhérer à certains types de discours hagiographiques, qui ont manifestement pour fonction d’édifier le public.

Les deux démarches, académique et intérieure, offrent donc chacune leur part d’objectivité ; c’est pourquoi je les mets à contribution dans ma méthodologie : j’essaie ainsi, sur un sujet précis, de confronter doctrine spirituelle, histoire et anthropologie. La réalité n’est jamais unidimensionnelle, et si j’en passe sous silence un seul aspect, je la défigure dans sa totalité. Il s’agit là, bien sûr, d’un idéal vers lequel tend le chercheur. Dans ma thèse , par exemple, j’ai tenté de combler le hiatus existant entre les deux approches divergentes par lesquelles est habituellement traitée la mystique musulmane : l’une purement doctrinale ou métaphysique, l’autre sociologique ou anthropologique. Mon propos a été de mettre en regard les données historiques d’une période précise et les traits permanents de la spiritualité en islam, d’inscrire le soufisme dans le cadre de la culture islamique qui le supporte. Aucune doctrine n’est dépourvue de dimension historique. Il faut donc s’attacher à suivre le cheminement d’un thème d’une discipline islamique à une autre (théologie, mystique…), d’une école de soufisme à une autre ; à cet égard, l’étude du vocabulaire technique (istilâh), déjà évoqué, et des diverses acceptions qu’il a prises au fil du temps s’avère précieuse. A mon sens, tout historien des religions ou des idées doit activer un mouvement de balancier entre temporel et intemporel, histoire et métahistoire. J’espère ainsi échapper à cette ’ schizophrénie profonde et permanente ’ qui caractérise, selon Edgar Morin, les sciences de l’homme.

Déplaçons un petit peu notre angle de vision : nous avons célébré en 1998 le huit-centième anniversaire de la mort d’Averroès. Or, à ceux qui voudraient faire de lui un pur rationaliste luttant contre l’obscurantisme religieux, rappelons que, pour le savant andalou, il n’y a foncièrement aucune contradiction entre la religion et la philosophie  : la philosophie médiévale latine, avec sa théorie de la ’double vérité’ dont nous héritons encore, s’est lourdement fourvoyée dans son interprétation d’Averroès .

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Il m’importe uniquement ici, je le répète, de mettre en évidence cette interaction existant entre notre objet d’étude et nous-mêmes. Je préfère admettre mon implication dans ce que j’étudie puisque de toute façon, comme on l’a vu, cet objet d’étude m’implique. ’ La perturbation que l’ethnologue impose par sa présence à ce qu’il observe et qui le perturbe lui-même, loin d’être considérée comme un obstacle épistémologique qu’il conviendrait de neutraliser, est une source infiniment féconde de connaissance ’, affirme F. Laplantine . Par mon mode de participation intérieur à ma discipline, peut-être parviens-je à plus de proximité, d’intimité avec elle. Un collègue historien me disait récemment, sur un ton qui trahissait presque de la jalousie, avoir noté que les spécialistes du soufisme, musulmans ou non, sont davantage captivés, passionnés par leur terrain de recherche que les autres orientalistes. Je ne pense pas que cette remarque soit globalement pertinente, mais il est vrai qu’elle s’applique avec justesse aux grandes figures – aux ’grandes âmes’ – que furent Louis Massignon et Henry Corbin, par exemple. Ce dernier n’affirmait-il pas qu’ ’ il y a une polarité entre l’objet qui se montre et celui à qui il se montre ’ ? Dans le Cahier de l’Herne qui lui fut consacré, il donnait cet exemple : ’ […] on ne peut réussir un livre sur Platon qu’à la condition d’être platonicien au moins pendant qu’on écrit. C’est ce qu’ont beaucoup de peine à comprendre les historiens des religions comme tels ’ .

L’on voudra bien simplement retirer de mon plaidoyer que si je demande à l’islam d’être à la hauteur de son message, c’est-à-dire de faire vivre en lui plusieurs dimensions ou conceptions de la science, je peux en demander autant aux enseignants et chercheurs occidentaux : lorsque nous étudions le religieux, et l’islamique en particulier, sommes-nous sûrs de ne pas réduire l’ ’objectivité scientifique’ à notre seul entendement  ? Et, d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Il me paraît donc tout à fait fondé sur le plan épistémologique de reconnaître qu’il y a plusieurs types ou niveaux d’objectivité scientifique ou, pour reprendre un enseignement soufi, que l’objectivité scientifique est comparable à l’eau : suivant la couleur et la forme du récipient qui la reçoit, elle prend différentes apparences.

Mais il faut également conclure en proposant des perspectives concrètes : le débat évoqué en ces lignes s’inscrit dans un autre, plus ample mais quant au fond similaire, mené par les instances européennes. Sur ce point notamment, nous autres, intellectuels français, devrons élargir nos horizons. Dans une communication intitulée La dimension spirituelle de l’Europe – Ni ’ confessionnalisme ’, ni ’ laïcisme ’ : vers un autre modèle de relation entre le religieux et la société, Raimon Ribera, un des responsables européens à Bruxelles, déclare : ’ L’avenir de l’Europe pourrait être celui d’une Europe non confessionnelle, mais sensible à la dimension spirituelle. Une Europe intéressée à connaître les contributions de toutes les religions et de tous les religieux, de tous les chercheurs spirituels ’. Plus loin, il affirme encore : ’ Les sociétés doivent dialoguer avec le monde religieux, doivent se laisser interpeller par lui, confronter ses valeurs et ses structures avec les critères dérivés de la recherche spirituelle ’ . Tel est le propos de divers programmes européens, déjà sur pied ou à venir, le plus actif étant à ce jour Donner une âme à l’Europe.

Communication à un colloque de l’AFDA (Asociation Française des Arabisants), janvier 99, en cours de publication.

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