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L’Islam est-il un phénomène social ?

Dès les premiers jours, en qualifiant l’attentat du 11 septembre de « déclaration de guerre » contre les États-Unis et ses alliés, l’administration Bush a choisi de mener sa guerre au terrorisme principalement par des moyens militaires et sécuritaires. Je dis principalement car, à plusieurs occasions, Bush et d’autres officiels américains ont décrit cette guerre comme une « luttes d’idées » qui vise à terme à réformer les sociétés musulmanes productrices, selon eux, de la menace terroriste. « We will … wage a war of ideas to win the battle against international terrorism. This includes : supporting moderate and modern government, especially in the Muslim world, to ensure that the conditions and ideologies that promote terrorism do not find fertile ground in any nation  » dixit The National Security Strategy of the United States of America (2001). (C’est moi qui souligne).

En fait, en dépit de la réthorique, des apparences et de certaines analyses « matérialistes », tout à fait justes mais partielles, mettant l’accent par exemple sur l’importance des réserves pétrolières comme facteur explicatif, la gestion militariste du problème du terrorisme international est fondamentalement l’outil d’une arrogance culturelle, qui prétend dire le bien, le beau et le vrai pour l’ensemble de l’humanité. Il va sans dire qu’ici le bien, le beau et le vrai ce sont les valeurs occidentales qui seraient la démocratie, les droits de l’homme, l’État de droit, etc., et dont la promotion constitue la mission de la réforme visée.

Cette logique, qui rappelle la funeste prétention « civilisatrice » de l’ère coloniale, s’appuie sur le raisonnement suivant : le terrorisme se nourrit de l’idéologie islamiste qui, à son tour, trouve sa base sociale dans le réservoir humain des populations musulmanes. Ces dernières étant perçues comme vulnérables à l’endoctrinement islamiste, le combat contre le terrorisme devient un combat pour réduire cette vulnérabilité en « asséchant les sources » de recrutement des islamistes. Pour les maîtres penseurs et autres stratèges de cette « guerre au terrorisme », cette vulnérabilité provient moins des conditions politique et économique misérables que ces populations vivent, mais bien plutôt des croyances religieuses que des structures sociales et un système éducatif archaïques leur ont inculquées. D’où le besoin de réformer le système éducatif ainsi que tous les autres réseaux socioculturels (médias, associations, famille, etc.) qui constituent les lieux de production de sens, de symboles, de valeurs et d’idées au sein des sociétés musulmanes. Le rôle premier que joue l’islam dans le façonnement de cet univers d’idées le qualifie dès lors automatiquement comme la cible principale, sinon exclusive, de cet effort réformateur, cet Ifsed plutôt qu’Islah, de l’hyperpuissance américaine et de ses suppôts (Angleterre, Israël et une certaine « intelligentsia » intellectuelle et politique locale).

Peu importe le contenu qu’ils lui donneront, les promoteurs de cet Ifsed ne pourront faire à notre avis l’économie de répondre à la question sur laquelle butent tous les discours dits modernistes tenus en terre d’islam depuis le Sultan Mohammed-Ali à nos jours. L’Islam est-il un phénomène social ?

S’il en était ainsi, combattre l’islamisme serait en effet d’autant plus facile car il deviendra possible de convaincre le musulman de l’irrationnalité de la position islamiste. Il est en effet absurde de vouloir régenter les relations humaines, qu’elles soient de nature politique, économique ou sociale, selon des opinions émises voilà maintenant plus de 14 siècles. Or, l’islamisme soutient que les solutions qu’il propose découlent directement des Textes sacrés, le Coran et la Sunna, qu’il considère, comme d’ailleurs la majorité des musulmans, comme une vérité transandante, divine, c’est-à-dire ayant une réalité objective et indépendante du processus historique de la société musulmane. En d’autres mots, pour l’islamiste, sinon pour le musulman tout court, l’Islam n’est pas un phénomène social.

Esprit critique ou métaphysique ?

Pour un esprit qui se dit rationaliste, exprimée ainsi, cette position est la preuve ultime du refus des musulmans à pratiquer ce qu’on leur présente comme étant l’esprit critique, c’est-à-dire, dans la conception par exemple d’un Zerka, « une critique radicale (sic) de l’islam ». Cette critique, ce radicalisme devrais-je dire !, devra s’intégrer « jusque dans le champ du sacré » en faisant tomber nécessairement « les dogmes du Coran incréé, de la sacralité de la langue arabe et de l’inimitabilité du Coran ». Ainsi, on nous enjoint de pratiquer « un esprit critique » qui connaît a priori les résulats de sa réflexion ; et c’est pourquoi il ne manquera pas à notre avis de faire retourner Descartes dans sa tombe, deux fois plutôt qu’une !

En outre, pour être rationnel et donc moderne, on nous demande non pas de réfléchir pour remettre en cause, mais de remettre en cause ce à quoi personne ne réfléchi, puisque, paradoxalement, personne n’y croit et/ou personne ne considère des questionnements importants, légitimes, contemporains et donc modernes1. On feigne ainsi d’oublier, par cette interpellation maladroite, que choisir l’objet sur lequel elle se porte constitue une condition sine qua non de toute pensée réellement critique.

C’est là par contre ce que les musulmans ont toujours su. Méditons à cet égard deux positions célèbres : d’abord, le refus de l’imam Malik Ibn Anas (93 – 179 de l’Hégire) de se prononcer sur l’interprétation de l’établissement de Dieu sur le Trône (al-istiwâ’) ; ensuite, la position de l’imam Ahmed Ibn Hanbal (164 – 241 de l’Hégire) évitant de se prononcer quant à lui sur le caractère créé ou incréé du Coran. Ces deux positions, un des plus grands savants musulmans contemporains, Cheikh Mohammed El-Ghazali, nous les explique ainsi (c’est moi qui souligne) :

« Malik (par son refus de se prononcer sur l’interprétation d’al-istiwâ’) … montrait la position de l’esprit islamique face aux recherches métaphysiques. Mais cet homme qui s’était tu au niveau de cette question n’en passa pas moins la fleur de son existence à enseigner le savoir cultuel et moral ainsi que les implications de la foi sur les comportements humains. Il estima que se faire fouetter à cause d’un verdict juridique, d’une fatwâ, condamnant les excès des gouvernants, était plus proche de la nature de l’Islam que de prononcer un seul mot sur l’essence des Attributs de Dieu. Ce réalisme sérieux est la caractéristique la plus répandue dans la jurisprudence islamique et dans la vie de ses représentants … (Pareillement), Ahmed Ibn Hanbal évitait soigneusement de se prononcer sur le sujet de la controverse (concrenant la nature du Coran). Il n’a ni soutenu l’incréation du Coran ni accepté l’idée de sa création. Il voulait dire par-là qu’il ne reconnaissait à personne la légitimité de traiter de cette question, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Cet homme voulait observer scrupuleusement la logique islamique à laquelle s’étaient astreints les premiers Musulmans, parmi les Muhâjirûn et les Ansâr . Il répugnait de s’écarter, fût-ce d’un pouce, de cette voie, même sous les instruments de torture et sous la douleur du fouet… Ahmed Ibn Hanbal est sorti de prison après plusieurs années de détention. Mais son endurance et son courage acharné tuèrent les Mu`tazilites, et préservèrent la masse de la Communauté loin de l’adoption de ces questions théologiques étrangères à l’esprit islamique et à son entendement. »2

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La nature de l’Islam, la logique islamique, l’esprit et l’entendement islamiques. En d’autres termes, il existe un entendement propre à un esprit dit islamique parce que procédant à partir d’un ensemble de principes ontologiques, épistémologiques et méthodologiques découlant de la Révélation elle-même (Coran et Sunna), et dont la principale caractéristique se trouve être un « réalisme sérieux » qui centre la réflexion sur l’embellissement de l’agir humain (Ihsanu al-’amel), c’est-à-dire sur les conditions du beau et de l’utile dans cet agir.

« Celui (Allah) qui a créé la mort et la vie afin de vous éprouver (et de savoir) qui de vous est le meilleur en oeuvre » [CORAN – 67 : 2].

Ainsi, en refusant catégoriquement les spéculations intellectuelles stériles du type de celle à laquelle nous sommes conviés, l’Islam ouvre la voie à une réflexion, d’une part, productive parce que axée sur le concret des « implications de la foi sur les comportements humains » et, d’autre part, nécessairement créative car ces comportements humains se déploient dans des contextes différents qu’il est impératif de prendre en compte. Oublier cela et se perdre dans des conjonctures sur telle ou telle question métaphysique, c’est finalement s’éloigner de l’esprit coranique et perdre, à partir de là, le sens même de la foi telle que voulue par l’Islam.

L’importance de cette mise en garde quant à la nécessité d’éviter de succomber aux sirènes de ces « nouveaux réformateurs de l’Islam » nous vient donc de cette volonté affichée communément par les auteurs de The National Security Strategy et de plus en plus d’intellectuels occidentaux de transformer, selon le bon vieux principe du diviser pour régner, leur « guerre au terrorisme » en une « guerre civile » entre les divers courants sociopolitiques et intellectuels du monde musulman, et ainsi espérer réussir à couvrir leur arrogance culturelle et les visées impérialistes américaines qu’on cherche à imposer coûte que coûte aux musulmans. Effectivement, faisant écho à la phrase des premiers « The war on terrorism is not a clash of civilizations. It does, however, reveal the clash inside a civilization, a battle for the future of the Muslim world », Bernard-Henri Lévy par exemple a écrit récemment « … le cœur même de ma thèse, mon leitmotiv depuis des années, (c’est) l’idée selon laquelle la vraie guerre des civilisations, celle qui devrait tous nous mobiliser, n’oppose pas l’« Ouest » au « reste » mais, au sein même du « reste », … , les radicaux et les modérés, les partisans du djihad et ceux des Lumières et de la tolérance  ». Bien sûr, c’est à BHL et à ses semblables, c’est-à-dire l’« Ouest », de dire aux musulmans, donc le « reste » !, qui est parmi eux le radical et qui est le modéré, en les soumettant de préférence au test du radicalisme zerkaien (qui est du reste aussi manichéen que la vision du monde de BHL) : le Coran est-il imitable ? est-il créé ? Répondez par oui ou par non, BHL vous informera sur votre nature profonde, radicale ou modérée, et je vous dirais, quant à moi, si vous méritez d’être comptés parmi les enfants légitimes de la République ou pas !

La question reste entière

Interpellation pour interpellation, nous appelons, pour conclure, tous les « nouveaux réformateurs de l’Islam » de nous convaincre – sans ce chacher derrière le paravent de l’interprétation qui serait relative comme si c’était là une découverte qu’ils nous annoncent – que le Coran n’est pas la parole de Dieu. Sans cela, le musulman, où qu’il soit en Occident ou ailleurs, ne pourra que proclamer haut et fort que même si l’interprétation est relative, celle-ci reste l’interprétation d’une parole divine, et en tant que telle, elle a préséance dans le corpus affectif et intellectuel déterminant son attitude et son agir sur tout autre parole, fut-elle celle des Lumières et de la modernité occidentale, tout aussi sujette finalement à l’interprétation que la parole de Dieu lui-même.

Notes :

1 Il faut dire qu’ils sont plutôt rares, si jamais ils existent de nos jours, les musulmans un tant soit peu instruits qui croient dans la sacralité de la langue arabe. Chez la minorité qui y croirait, cette idée s’appuierait sur deux semblants de « preuves ». D’abord, le Coran a été révélé en arabe ; ensuite, l’arabe est la langue du Paradis. Ces semblants de preuves, la majorité des musulmans les rejettent ainsi : si effectivement le Coran a été révélé en arabe, Dieu a révélé dans d’autres langues plusieurs autres Livres sacrés (Les Feuilles d’Abraham, le Zabour de David, la Torah de Moïse et l’Évangile de Jésus). Ensuite, si effectivement l’arabe est la langue du Paradis, elle est également la langue de la Géhenne. Donc, pas plus qu’aucune autre langue, l’arabe n’est sacrée que dans la mesure où, comme toutes les autres et en tant qu’élément de la nature, elle est un signe de la grandeur de Dieu. En ce qui concerne la question du Coran créé ou incréé, c’est pour nous une problématique d’un autre siècle. Qu’importe qu’il soit crée ou incréé, les musulmans, les contemporains (les khalef) tout autant que les anciens (les salef), considèrent le Coran comme étant la parole de Dieu et en tant que telle le musulman n’y peut que s’y soumettre. La qualité de l’interprétation et sa nature relative par rapport au contexte est une autre question et n’a rien à voir avec ce que nous venons de dire.

2 Extrait de la traduction française du livre de Cheikh Mohammed El-Ghazali « Défence de la Aqida (le dogme) et de la Shari’a (la voie/loi) de l’Islam contre les atteintes des orientalistes ». Voir la traduction sur le site www.islamophile.org.

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