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Les difficultés d’une institution de l’islam en France doivent être surmontées progressivement

Chargé de mission auprès du Ministre de l’Intérieur chargé des Cultes

Didier Motchane est magistrat ; il est chargé, depuis le mois

de juin 1997, par le Ministre de l’Intérieur d’une mission concernant

les problèmes de l’islam en France. Avant cette cette interview exclusive à la revue Islam de France , dont nous le remercions, il ne s’était guère exprimé publiquement sur celle-ci.

Islam de FranceM. Motchane, qu’est-ce qui a changé dans l’image et l’appréciation que vous avez de cette réalité après deux années de travail et de rencontres ?

Didier MOTCHANE – Il me semble que les musulmans de la deuxième et de la troisième générations qui vivent en France se reconnaissent assez mal dans les réseaux et les structures de notabilité existants (quelle que soit l’utilité que ceux-ci peuvent avoir). Le sentiment de souffrir, en tant que musulman de culture ou de religion, d’un certain nombre de discriminations est d’abord lié à des difficultés sociales, notamment aux conséquences du chômage de masse. Ce constat ne doit pas conduire à minimiser le rôle des facteurs culturels dans les rapports sociaux. D’où l’importance de développer les moyens de mieux connaître et de faire reconnaître l’islam par l’ensemble des Français, et donc l’utilité d’un certain nombre d’actes de reconnaissance symbolique, propres à marquer son apport et à favoriser son acculturation à la République.

On se souviendra sans doute que Jean-Pierre Chevènement a marqué à plusieurs reprises que “l’islam avait sa place à la table de la République“. Il appartient donc l’État mais aussi évidemment aux musulmans eux-mêmes de la lui faire. Reconnaître et faire connaître à l’ensemble de nos compatriotes le rôle de l’islam dans l’histoire et dans l’avenir de notre Nation doit par conséquent être considéré comme une des grandes tâches de notre temps.

Islam de FranceCertains esprits comprennent mal que dans un pays de laïcité, l’État intervienne dans la “gestion” des affaires religieuses et particulièrement dans celles du culte musulman. Quelles sont les responsabilités de l’État dans ce domaine ?

Didier MOTCHANE – À rigoureusement parler, la laïcité est la mise en œuvre de l’exigence de l’égalité dans le monde de l’esprit ; en d’autres termes, c’est le produit de l’exercice de la “raison naturelle” dans le domaine des convictions. Cette exigence ne se définit probablement comme telle de cette manière nulle part ailleurs en Europe. Il ne faut pas la réduire à celle de la neutralité religieuse de l’État et de la reconnaissance de la liberté de conscience. Elle implique une séparation sans équivoque de l’espace public d’avec l’ensemble des espaces privés.

Dans la mesure même où l’égalité politique, c’est-à-dire le libre accès à l’espace public et le libre partage du débat et de la décision politique entre tous les citoyens caractérise cette forme particulière de démocratie, née de la Révolution française, qu’est la République, la laïcité est donc la valeur républicaine par excellence. L’avoir compris, c’est comprendre à quel point le communautarisme, c’est-à-dire la transposition et le débordement au plan politique, au plan de la responsabilité civique, des relations et des sentiments d’appartenance culturelle ou religieuse, en eux-mêmes parfaitement légitimes, sont incompatibles avec l’esprit républicain.

La mise en œuvre de la laïcité s’est évidemment heurtée à la conception et aux pratiques sociales de toutes les religions historiquement établies en France, donc essentiellement à celles de l’Église catholique. On peut considérer toutefois qu’au XXe siècle, les valeurs et les pratiques de la laïcité ont été réellement acceptées, puis dans une large mesure intériorisées par ces religions.

Il n’y a aucune raison a priori pour qu’il n’en soit pas de même de l’islam en France.

Islam de FranceIl existe pourtant un décalage en défaveur du culte musulman ne disposant ni d’organisation représentative ni du bâti cultuel nécessaire…

Didier MOTCHANE – Il est vrai que le caractère relativement récent de l’implantation de l’immigration

  •  à une échelle assez massive – et de cette religion dans notre pays, fait aujourd’hui de l’islam un cas particulier :

    – le culte musulman ne dispose pas du patrimoine cultuel que l’histoire a légué aux autres religions en France.

    – le caractère récent et la diversité des immigrations de culture musulmane n’ont pas facilité l’auto-organisation de ce culte au moyen d’institutions communes. Cette situation explique que les musulmans peuvent avoir le sentiment de se trouver relativement démunis, voire victimes de certaines discriminations.

    En regardant les choses d’une manière superficielle, on pourrait penser qu’il existe ainsi une certaine contradiction à l’intérieur même de la laïcité, quand on l’applique à l’islam, entre le devoir d’impartialité et le devoir de non ingérence de l’État républicain. Double contradiction d’ailleurs : d’une part, comme toute autre religion, l’islam ne se reconnaît pas une vocation originaire de laïcité ; d’autre part, on pourrait se demander dans quelles mesures l’exigence de l’égalité, qui est la valeur clé de la laïcité, ne doit pas conduire l’État à intervenir dans des domaines qui lui seraient normalement interdits.

    La loi de 1905 ne prive nullement l’État

    de la possibilité d’agir

    Ces contradictions ne sont qu’apparentes. D’une part, un nombre croissant de musulmans, sans doute mais pas seulement les plus éclairés d’entre eux, reconnaissent à la laïcité la même valeur que la très grande majorité de leurs compatriotes ; d’autre part, la laïcité elle-même, et en particulier les dispositions de la loi de 1905, ne prive nullement l’État de la possibilité de contribuer à créer les conditions qui donneront aux musulmans le sentiment de vivre leur culture et de pratiquer leur religion dans les mêmes conditions que l’ensemble des Français. On sait, par exemple, que l’État et les collectivités territoriales peuvent garantir des emprunts contractés pour financer la construction d’édifices religieux, pour la construction desquels les communes peuvent concéder des terrains sous le régime du bail emphytéotique.

    Il n’en demeure pas moins – et ce point est décisif – que l’initiative des musulmans, leur volonté de s’organiser et de se regrouper dans le respect de leur propre diversité, seront déterminantes et qu’en aucun cas l’État, parce qu’il est républicain et laïque, ne pourra se substituer à celles-ci.

    L’Institut des hautes études islamiques

    Islam de FranceUn des premiers objectifs affichés par le ministère a été la création d’un Institut des hautes études islamiques à Paris. On a un peu tout mélangé à ce propos, notamment en parlant de formation des imams. Pouvez-vous définir ce projet ?

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    Didier MOTCHANE – La création d’un Institut des hautes études islamiques à Paris dont le principe avait été évoqué à quelques reprises par le ministre de l’Intérieur, chargé des cultes, doit faire l’objet d’une déclaration publique du Premier ministre qui devrait intervenir à la rentrée d’automne.

    Cette opération, la plus importante sans doute de celles qui ont été envisagées jusqu’à ce jour, pour développer en France une reconnaissance et une connaissance de l’islam conforme à la marche du temps et aux exigences de la République, a donné lieu, comme vous le remarquez à juste titre, à un certain nombre de malentendus.

    Il suffit pour les dissiper, de rappeler les traits essentiels qui la caractérisent :

    – Quelle que soit la structure définitivement adoptée au titre de la loi sur l’enseignement supérieur de 1984 (établissement public autonome ou établissement public rattaché à une autre structure de l’Université) ou éventuellement établissement public rattaché aux services du Premier ministre par l’intermédiaire de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, il s’agira d’un établissement d’enseignement public créé à l’initiative de l’État sous la seule responsabilité de l’administration. Cette institution est donc tout à fait différente du projet caressé par l’Université de Strasbourg, ou par certains de ses universitaires, qui consiste comme on sait à créer une faculté de théologie musulmane à côté des deux facultés de théologie – catholique et protestante – existantes. Un tel projet peut sans doute être considéré comme parfaitement louable en lui-même, et le gouvernement n’aurait aucune raison d’y faire obstacle. Mais la responsabilité qui lui incombe ne consiste pas à organiser une formation à l’islam, en d’autres termes la formation d’imams, mais bien à développer la connaissance de l’islam dans notre pays (étant bien entendu que l’on peut penser que le développement de telle connaissance est une des conditions qui donneront aux musulmans de France la possibilité de recruter leurs imams dans leur pays).

    – L’École nationale supérieure d’études islamiques (quelle que soit l’appellation définitive qui lui sera donnée) aura une double structure : elle comportera d’une part l’organisation d’un certain nombre de filières diplômantes ouvertes à des étudiants du niveau de la licence ; elle développera d’autre part un enseignement conçu sur le modèle des universités inter-âges, c’est-à-dire ouverte à des auditeurs libres et à des stagiaires.

    – Au-delà de son rôle propre, cette institution sera chargée d’un rôle fédérateur. Elle doit fonctionner en réseau avec pour partenaires d’autres structures universitaires (Collège de France, INALCO, EHESS, Maison méditerranéenne des Sciences de l’homme à Aix), des municipalités et des associations. Est-il nécessaire d’indiquer que s’il est raisonnable de penser, et d’ailleurs souhaitable, qu’une proportion importante de ces étudiants, stagiaires et auditeurs seront des musulmans, une bonne partie d’entre eux ne le seront pas ?

    Refléter la diversité des musulmans

    Islam de FranceÀ quel moment êtes-vous intervenu dans le renouvellement de l’émission religieuse sur France 2 ?

    Didier MOTCHANE – L’émission religieuse dominicale diffusée par France Télévision a été confiée, depuis le mois de mai dernier, à une association, “Vivre l’Islam”, animée par un certain nombre d’universitaires musulmans de nationalité française. La société France Télévision, qui souhaitait tirer les conséquences de l’importante érosion de l’audience subie par cette émission, avait consulté le ministère de l’Intérieur, conformément à l’article 25 de son cahier des charges, sur la candidature présentée par l’association “Vivre l’Islam” pour la reprise de cette émission.

    Le ministère de l’Intérieur a constaté que la composition du conseil d’administration et d’un conseil cultuel consultatif dont s’est dotée l’association “Vivre l’Islam”, correspond apparemment au souci louable de tenir compte de la diversité des traditions et des sensibilités des musulmans de France. C’est le sens, en l’absence, de tout critère de la représentation de l’islam en France légalement valable, de la réponse faite par ce ministère à France Télévision.

    L’évolution positive de l’audience obtenue par l’émission dominicale semble montrer que celle-ci commence à mieux répondre que par le passé à l’attente des téléspectateurs éventuels. Quel que soit le rôle, nécessairement spécifique, qu’une telle émission peut jouer, elle pourrait fournir l’exemple heureux de la capacité des musulmans de ce pays à concourir, à partir de la richesse que constitue leur diversité même, à des entreprises d’un intérêt commun.

    L’État ne peut que souhaiter la naissance

    d’une organisation représentative

    Islam de FranceLa communauté musulmane en France ne dispose pas d’instance représentative qui soit reconnue avec des garanties suffisantes de légitimité et de crédibilité. Les structures qui revendiquent la “représentation” : 1) n’émanent que de fractions plus ou moins étroites de la communauté ; 2) sont liées à des États étrangers, soit par leurs responsables soit par leurs financements. Or, ce vide est préjudiciable au règlement de nombreux dossiers (présence symbolique de la confession musulmane dans les grandes occasions nationales, construction de lieux de culte, dossier du halal et de l’abattage du mouton lors de l’Aïd el Kébir, aumônerie…). Par ailleurs, les tentatives antérieures (Corif, monopole de la Mosquée de Paris, Coordination, Conseil représentatif…) ont toutes échoué dans la division et l’éparpillement. Avez-vous un projet, ou au moins une démarche, pour tenter de débloquer cette situation ?

    Didier MOTCHANE – Le problème de la représentation de l’islam en France est sans doute l’un de ceux qui sont le plus régulièrement mentionnés dans l’exposé des préoccupations et des revendications des musulmans de ce pays. Les inconvénients de l’inorganisation de leur religion en France sont connus et il n’est pas douteux que les musulmans doivent être en mesure de construire eux-mêmes l’organisation de leur culte.

    L’État ne peut que souhaiter et donc encourager la naissance d’une telle organisation. Même s’il n’est pas question pour lui de soustraire, directement ou indirectement, les musulmans à leur responsabilité, en substituant ses propres initiatives à celles qui leur incombent, il lui appartient de rechercher les moyens d’encourager leurs efforts en ce sens, notamment en créant les éléments d’un environnement plus favorable.

    Il lui appartient de tirer les leçons d’un certain nombre de tentatives antérieures qui, quel qu’ait pu être le mérite de certaines de leurs inspirations, ont tourné court. Comme vous le suggérer à juste titre dans l’intitulé même des questions posées, l’expérience passée semble montrer que les difficultés d’une institution de l’islam en France combien nécessaire ne pourront être surmontées que progressivement. Il ne peut s’agir en effet ni de prétendre ignorer les organisations nationales existantes, ni de réduire l’institution de l’islam à ce que serait le résultat, assurément incertain, de leur regroupement. Ces organisations sont en effet trop perméables parfois à certaines influences étrangères ; ce ne sont peut-être pas non plus forcément les structures dans lesquelles les musulmans des jeunes générations se reconnaissent le plus spontanément.

    Islam de FranceSur la question des lieux de culte, Jean-Pierre Chevènement a déclaré (Le Parisien, 17 mars 1999) que “l’État peut tout de même favoriser la création d’une fondation destinée à encourager l’émergence de lieux de culte, dès lors qu’il y aurait un accord minimal au niveau de la commune ou de l’agglomération”. Qu’en est-il d’une telle “fondation” ?

    Didier MOTCHANE – La création par des musulmans français d’une fondation destinée à améliorer les conditions de l’exercice du culte mérite d’être très sérieusement étudiée. Elle ne saurait rencontrer d’objection de principe. Bien au contraire. Là encore, la bienveillance et la collaboration de l’État lui seront acquises, dans la mesure où les musulmans eux-mêmes marqueront leur détermination à mener à bien un tel projet. n

    Octobre 1999

    © Revue Islam de France

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