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Pensée de Malek Bennabi: ” Islah algérien et Nahda “

Bennabi a conclu dès 1936 à l’échec de l’islah algérien parce qu’il lui avait manqué une vision claire et une doctrine précise de l’action à mener. Les Oulamas n’avaient pas compris qu’il ne suffisait pas de prêcher l’islam dans une langue lyrique, avec « force citations coraniques et d’émouvantes évocations de la civilisation musulmane », mais qu’il s’agissait d’engager une action de transformation psychologique et culturelle qui aurait généré un homme de civilisation. L’idée islahiste était certes juste, mais fallait-il encore qu’elle ne se laissât pas circonscrire par la boulitique qui falsifia le sens du combat à mener pour libérer les Algériens de la colonisabilité et l’Algérie du colonialisme.

Pour Bennabi, « 1936 » représente dans l’histoire de l’Algérie une sorte de Siffin. Cette date marque pour lui la cassure de l’élan spirituel qui portait la renaissance nationale. Celle-ci va prendre désormais le chemin de la revendication des «droits », alors qu’auparavant elle créait la « tension » nécessaire à l’action et inculquait aux Algériens le sens du devoir. Ben Djelloul incarnait ces années-là l’ « idole » et Messali, après lui, le « zaïm ». En se déversant dans le courant du mouvement national au lieu de l’inspirer, de le guider moralement, l’action des Oulamas s’est trouvée enfermée dans le jeu des revendications politiciennes jusqu’en 1954, année où le déclenchement de la lutte armée pour bouter le colonislisme dehors allait faire table rase du mouvement national dans toute sa diversité. 

Bennabi parle de la période 1925-1936 comme d’un âge d’or et écrit dans « Les conditions de la renaissance » (1949) : « Le miracle s’opérait quand survint l’année funeste de 1936. La transformation, la renaissance s’arrêtèrent net et s’évanouirent dans le mirage politique. On ne parla plus de nos « devoirs » mais de nos « droits », on ne pensa plus que le problème n’était pas essentiellement dans nos besoins, plus ou moins légitimes, mais dans nos habitudes, dans nos pensées, dans nos actes, dans notre optique sociale, dans notre esthétique, dans notre éthique, dans toutes ces déchéances qui frappent un peuple qui dort. Au lieu de demeurer le chantier de nos humbles et efficaces efforts de redressement, au lieu de demeurer l’espace de nos devoirs rédempteurs, l’Algérie devint à partir de 1936 le forum, la foire politique où chaque guéridon de café maure devint une tribune… Le virus politique a succédé au virus maraboutique, le peuple qui voulait des amulettes et de saintes barakas, veut à présent des bulletins de vote et des sièges. Il veut ceci dans le même esprit qu’il voulait cela, avec le même fanatisme, sans le moindre sens critique, sans le moindre effort de transformation de son âme et de son milieu. Le peuple qui a cru à l’avion vert d’un élu, croit aujourd’hui au coup de bâton magique qui le transforme en peuple majeur avec son ignorance, ses lacunes de toutes sortes, ses insuffisances et sa suffisance. Il y a quelques mois, dans une manifestation estudiantine, un jeune intellectuel algérien s’époumonait à crier, cependant que certains l’applaudissaient : « Nous voulons nos droits même avec notre crasse et notre ignorance ! »… Dès lors, avec une pareille mentalité, c’était la marche en arrière, le retour à la nuit, la dispersion des efforts … » 

Aux antipodes de cette mentalité, Bennabi cite Ghandi qui disait à ses compatriotes : « Tant qu’un passant dans une rue de Bombay ou Calcutta risque de recevoir d’une fenêtre un crachat sur la tête, l’Inde ne mérite pas l’indépendance ». Il précise sa pensée dans « Vocation de l’islam » (1954) : « Il ne s’agit pas d’apprendre à un peuple des mots et des slogans, mais des méthodes et des techniques. Il ne s’agit pas de lui chanter la « liberté », il connaît la chanson. Il ne s’agit pas de lui dire et redire qu’il a des droits, il le sait. On n’a pas à lui enseigner les vertus de l’union sacrée, son instinct grégaire les lui a apprises. En un mot, il ne s’agit pas de lui « révéler » ce qu’il sait déjà, mais de lui donner la méthode efficace pour actualiser ses dons et ses connaissances dans une forme sociale concrète. Plus exactement, il ne s’agit pas de lui parler de ses droits et de sa liberté, mais de lui préciser les moyens de les acquérir, moyens qui ne peuvent être que l’expression de ses devoirs. Pour la société post-almohadienne, il s’agirait donc moins de revendiquer des droits que d’utiliser techniquement l’homme, le sol et le temps pour produire la synthèse sociale qui engendre automatiquement le droit… Faire une politique, c’est en effet préparer les conditions psychologiques et matérielles de l’histoire, c’est préparer l’homme à faire l’histoire. L’individu post-almohadien fera de la politique quand il cessera d’être l’amibe qui attend une proie problématique. Il cessera d’être une créature déshéritée en proie à tous les attentats du colonialisme quand il parlera un peu moins de ses droits et un peu plus de ses devoirs, un peu moins de la charte de l’Atlantique et un peu plus de ses ressources. Il cessera d’être une proie facile quand il aura rectifié ses manières de penser et d’agir selon une logique pragmatique de l’action et une logique cartésienne de la pensée, quand il se sera débarrassé des mythes qui inhibent son activité et limitent son efficacité ». 

Ce qui se passait avec l’islah en Algérie, se passait avec la Nahda dans l’ensemble du monde musulman dont participe l’Algérie qui n’est souvent d’ailleurs qu’un terrain d’application ou d’expérimentation des idées apparaissant en Orient. Or Bennabi en avait esquissé un tableau extrêmement réaliste, pour ne pas dire passé au scanner, et écrit en 1970 dans une nouvelle préface à « Vocation de l’islam » après avoir rappelé que le livre avait été composé au lendemain des événements de Palestine (Proclamation de l’Etat d’Israël) : « Je l’avais rédigé pour tirer la leçon de ces événements d’une part, et pour faire d’autre part en une circonstance particulièrement cruciale le bilan des idées qui animaient le monde musulman et l’avaient conduit à la crise du moment… C’était surtout un bilan de carence… Un quart de siècle après, le problème du monde musulman demeure entier, tel qu’il se posait
en 1948… Aujourd’hui donc l’ouvrage fournit un moyen, si imparfait soit-il, de mesurer l’évolution musulmane pendant un quart de siècle. Que pourrait-on dire de nos jours ?… Les allures ont certainement plus ou moins changé, le fond est resté le même. La colonisabilité n’a pas changé, elle a seulement changé de toilette. Regardez-la la coquette ! se mirer dans le miroir de ces indépendances au rabais pour passer au bras de son vieux compagnon, le colonialisme, devenu son chevalier servant dans ces salons décorés en bureaux d’études de sa pseudo-technocratie. Et regardez-le, lui, comme il sait faire le vieux coquin du compliment à la vieille moukère sur ses bigoudis d’emprunt, sur l’éclat incomparable de son râtelier et la splendeur de sa poitrine fanée… L’ « homme malade » musulman eut d’abord à son chevet le maraboutisme qui ne pouvait ni le guérir, ni l’achever. Le kémalisme, le baâthisme charlatan, n’ont rien modifié à la situation ; ils l’ont plutôt compliquée davantage. Quant au salafisme et au wahhabisme, ils n’ont laissé que de pitoyables souvenirs dans une décomposition générale ».

On peut imaginer ce qu’il lui en a coûté d’écrire ces lignes, lui qui, dans sa jeunesse, avait vu dans le salafisme et le wahhabisme la promesse d’un nouveau « cycle de civilisation ». Il poursuit dans le même texte : « Le monde musulman a déjà subi les secousses de 1948 et de juin 1967. La troisième l’engloutira certainement si les musulmans n’anticipent pas les évènements tragiques de ce temps et se contentent seulement de les suivre à petits pas. Les temps ne sont plus où les sociétés pouvaient vivre en attendant de rencontrer un jour, au hasard de la route, leur vocation historique. Aujourd’hui, dès les premiers pas on doit savoir vers quel but lointain on est parti ». 

Du point de vue des islahistes, la Nahda visait la restauration de valeurs morales et culturelles dont l’effet serait le rétablissement de la grandeur passée. Du point de vue des modernistes, elle visait une modernisation à l’occidentale qui, seule, donnerait aux pays arabo-musulmans une nouvelle grandeur. Il n’a jamais existé de Nahda générale, en fait, mais des expressions locales et partielles, des nationalismes et des mouvements de libération. En Turquie et en Iran par exemple, on voulait, aussi bien du côté des religieux que des laïcs, une renaissance nationale. La Nahda, version réformiste, a échoué parce qu’elle s’est présentée sous la forme d’un rêve et non d’un processus d’actions concrètes. Intellectuellement, elle n’a pas touché en profondeur les mentalités, ni dérangé les vieux tabous. C’était un discours, une poésie. Au plan politique elle était un vœu pieux, un appel à la recomposition de la « Oumma », sans intention de mettre en œuvre des initiatives de rapprochement ou des synergies de développement, sans définir des critères de convergence et sans harmoniser les législations, c’est-à-dire sans adopter une approche pragmatique comme le fera plus tard l’Europe. 

La Nahda a commencé comme une réaction à une frustration, à un ressentiment, et non comme une prise de conscience de la nécessité de changer réellement avec tout ce que cela implique. Elle n’était pas une remise en cause de soi, des idées ambiantes, des modes opératoires. Son capital de départ était constitué pour l’essentiel d’orgueil et d’un puissant désir de revanche sur l’Occident. De toute façon, le blocage de l’ijtihad à partir du XI° siècle avait démobilisé les esprits et placé les musulmans dans une situation psychologique et intellectuelle où ils ne recherchaient plus rien : ni riposte à des défis, ni nouvelles techniques pour accroître les rendements dans les divers domaines d’activité, ni changement des habitudes de vie… La résignation à entretenir des traditions dévitalisées et la capitulation devant les progrès des autres avaient déjà fait le lit de la colonisabilité et du colonialisme. Elles entretiennent maintenant la stagnation, le charlatanisme et le terrorisme.

Dès ses premières formulations au temps d’Ibn Taimiya, puis à partir du XVIII° siècle, la thématique de l’Islah puis de la Nahda, a voulu poser des problèmes concrets : la libération de l’occupation étrangère et l’introduction de formes de vie modernes dans les pays musulmans. Le premier but a été atteint avec plus ou moins de bonheur. Quant au second, on se rendait compte au moment de passer aux actes que les formes de vie modernes souhaitées dans certains domaines impliquaient des remises en cause auxquelles nul n’était prêt à se résoudre. Une équivoque avait pesé dès le départ sur le terme lui-même : Nahda signifie « réveil », et non re-naissance, choix révélateur d’une attitude candide devant la gravité des problèmes et ne mesurant pas ce qui est vraiment en jeu: la naissance de quelque chose de neuf, et non le recyclage de ce qui est mort. C’est pourquoi la Nahda n’a pas généré de renouveau social, économique ou politique, et qu’elle s’est cantonnée en gros à la morale et à la littérature. 

Le mouvement de renaissance dans les pays musulmans a certes été contrecarré par les stratégies de colonisation de la France, de l’Angleterre et de la Russie tsariste puis communiste (chute de l’Empire ottoman, occupation des pays arabes et musulmans, apparition du mouvement sioniste…), mais même après le mouvement des indépendances il n’a pas réussi à développer les pays arabo-musulmans. Il n’a réussi ni dans son expression laïque (non seulement le baathisme n’a pas réuni l’Irak et la Syrie qui se sont réclamés de lui, mais il les a dressés l’un contre l’autre), ni dans sa version religieuse puisque le panislamisme n’a débouché sur aucune dynamique d’intégration des pays musulmans. 

Quel bilan peut être fait du mouvement de Nahda qui a mobilisé tant d’énergies intellectuelles et politiques pendant près de deux siècles ? En fait, il n’y a plus que les mouvements islamistes pour parler de Nahda, d’Islah ou de « sahwa ». Le mot a été abandonné à l’avènement des indépendances parce qu’il ne recoupait plus les aspirations des nouvelles nations qui se rendaient compte qu’elles n’entretenaient pas une même vision de leurs intérêts. 

Aujourd’hui, il y a une claire conscience qu’il n’existe pas de prototype musulman, que les adeptes de l’islam ne sont pas semblables, que les sunnites et les chiites ne renonceront jamais à leurs croyances particulières, que
les uns et les autres travaillent séparément, parfois les uns contre les autres, à faire valoir leurs intérêts nationaux, ethniques ou sectaires, à protéger leurs frontières et à élargir leurs zones d’influence… Les ethnies, les langues, les habitudes de vie, les modes de pensée, les intérêts stratégiques des pays musulmans varient et nul ne semble disposé, au nom d’une mythique « Oumma », à y renoncer.
Des haines durables les ont éloignés les uns des autres par le passé, ils se sont fait la guerre de multiples fois (Turcs contre Persans, Arabes contre Turcs, Arabes contre Persans, Algérie contre Maroc, Pakistan contre Bangladesh, Libye contre Egypte, coalition arabo-américaine contre Irak en 1991, coalition arabo-saoudienne contre Yémen…). La plupart d’entre eux sont obsédés par la préservation de leur cohésion nationale (Irak, Syrie, Turquie, Iran, Soudan…) menacée par la résurgence de l’ethnicisme, du sectarisme (chiites, sunnites…) ou du confessionnalisme (Liban, Soudan, Egypte…). Quand deux nations musulmanes s’affrontent, ce n’est bien sûr pas l’islam qui combat l’islam, mais des ethnies et des intérêts d’Etat qui se disputent.

Les initiatives et les velléités de modernisation apparues depuis le XVIII° siècle furent le fait des gouvernements et ne visaient que l’Etat et ses expressions : l’armée, l’administration, la diplomatie, les grandes écoles… La société n’était pas impliquée dans leur mise en œuvre et n’en bénéficiait que peu. Ces réformes restèrent par conséquent des entreprises d’entassement de « choses » qui n’empêchèrent pas les pays arabo-musulmans d’être envahis et occupés par les puissances coloniales. 

Dans le monde musulman, on loue les exemples japonais et chinois, et on cherche à s’inspirer de leur expérience. On croit que l’explication de leur réussite réside dans les politiques suivies, alors qu’elle se trouve dans la culture, dans la psychologie, dans le monde des idées, dans l’organisation sociale des Japonais et des Chinois. En fait, ce ne sont pas les anciennes civilisations japonaise ou chinoise qui ont ressuscité, mais les Japonais et les Chinois qui sont réapparus sous de nouveaux visages et se sont harmonieusement insérés dans des schémas d’organisation qui leur étaient au départ étrangers. Les pays asiatiques ont pour la plupart réussi leur développement économique et social, mais pas les pays musulmans (à l’exception peut-être de la Malaisie, de la Turquie et de l’Indonésie) malgré les fabuleuses richesses minières et agricoles qu’ils recèlent. Le phénomène « développement » n’a pas trouvé dans l’esprit de ces sociétés l’espace et l’intensité nécessaires. C’est que, d’après Bennabi, « le pouvoir de conditionnement d’une idée n’est pas le même dans deux sociétés aux origines culturelles différentes». 

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Au lieu de susciter une dynamique sociale, les efforts entrepris par la Nahda et l’Islah n’ont donné dans ces pays que de l’entassement, du choséisme, un développement entropique, car les gens ne vivent pas la dimension économique comme une directive sacrée. L’idée de développement ne peut dès lors produire en eux la tension nécessaire. N’agissant pas à une large échelle sur eux, elle ne pouvait constituer un pouvoir d’intégration. Ne recoupant pas leur notion religieuse, leur perception métaphysique, elle ne peut exercer sur eux de pouvoir d’orientation. Une société issue d’une culture qui privilégie l’au-delà et qui compte sur Dieu pour tout, ne peut se retrouver dans un modèle issu d’une philosophie extravertie tournée vers le monde des objectifs et des réalisations historiques. 

Une psychologie religieuse issue du « taqlid » (imitation des anciens) ne peut aboutir qu’au renoncement ici-bas pour un plus grand profit dans l’au-delà. Elle est plus intéressée par la Résurrection que par la Renaissance, par la Parousie que par la Palingénésie. Si la Renaissance européenne a été un retour à l’Antiquité, aux lumières de la rationalité, avant de prendre les formes de la révolution intellectuelle et des conquêtes technologiques les plus spectaculaires, celle du monde musulman était un retour à la théologie et à la théocratie. Le combat entre la tradition et la modernité ne s’est pas soldé par la victoire d’un camp sur l’autre, mais par un « ni vainqueur, ni vaincu ». La Nahda et l’Islah ont échoué politiquement parce qu’ils n’était intéressés que par la libération, et intellectuellement parce qu’ils n’étaient pas intéressés par l’émancipation de la pensée. Pour les Arabes, elle signifiait la sortie de l’Empire ottoman et la restauration de systèmes politiques despotiques. 

Si l’on voulait traduire dans le langage de la biologie l’échec de la renaissance en pays d’islam on peut, avec le biologiste américain Jonas Salk, parler de « non-stimulation de cultures ou systèmes conduisant à un échec du développement des possibilités somatiques exprimant le potentiel génétique ». La faculté d’adaptation d’un organisme vivant résulte de sa capacité à vivre et à évoluer avec les changements qui affectent son environnement. L’évolution biologique et l’évolution sociale et culturelle de l’homme sont soumises à de mêmes règles. Ces règles, selon qu’elles soient observées ou non, déterminent des processus évolutifs ou régressifs. Jonas salk a noté que « l’ordre observé dans la nature existe aussi dans les processus biologiques… L’évolution se passe, aussi bien biologiquement que métabiologiquement, à travers une série de mécanismes impliquant une « mutation ». La « mutation » implique l’apparition spontanée d’une nouvelle information… Dans le domaine métabiologique, de nouvelles perceptions apparaissent de temps en temps qui ont des effets analogues à ceux d’une nouvelle information biologique transmissible de génération en génération par des moyens culturels… »[1]. On peut inférer de cela que le « potentiel évolutionnaire » des musulmans a été gelé par ceux qui, détenant l’autorité religieuse, c’est-à-dire les leviers de commande du psychisme musulman, lui ont interdit tout développement vers des formes nouvelles et complexes. Or, il n’y a de survie que grâce à ce potentiel. Peut-on imaginer le programme génétique d’une e
spèce décidant de lui-même de donner un ordre stoppant la recherche de l’évolution vers des formes nouvelles ? C’est ce qui s’est pourtant produit dans le monde musulman au tournant du XI° siècle. 

Tel qu’il se présente aujourd’hui au regard des autres civilisations, l’organisme musulman ne semble plus programmé pour évoluer. Il aurait atteint son stade achevé dès la période médinoise. La culture musulmane ne s’est pas ouverte aux autres systèmes de pensée, elle ne s’est pas penchée sur l’étude de leurs philosophies, elle n’a pas analysé la renaissance occidentale, chinoise, japonaise ou hindoue, elle ne s’est pas intéressée aux apports des nouvelles sciences : astrophysique, biologie, génie génétique, nouvelles technologies de l’information… Elle regarde celles-ci de loin, se sentant à peine concernée par leurs investigations et leurs conquêtes. Les sciences dites profanes sont ignorées, voire méprisées, seul le « ilm » (savoir théologique) redondant et devenu presque inutile, l’émeut et l’enthousiasme. La peur de la « bidaâ » (innovation religieuse) écarte les oulamas de tout débat, de tout questionnement, de toute inquiétude : « Il sont parfaits, parfaits comme la mort et comme le néant », écrit Bennabi.

Dans leur situation de sous-développement et de faiblesse, les musulmans trouvent quand même un titre à faire valoir aux yeux des autres : posséder la vérité, être dans le vrai, représenter la religion « élue ». En fait, cet argument ne vaut qu’à leurs yeux. Aux yeux des autres, ils passent de plus en plus pour ce qu’il y a de pire. Mentalement, ils vivent dans un « enclos », en vase clos, dans une réserve, loin des préoccupations de l’heure. L’ancien étant vrai et parfait, pourquoi chercher du nouveau, jugé comme une dégradation, une profanation du passé ? Dieu pourvoit aux besoins, Dieu guide l’humanité, Dieu est derrière chaque évènement… Pensée passive, démissionnaire, irresponsable… 

Chaque fois que dans tel ou tel pays musulman des esprits lucides et courageux ont tenté une incursion dans la formulation d’idées nouvelles, ils se sont aussitôt vu opposer des réactions violentes et des procès en mécréance. Des exemples peuvent être cités tout au long du siècle dernier comme ceux de Ali Abderrazik, Abderrahman al-Kawakibi ou Mohamed Abdou qui put difficilement passer quelques « fetwas » (consultations juridiques) sur le prêt bancaire, le vêtement européen et la viande « halal ». La remarque de Ferdinand Lot prend dès lors toute sa signification : « C’est une tâche surhumaine d’adapter une société musulmane à la vie moderne. Ici, la religion ne se laisse pas réduire à la portion congrue. Il est vain de chercher à la mettre à sa place, car sa place est partout et nulle part »[2].

Les musulmans ne profitent pas de leurs échecs, de leurs crises. Ils attendent que leurs effets s’estompent, sans rien changer à leur conception des choses. Ils comptent sur l’oubli avant d’être de nouveau confrontés à une autre débâcle humiliante. Ils vocifèrent, prennent les armes pour certains, mais la mécanique mentale et sociale n’accepte aucun changement radical dans son fonctionnement. On s’en remet à Dieu pour être vengé dans l’autre monde. Il s’agit d’ici-là de patienter, d’où la valeur du « sabr » (patience), qualité cardinale chez le croyant. Echecs militaires, échecs économiques, échecs politiques, échec des indépendances, échec de la modernisation, rien ne les émeut ni ne les perturbe. Le grade militaire de « maréchal » n’existe pas en Israël qui a gagné toutes les guerres, mais chez les Arabes qui les ont toutes perdues. Les musulmans ne sont en quête de rien du tout, ils attendent le jugement dernier pour être reconnus innocents, vainqueurs, gagnants du procès commencé ici-bas. Finalement, il faut bien se dire que la seule renaissance à laquelle ils croient est celle dans l’Au-delà. 

Quoiqu’il en soit, le monde musulman a indiscutablement raté sa renaissance, son Islah et sa Nahda n’ayant été au total qu’une débauche de discours stériles et d’écrits futiles : « Un siècle pour rien »[3] ont écrit trois intellectuels dans un livre collectif auquel ils ont donné ce titre. Nous sommes tentés de dire : un millénaire pour rien !
N.B
[1] Jonas Salk : « Métaphores biologiques », Ed. Calman-Lévy, 1975.

[2] F.Lot : « La fin du monde antique et le début du Moyen-Age ».

[3] Jean Lacouture, Ghassan Tuény et Gérard Khoury : « Un siècle pour rien », Ed. Albin Michel, Paris 2002.
 

Source: Le Soir d'Algérie, publié sur Oumma.com avec l'autorisation de l'auteur 

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