« Alors, droite ou gauche ? Ou… centre, peut-être ? Non, les extrêmes… hors de question. Mais quand même, Bové n’est pas trop mauvais et… Besancenot, il est charmant. Ben, moi, je préfère une femme, mais quand même, en islam une femme n’a pas le droit de diriger un Etat ! » Dis donc, chez les musulmans, ça discute en ce moment et, je dirai même plus, ça discutaille bien.
La question fatidique n’est jamais autant revenue dans la bouche de nos coreligionnaires de France et de Navarre : pour qui va-t-on voter ? Oh… soyons francs, dans la bouche de nombreux musulmans, la question posée est même plutôt celle du « pour qui DOIT-ON voter » ? Comme s’il existait une approche uniforme du vote en islam. Et les réponses apportées, quant à elles, sont souvent plus farfelues les unes que les autres, faisant appel à des argumentations théologico-juridiques qui font fi de toute l’histoire musulmane en matière de gouvernance et de gestion de l’Etat.
Pourtant, après quinze siècles, on ne peut pas nier la richesse des expériences politiques en terre d’islam, corollaires de la complexification grandissante des sociétés à l’échelle mondiale. Et bien apparemment, tirer des enseignements de l’histoire ne semble pas être l’apanage de beaucoup de diffuseurs de discours musulmans.
Ainsi, combien sont-ils justifiant un vote plutôt à gauche, ou à droite, ou encore au centre, en faisant appel à des exégèses d’attitudes du Prophète ou des premiers Califes dans le domaine de la gestion de la cité musulmane, comme si les problèmes et les défis de la société contemporaine pouvaient être résolus par une lecture figée et essentialisée du Coran et de l’histoire prophétique. Au-delà de la pauvreté intellectuelle du débat intra-communautaire relatif à la prochaine échéance électorale, la justification « islamique » du vote musulman pose au moins quatre questions.
La première réside dans l’argumentation puisée dans une lecture a-historique des sources scripturaires de l’islam. Une lecture a-historique, pour faire court, consiste à utiliser des versets coraniques ou des hadiths prophétiques sans les restituer dans le contexte de leur production, tout en leur donnant une portée normative absolue et non discutable, du style « Dieu di ceci dans le Coran – ou bien le Prophète dit cela dans un hadith, donc on doit l’interpréter de telle façon sans chercher plus loin ».
Cette attitude a été récurrente dans le domaine du culte au cours des dernières décennies, et elle contamine aujourd’hui l’espace musulman francophone dans le domaine de la citoyenneté politique et des rapports sociaux, sur fond d’expérience politique nouvelle chez les muslims branchés, pas forcément tous très pratiquants d’ailleurs.
Au final, on « choisit » un texte et on lui donne une portée normative complètement exacerbée et détournée de son objet initial qui relève, la plupart du temps, du domaine éthique. C’est pour cela que l’on entend ici et là des discours affirmant que les musulmans ne peuvent pas être extrémistes tout simplement parce que l’islam interdit l’extrémisme, ou bien que l’islam, religion du juste milieu, serait plus proche des idées centristes, et j’en passe. C’est simple, concis, et cruellement simpliste.
Bien des diffuseurs du discours islamique peinent à comprendre que le texte religieux offre avant tout une option pour l’au-delà à travers une conception du divin et de la relation que l’homme doit entretenir avec Lui. Cette relation possède un cadre normatif, suffisamment restreint et souple, pour permettre au musulman de développer une éthique de vie se traduisant par une liberté de choix quant à l’organisation de la vie sociale.
D’ailleurs, à ce propos, une lecture détaillée des débats consécutifs au développement des territoires musulmans à l’époque des premiers califes indique bien que les choix des responsables politiques, je pense notamment à Umar ibn al Khattab, ont donné lieu à de nombreuses divergences d’interprétation non pas tant au sujet de leur caractère « islamique » que de leur impact sur les conditions de vie des gens.
La préoccupation était ici avant tout sociale et relative à l’intérêt général, découlant d’une idée de responsabilité du croyant devant Dieu, pour tous les hommes et non pas uniquement pour sa petite chapelle.
La seconde question, dérivant directement de la précédente, est autrement plus problématique car elle concerne le fait d’inclure les choix politiques dans l’identité religieuse. Et oui, si l’on en croit certains prédicateurs et autres leaders associatifs musulmans, un bon musulman ne peut être que de gauche, euh… excusez-moi, de droite républicaine ou, … je ne sais plus, ça ne serait pas plutôt du centre ? Et voilà encore une fois les luttes intestines qui pointent, sur fond de « halalisation » du vote.
Tout cela me rappelle les écrits d’un Khalid Mohamed Khalid, auteur du célèbre ouvrage Rijâl haoula ar-rasoûl (Des hommes autour de l’Envoyé) qui, il y a quelques décennies, avait rédigé les biographies des compagnons de façon très suggestive, laissant supposer que l’islam, dans sa nature même, avait préparé l’avènement du socialisme. D’autres nous dirons que l’islam, dans son essence, prône le libéralisme en matière économique, et donc tout musulman pris en charge par l’Etat ne serait qu’un parasite à remettre sur la voie du travail. Dérive contre dérive… Aujourd’hui, on trouve par exemple ce type de dérive dans le discours de certains musulmans engagés dans l’action alter-mondialiste, qui peinent à concevoir qu’un musulman digne de ce nom puisse faire des choix situés sur l’autre versant de l’échiquier politique.
Ou, à l’opposé, chez d’autres musulmans situés plutôt à droite, qui n’hésitent pas à fustiger leurs amis Rmistes en les qualifiant de fainéants qui devront rembourser leur dette devant Dieu pour avoir bénéficié d’une aide non méritée, car ils avaient la capacité d’aller chercher du travail pour subvenir à leurs besoins. CQFD, la boucle est bouclée, et Dieu devient le champion du socialisme ou du libéralisme. Encore une fois, justifier un vote ou une sensibilité politique par un argument religieux ne peut pas être fondé, sinon cela reviendrait à affirmer que tout musulman devrait opter pour le même choix que ses coreligionnaires, alors qu’il existe aujourd’hui des musulmans de toutes sensibilités politiques, extrêmes comprises.
Et cela est d’ailleurs tout à fait naturel, car l’inscription dans une sensibilité politique relève de critères qui transcendent largement l’appartenance religieuse. Mais rien n’y fait, les musulmans discutaillent comme si le fidèle de l’islam n’était mus que par des considérations religieuses, et ce leurre est entretenu auprès de certains politiques, lesquels se disent que, finalement, si on donne quelques cacahuètes à ces musulmans, peut-être voteront-ils pour nous. La surprise sera au rendez-vous à l’issue de l’élection présidentielle, au grand dam de ces politiques et des ces leaders musulmans.
Cela m’amène à poser une troisième question, plus globale, concernant la façon dont les citoyens musulmans de ce pays peuvent se mobiliser pour relever les défis politiques, économiques, sociaux, écologiques, religieux, et j’en passe… de la société contemporaine. Vont-ils le faire en tant que citoyens, en créant des dynamiques de réflexion et d’action sur la base de compétences dans tous les champs de la recherche et professionnels ? Ou bien vont-ils demeurer dans une lecture essentialiste et totalisante de leurs références religieuses, en proposant des solutions centrées uniquement sur la revendication religieuse ?
Ici, nous touchons à l’une des grandes contradictions du discours des leaders musulmans, comme cela a pu être constaté lors du dernier rassemblement des musulmans de France organisé par l’UOIF, au cours de l’allocution de son vice-président, intitulée « Les musulmans de France et les élections présidentielles, quel(s) choix ? ». Eu égard à son honorable personne, il est étonnant que celui-ci n’ai pas développé l’idée qu’il existe une éthique du musulman concernant les valeurs fortes qui peuvent animer son action dans la société, en se posant comme force de proposition.
Bien au contraire, en démarrant sur l’idée que les musulmans ne représentent pas un bloc monolithique, il s’est immédiatement affiché comme le porte-parole des musulmans en dressant une liste de critères normatifs religieux justifiant les choix politiques du musulman, critères au demeurant très discutables, en centrant une bonne partie de son argumentation sur des revendications religieuses très spécifiques.
Cela laisse encore une fois supposer que le musulman n’est animé que par des motivations religieuses ou communautaires, ce qui correspond peut être à une frange des minoritaire de ce groupe confessionnel, à savoir le noyau dur des pratiquants, mais qui ne reflète pas la réalité plurielle de l’islam hexagonal. Ce type de discours, qui n’est pas circonscris bien entendu à l’UOIF, n’est que l’illustration d’une situation risquant de conduire les leaders associatifs musulmans dans l’impasse à moyen terme : en effet, à l’inverse des groupes confessionnels qui, sur les grands thèmes de société, mobilisent une parole publique de leurs experts et spécialistes en sciences politiques, économiques et humaines, les institutions musulmanes peinent à établir des ponts avec ces univers et se contentent d’un discours idéologique à la limite du simplisme.
La conclusion n’est autre que le décalage grandissant entre un discours « religieux » dominé par une vision essentialiste de l’islam centrée sur la revendication identitaire et incapable de se positionner sur les grands enjeux de société, et l’investissement politique de nombreux musulmans (très visible aujourd’hui) dans les différents partis politiques français, qui n’attendent pas, bien heureusement, de recevoir l’intronisation des leaders religieux pour apporter leur contribution à la société.
Ce point relatif à la contribution des musulmans me conduit à mon quatrième questionnement, qui est le suivant : les musulmans doivent-ils privilégier le candidat qui offre les réponses les plus réalistes face aux problèmes de la société, ou bien celui qui accède le plus facilement aux revendications à caractère religieux ? A priori, les croyants seraient plutôt tentés d’opter pour le second profil de candidat, ce qui est un leurre aussi bien dans la représentation de l’adhésion religieuse que pour l’esprit de l’engagement citoyen.
En effet, croire par exemple qu’un candidat serait plus proche des idées des citoyens musulmans parce qu’il ne serait pas contre le port du voile relève, encore une fois, d’une approche simpliste de la politique. Dans une société démocratique comme la nôtre, chaque sensibilité politique aborde la liberté de religion en fonction de sa propre histoire, et son action s’ancre dans une conception plus générale de la notion de liberté qui peut ne pas entrer du tout en cohésion avec la sensibilité de certains musulmans sur des aspects de la vie sociale.
De ce point de vue, l’engagement d’un citoyen musulman ne consiste pas tant à choisir le représentant politique s’affichant ouvertement comme croyant, ou promettant d’accéder à des revendications portées par des groupes de croyants, que celui qui offre le programme politique le plus cohérent au regard de l’intérêt de la société dans son ensemble. En effet, quel intérêt y a-t-il à bénéficier d’une visibilité religieuse accrue si, d’un autre côté, la société vacille sous le coup de privations de libertés autrement plus fondamentales comme les garanties en matière d’éducation, de santé, d’emploi, de logement, etc. ?
Il convient donc de cesser de gloser sur les critères « islamiques » du choix du meilleur candidat ou du moins pire, ou encore de spéculer sur le poids très peu probable d’un vote musulman au sens d’une mobilisation communautaire univoque. Par contre, il existe bien un vote de musulmans, qui ont des sensibilités politiques plurielles, et qui doivent être respectés avant tout en leur qualité de citoyens.
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