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Pauvres stars de l’info

Il y a quelques semaines, j’ai reçu un courriel de mon ami Si Fidou. Dans ce message expédié d’un cybercafé d’Alger, il m’a fait part de son dégoût face à la multiplication des voitures de luxe « qui se baladent dans les rues de la capitale, pilotées par des bac moins 12 ou par des beggaras », ces « vachers » qui ont plus que profité de la « bazarisation  » de l’économie algérienne et qui rient aux éclats en apprenant que des cadres de la nation comme lui paient des impôts tandis qu’eux y échappent.

Le souvenir de ce courrier électronique me revient alors que j’essaie d’analyser les conséquences de la lame de fond électorale qui vient de secouer le bateau France, trois ans à peine après l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle d’avril 2002. Comme nombre d’Algériens qui appartiennent à la génération post-indépendance, Si Fidou est révolté par la confusion des genres qui règne en Algérie, sans oublier l’effritement de valeurs telles que l’honnêteté, la fidélité à la parole donnée et le respect dû au savoir. Sa colère est en phase avec ce que ressentent nombre d’élites algériennes et son discours sur l’arrivisme et la course effrénée au dinar et à l’euro se retrouve souvent dans les chroniques et les écrits de mes confrères algérois ou oranais.

C’est ce que j’explique à mes collègues parisiens qui ont appelé à voter oui lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen. Je leur dit que la presse algérienne a peut-être beaucoup de défauts, qu’elle a parfois adopté des positions outrancières durant les années 1990, mais une chose est certaine : elle ne s’est jamais coupée ni moquée de la peur des Algériens face à l’avenir et aux bouleversements que la fin annoncée de l’Etat-providence leur promet. Nos journalistes, même les plus renommés, ont encore un lien fort avec la société, y compris ses couches les plus défavorisées. Et c’est tant mieux. Tel n’est pas le cas des grandes signatures parisiennes, dont la lucidité a été emportée par les volutes des cigares fumés dans les grands restaurants de la rive gauche ou dans les antichambres des cabinets ministériels, voire dans les salons privés des grands groupes du CAC 40. Alors que j’écris ces lignes, j’en suis encore à essayer de calmer mon indignation après la lecture de l’éditorial du quotidien Libération publié au lendemain du triomphe du non. Signé par l’inamovible Serge July, ce papier symbolise à mes yeux l’égarement de l’intelligentsia de gauche, pour qui la démocratie ne semble avoir désormais de fondement que lorsqu’elle garantit la victoire électorale. Les 55% de suffrages recueillis par le non ? Un « chef d’oeuvre masochiste », la majorité des électeurs ayant voté contre leurs intérêts en cédant aux sirènes du populisme et des tenants des « mensonges éhontés ». Cette condescendance, ces insultes à l’égard de ceux qui ont voté non vont laisser des traces : elles achèvent déjà de discréditer un parti qui n’a plus de socialiste que le nom, tant il semble fasciné par les mirages du libéralisme façon troisième voie blairienne. Jean-Paul Sartre, compagnon de route de ce quotidien, doit se retourner dans sa tombe. Face au danger, l’être humain peut avoir plusieurs réactions. Il peut décider, s’il s’en sent capable, de se défendre seul. C’est ce que savent faire de nombreux Français que la globalisation n’effraie pas. Ils voyagent, n’hésitent pas à déménager à Bruxelles, Milan ou Lausanne : en un mot, ils sont mondialisés et, pour en appeler à un concept bourdieusien, leurs enfants le seront aussi. A l’inverse, l’être humain peut se sentir démuni, mal armé et faire appel à plus fort que lui pour le protéger. C’est ce qui s’est passé le dimanche 29 mai et c’est aussi simple que cela. Face à un texte qu’ils ont jugé peu apte à les défendre, des millions d’électeurs ont voté non. Pour eux, l’Europe doit être une défense, pas une mise en danger ou une compétition permanente où le plus faible est assuré de perdre.

Mes illustres confrères semblent ignorer ce que peut signifier le fait de perdre son travail. C’est normal puisqu’ils ignorent déjà ce que signifie le fait de vivre avec la hantise de perdre son travail. La hantise de se savoir incapable de se recycler parce que déjà trop vieux pour les recruteurs ou pas assez formé ou, c’est de plus en plus le cas, parce que trop formé. Je ne connais pas encore toutes les facettes de ce pays, mais il est évident que ses habitants appellent au secours. Et que leur répondon  ? Que la concurrence libre et loyale (un concept fumeux auquel aucun économiste ne croit) est le seul projet de société possible ! Parlons-en de cette concurrence ! La « star de l’info » n’a pas à se préoccuper du journaliste polonais (même s’il en existe d’excellents, francophones qui plus est, et sûrement plus doués que les professionnels hexagonaux du commentaire en boucle). La mondialisation ne l’affecte pas ou si peu. Mieux, elle lui permet de voyager, d’accompagner les grands groupes qui ferraillent à l’export et qui, dans le même temps, grommellent contre cette protection sociale européenne qui augmente les coûts. Par manque de conviction ou par simple fascination vis-à-vis de ce milieu qui sait si bien la courtiser, la « star de l’info » en arrive à épouser ses thèses, elle qui est censée rester à bonne distance de lui au nom de l’objectivité. Le chômage ? « Ya ka » contrôler les chômeurs, nous dit la star de l’info, « ya ka » rendre le travail plus flexible et supprimer les contrats à durée indéterminée. « Ya ka » dire la vérité aux Français en leur expliquant que leur modèle social n’est plus. En somme, « ya ka » supprimer les fruits de plusieurs décennies de combats sociaux. A quand le retour à la semaine des six jours ?

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La concurrence ? En réalité, les journalistes qui font l’opinion – ou du moins qui croyaient la faire et qui viennent de se prendre une claque avec le non – ne la connaissent pas. La plupart sont des cumulards – journaux, télés, radios, sans parler des « ménages » (conférences, colloques…) – qui n’abandonnent pas la moindre miette au reste de la profession, à commencer par la cohorte de pigistes précaires.

Longtemps, ces stars ont fait illusion. Le scrutin du dimanche 29 a montré que ce n’est plus le cas, et je serai plutôt enclin à m’en réjouir.

Source : Le Quotidien d’Oran, éditions du jeudi 2 juin 2005

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