Nous n’avons pas besoin d’être interrogés à la télévision sur la mort de nos familles. Nous n’avons pas besoin qu’on parle de nous en termes cliniques. Nous avons juste besoin qu’on nous laisse raconter nos histoires.
Alors que le nombre de morts, de blessés et de sans-abri à Gaza augmente, dépassant toutes les guerres précédentes contre cette petite bande de terre, nous pouvons sentir une sorte d’engourdissement collectif qui commence à s’installer chez les médias, le public et les dirigeants gouvernementaux.
Lorsqu’on atteint des dizaines de milliers, on perd l’humanité de chaque drame derrière ces chiffres – l’individualité qui fait de chaque mort, de chaque blessure et de chaque maison détruite une source de traumatisme se répercutera pendant des années.
Et pour nous, la sensation de déjà-vu est accablante.
Il y a environ neuf ans, lors d’une précédente guerre israélienne contre Gaza, le frère aîné d’Ahmed, Ayman, a été tué par un missile israélien.
Pétrifié par le chagrin, Ahmed s’est alors replié sur lui-même. Pam, qui connaissait Ahmed depuis qu’elle s’était installée à Gaza, a remarqué que son profil Facebook s’était éteint.
« Comment vas-tu? » lui a-t-elle timidement demandé via Messenger. Dans un premier temps, il a répondu « Ça va », et elle a rétorqué « Non, dis moi la vérité ».
Pam savait qu’Ahmed de donnait du mal pour améliorer son anglais. Ainsi, au lieu d’éviter le sujet d’Ayman, elle l’a invité à célébrer la vie de son frère, et ensemble ils ont travaillé sur un essai lui rendant hommage tout en servant d’exutoire à l’immense chagrin d’Ahmed.
L’expérience a été si bénéfique – non seulement pour Ahmed mais aussi pour les lecteurs occidentaux qui ont lu son histoire – que nous avons voulu la reproduire pour d’autres.
Ainsi est né le projet que nous avons fondé début 2015 : We Are Not Numbers (nous ne sommes pas des numéros, ndt).
Aujourd’hui, ce projet a mobilisé plus de 350 jeunes Palestiniens, encadrés par près de 130 écrivains professionnels anglophones du monde entier, et a publié 1280 histoires personnelles qui donnent vie aux chiffres de l’actualité.
Et puis soudain, nous revoilà au point de départ. Mais cette fois, c’est bien pire. Le meurtre d’un frère est dévastateur. Mais quel adjectif peut tenter de décrire l’assassinat simultané de 21 êtres chers ?
Le 22 octobre à 4h30 du matin, 20 membres de la famille immédiate d’Ahmed – son père, deux frères, trois sœurs, 14 neveux et nièces et un cousin – ont été assassinés par un soldat israélien éloigné qui a tiré un missile.
Quatre jours plus tard, une autre nièce a succombé à ses brûlures en raison du manque de lits dans les services de soins intensifs. En outre, l’épouse et la fille de son cousin, aujourd’hui décédé, ont été tuées dans un autre bombardement.
Il semble que cela soit sans fin.
Quelques jours après cette tragédie sur laquelle aucun de nous ne pouvait mettre un nom, nous nous sommes assis ensemble à Londres – où Ahmed vit désormais – et avons réfléchi à tout ce qui a changé et n’a pas changé depuis que notre partenariat a vu le jour suite à une grande perte.
L’expérience d’Ahmed avec We Are Not Numbers lui a permis d’obtenir une bourse pour étudier et vivre au Royaume-Uni, où il se consacre désormais à réaliser les espoirs et les rêves de sa famille d’une vie sans frontières bouclées, ni limites à leurs projets.
Et We Are Not Numbers lui-même a changé le discours sur Gaza, en donnant à de nombreux jeunes qui y vivent une voix qu’ils n’avaient pas en 2014.
Malgré les défis posés par le blocus d’Internet par Israël, les médias allant de la BBC au Washington Post et le New York Times se sont tournés vers les membres du projet pour qu’ils racontent les histoires qui se cachent derrière les chiffres.
Cependant, à d’autres égards, la situation est tristement la même.
Par exemple, l’instrumentalisation du langage pour déshumaniser le peuple palestinien et séparer les événements immédiats du contexte historique, a préparé le terrain pour cette dernière tragédie.
Lorsqu’on parle de la mort d’Israéliens lors des attaques du Hamas du 7 octobre, les mots « massacre » et « tuerie » sont couramment utilisés – et, devrions-nous le dire, avec précision. Mais lorsqu’Ahmed est passé à la télévision britannique pour parler du massacre de sa famille, on a dit qu’il les avait « perdus », passant de l’exactitude et de la clarté à un vague euphémisme.
On lui a aussi demandé à quel point il était proche de sa famille et si elle constituait un « élément important » dans sa vie, comme s’il tentait de magnifier l’expérience de la perte d’un si grand nombre d’êtres chers.
Ahmed n’a pas perdu sa famille. Ils ont été tués dans le cadre d’une campagne de bombardements délibérément aveugle qui a visé chaque personne à Gaza.
L’armée israélienne a demandé à tout le monde d’évacuer le nord de la bande de Gaza, puis a bombardé le centre et le sud. « L’armée israélienne bat des records en termes de niveau de précision des munitions qu’elle utilise dans la bande de Gaza », rapporte le site Defense Israël. « En fait, cette guerre est l’une des premières de l’histoire dans laquelle l’un des camps n’utilise que des munitions de précision, avec une précision d’un ou deux mètres. »
Si tel est le cas, nous devrions dire que la famille d’Ahmed a été assassinée (ou même massacrée).
Un autre fardeau permanent est imposé par les médias et autres aux seuls Palestiniens. Ce fardeau c’est l’obligation de répudier le Hamas – qui a été élu au gouvernement avant même que la plupart d’entre eux ne soient en âge de voter – pour prouver qu’ils méritent aide et sympathie.
Dans cette même interview télévisée britannique, Ahmed s’est vu répondre qu’« Israël est très clair sur le fait que cela est contre le Hamas » après avoir décrit les atrocités commises contre sa famille, dont aucun membre n’a rien à voir avec le Hamas.
De telles questions ne sont presque jamais posées aux Israéliens, bien que les actes de terrorisme de leur gouvernement contre les Palestiniens soient bien documentés (l’assassinat aveugle de civils et la destruction de maisons lors de l’assaut actuel n’en sont que le dernier exemple). Qu’est-ce qui chez les Palestiniens provoque un tel manque d’empathie ?
Mais le plus dommageable est peut-être l’omission du contexte. Si les lecteurs et les téléspectateurs se fient uniquement à la télévision et aux journaux « grand public », ils penseront que l’attaque du Hamas est sortie de nulle part.
Mais s’ils avaient suivi We Are Not Numbers au cours des neuf dernières années, ils auraient su que les 2 millions d’habitants de Gaza affrontent un chômage élevé, une grande pauvreté et des pénuries extrêmes d’électricité et d’eau potable toute la journée, chaque jour – et que seuls quelques-uns ont été autorisés à voyager, à cause du blocus israélien.
Lorsque nous avons récemment commencé à préparer un livre sur les tendances révélées par les histoires de We Are Not Numbers, la « dépression » et le « désespoir » sont apparus comme thèmes prédominants. C’est ce genre d’environnement, sans perspective de changement positif, qui engendre le militantisme radical. Ce n’est pas une justification. C’est une explication.
« La colère, la frustration et la tristesse mettent à rude épreuve tous les nerfs de mon corps », écrit Roaa Aladdin Missmeh, membre de We Are Not Numbers. « Il est normal que les adultes se souviennent de leur enfance, sourient et souhaitent pouvoir revenir à cette époque plus simple et innocente. Mais de quoi les Gazaouis se souviendront-ils ? »
Une question qui devrait faire encore plus réfléchir le monde entier est la suivante : « Quelles sont les conséquences d’une vie de misère, sans espoir ? » Les attentats du Hamas du 7 octobre nous ont apporté une réponse. Pourrait-il y en avoir une autre ? Oui, mais alors les États-Unis et autres puissants soutiens d’Israël doivent démontrer aux Palestiniens que la violence n’est pas le seul moyen de forcer le monde à prêter attention à leur sort.
Dans les jours qui ont suivi la contre-attaque israélienne contre Gaza, le nombre de visites sur le site de We Are Not Numbers a augmenté de 342%. Et depuis que sa famille a été tuée, le nombre d’abonnés X d’Ahmed (anciennement Twitter) a augmenté de 35 000.
Pendant ce temps, partout dans le monde, des dizaines de milliers de sympathisants sont descendus dans la rue pour protester contre ce que certains appellent désormais le génocide à Gaza.
Toutefois, c’est la violence massive qui a inspiré cet élan d’attention et de soutien.
Pour parvenir à une autre réponse à la question de Roaa, et à la nôtre, l’oppression quotidienne des Palestiniens doit faire l’objet de la même attention. Les jeunes membres de We Are Not Numbers écrivent quotidiennement à ce sujet, comme Mahmoud Mushtaha sur l’incapacité de trouver un emploi, Haytham Abusenjar sur le manque de soins de base pour les patients atteints de cancer et Arwa Abudahrouj sur l’impossibilité de voyager.
L’un des objectifs de notre projet est de montrer à ces jeunes – qui représentent plus de la moitié de la population et qui détermineront sans doute l’avenir de la région – qu’il existe d’autres moyens que la résistance violente pour amener au changement. Mais encore faut-il en fournir la preuve.
En fin de compte, cela signifie que des organismes comme les Nations Unies et la Cour pénale internationale (qui ont tous deux statué en faveur de l’indépendance palestinienne dans le passé mais qui ont été ignorés) doivent enfin être habilités à exiger un changement ou à imposer un coût. Sinon, nous craignons que dans trois, cinq ou peut-être dix ans – peu importe dans quelle mesure Israël pense avoir décimé le Hamas – nous soyons à nouveau confrontés à une expérience de déjà-vu.
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