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Les musulmans et le communautarisme : menace de la nation ou expression d’une nouvelle forme de citoyenneté?

Au cours des dernières semaines, le spectre communautaire est, plus que jamais, apparu en situation d’enflammer l’arène médiatique et le débat politique. Par un glissement sémantique en appelant bien plus au registre de l’émotion bien plus qu’à celui de l’analyse, l’emploi du terme de communauté renvoie en effet aux dangers du communautarisme, dont le stigmate agit comme opérateur radical d’illégitimation1.

A l’inverse, les usages valorisants de la notion de communauté se retrouvent étrangement placés sur un autre plan : c’est le cas de la terminologie administrative, friande de communauté de communes, de communauté éducative ou encore de communauté internationale, mais aussi de la désignation de l’ensemble des composantes instituées du champ social, les communautés d’anciens élèves, les syndicats professionnels, la communauté de biens consacrée par le mariage ou encore les communautés de français de l’étranger, ces expatriés qu’on ne saurait désigner sous le vocable d’immigrés.

Ces lignes de partage semblent en réalité révéler l’existence de conceptions profondément différentes de la notion de communauté. Aux Etats-Unis, pays dont le peuplement s’est construit autour de l’apport de communautés d’origines fortes et solidaires, mais plus généralement dans le monde anglo-saxon, l’altérité est valorisée comme composante enrichissant la norme commune. L’appartenance à un groupe social et l’attachement à des cultures spécifiques sont des facteurs d’émancipation individuelle, le multiculturalisme est une source de richesse collective.

A contrario, la tradition républicaine française, issue de la révolution, considère que le particularisme et la diversité n’ont pas vocation à investir le champ public : les pratiques rituelles particulières doivent s’effacer devant une forme de sacralité de la laïcité et des institutions publiques. Dans cette vision, les communautés, qui se trouvent consubstantiellement positionnées en situation de défiance par rapport à la société globale, constituent des corps susceptibles de menacer la cohésion nationale : elles écornent la fantasmatique d’une pureté culturelle et linguistique constitutive de l’unicité nationale, absolue et quasi-immanente2.

Cette conception ethno-centrée de l’universalité laïque et républicaine, intimement liée à l’affirmation historique d’un centralisme étatique fort, prive précisément le particularisme de son droit à prendre sa part de l’universalité. Au quotidien, les membres des minorités symboliques </fo nt>se voient en effet renvoyer une image négative et problématique, du fait d’attitudes ou de modes de vie supposés, de nature à remettre en question les idéaux républicains, égalitaires et laïcs3. La visibilité des minorités, devenue hautement sensible, représenterait une forme d’affaiblissement de l’ordre </font >établi et de remise en cause question du creuset fondant le caractère indivisible de la République, en un mot, une de menace de fragmentation de la communauté nationale. Ce schéma général structurant le discours et les cadres de réflexion sur les minorités s’applique toutefois de manière très inégale aux différents types de minorités.

L’asymétrie de traitement semble très peu liée aux caractéristiques réelles ou supposées des minorités : la simplification imposée par le rythme médiatique donne rarement lieu à une véritable interrogation de leurs normes, de leurs règles de fonctionnement ou de leurs codes d’appartenance. Les ressorts du traitement des questions relatives aux différentes minorités – communautés semblent en réalité bien plus fonction de leur intégration au corps institutionnel et aux réseaux économiques, et, plus prosaïquement, de la représentation de leurs membres au sein des sphères de pouvoir : le risque communautariste se retrouve de fait circonscrit aux communautés socialement minoritaires.

Ainsi, au terme d’un long parcours historique fait de luttes et de drames, les minorités juives, protestantes, homosexuelles et maçonniques ont acquis en France une forme d’acceptation et de légitimité, qui tient avant tout à l’intégration d’une partie des leurs au sein des élites politiques, administratives, économiques et culturelles. De même, les « réseaux sociaux » ou communautés virtuelles et plus généralement l’ensemble des nouvelles formes de néo-tribalismes qui tendent à remplacer les modes de sociabilité traditionnels retirent de leur forte intégration aux structures dominantes une image moderne et fondamentalement positive.

A l’inverse, la faible représentation des musulmans au sein des corps dominants4 favorise l’assignation d’une image déformée. Ainsi, la communauté musulmane serait homogène, constituée, prosélyte et en expansion, au service d’une Islamisation de l’Europe5. Une rapide déconstruction de la fantasmatique associée à « la communauté musulmane» met au contraire en évidence l’absence de groupe uniforme et unifié : l’Islam de France, coquille creuse, est fragmenté, inscrit dans une diversité de traditions et peu structuré, ce qui explique en partie la difficulté des pouvoirs publics à en faire émerger une véritable force de représentation. Les divisions au sein du Conseil Français du Culte Musulman, mais également au sein de nombreuses mosquées et de fédérations d’associations cultuelles soulignent que les enjeux liés aux diasporas transcendent en réalité le fait religieux islamique. Coupées de la réalité, les représentations symboliques associées à la communauté musulmane semblent avant tout le produit de la projection d’une altérité fantasmée, au prix de dangereux amalgames entre religieux, ethnicité, origine étrangère et phénotype6.

Le traitement des enjeux relatifs à la communauté musulmane s’opère pour l’essentiel à travers une grille de lecture déformante, refusant de montrer la simple banalité des masses musulmanes et étouffant sous le prisme religieux une question sociale aiguë. La grille ethnico-confessionnelle, si propice à créer un ennemi commun, peine en réalité à cacher l’impuissance publique à assurer une répartition équilibrée des richesses et des populations, ce qui contribue à ce que </fon t>certains quartiers concentrent une proportion étrangère de l’ordre de 40 %, alors qu’à l’échelle nationale, la France, compte près d’11 % d’étrangers, soit significativement moins que ses voisins européens (16 % en Autriche, 14 % en Suède et en Espagne ou 13 % en Allemagne)7.

L’analyse des peurs que suscitent l’image de l’Islam ou, alternativement, la figure du Rom, souligne les dangers d’une logique essentialisante, substantifiante, reflétant l’appauvrissement de la vie sociale. Le déni de particularité et l’incapacité à reconnaître la richesse des spécificités poussent en effet au renfermement sur soi, contribuent à l’atomisation de la société et à l’abandon de la sphère publique par les citoyens, en particulier dans les quartiers concentrant le plus de difficultés socio-économiques. En renversant le prisme de lecture, les communautés, qui créent du lien collectif8, apparaissent comme des leviers potentiels de reconnaissance des habitants comme sujets individuels et collectifs, susceptibles de réinvestir le champ public et d’alimenter un processus de participation politique9.

Ainsi, l’affirmation du caractère hétérogène et pluriculturel de l’environnement social a vocation à remettre les dynamiques associées aux minorités, leur « utilité sociale », au service de l’adhésion à la communauté nationale et du développement de la capacité à s’impliquer dans le vivre ensemble. Les identités ne sont jamais monolithiques et figées, mais toujours en mouvement, nuancées et composées d’une multiplicité d’influences entremêlées. En empruntant à différents groupes sociaux et culturels, au sein de la famille, du quartier, de l’école, de l’environnement religieux, professionnel, sportif ou associatif, chacun mobilise, valorise et réinterprète l’identité française de manière diversifiée, riche et variée.

Dans un contexte de délitement des institutions traditionnelles, de recompositions et de bouleversements sociétaux, la multiplicité des couches et des cercles qui composent nos identités doit permettre, par exemple, d’être reconnu en même temps en tant que femme, noire, française, homosexuelle, militante et incarnation de l’idéal un peuple, une nation, un état, une langue. Loin de sa conception fixiste, l’identité nationale doit se nourrir, dans un monde globalisé, de citoyens reconnus dans toutes les dimensions de leur identité.

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Conclusion

Alors que loin semble le temps où Louis Massignon, du haut de sa chaire au Collège de France, pensait que l’Islam pouvait être une chance pour la France, il semble urgent d’arrêter d’opposer un modèle universaliste républicain des droits de l’homme et une conception relativiste valorisant un narcissisme identitaire des minorités. C’est avant tout dans le champ institutionnel que doit être opéré le rapprochement entre un profond attachement aux idéaux universalistes et un respect valorisant la richesse des particularismes.

Un islam structuré, lettré et en mouvement constitue un facteur de raffermissement de l’idée républicaine. Dans ce cadre, l’exemple du lycée Averroès à Lille, établissement confessionnel musulman classé premier lycée de France, est un encouragement pour la revalorisation du champ scolaire par le haut, notamment dans les quartiers les plus en souffrance. Plus généralement, l’avènement indispensable de grands commis de l’Etat issus et enracinés dans la culture de l’Islam permettra à la culture républicaine de se réconcilier avec cette religion monothéiste, avec son histoire et son passé colonial.

1 Pierre-André Taguieff, La République enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, éditions des Syrtes, 2005

2 Article de Pierre Nora in « la revue Medium, n°4, Profane et sacré en République ».

3 Béatrice Durand, la nouvelle idéologie française, Paris, Stock, 2011

4 Pour un parallèle entre l’ascension républicaine des musulmans avec le parcours des juifs dans l’administration d’Etat, Pierre Birnbaum, Juifs fous de la République, Fayard, Paris, 1992

5 Raphaël Liogier, le mythe de l’islamisation, une obsession collective, Paris, Seuil, 2012

6Pour une analyse critique de la fixité de l’identité nationale, Abdelwahab Meddeb dans la revue Esprit, « L’Islam dans tristes tropiques, divagations et lucidité, Août/septembre 2011

7 INSEE, Recensement 2012, exploitation principale

8 Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec la religion, Paris, Fayard, 2005.

9 Didier Lapeyronnie, Michel Kokoreff, refaire la cité, la République des idées, Paris, 2012

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