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Le monde des études politiques sur l’islam est en deuil

Bruno Étienne vient de s’éteindre mercredi 4 mars 2009 à Aix-en-Provence au terme d’un âpre et courageux combat contre la maladie.Bruno Étienne était né le 6 novembre 1937 à La Tronche (Isère), il était diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Docteur en droit public et science politique, diplômé d’arabe de l’Institut Bourguiba des Langues (Tunis) et Professeur agrégé en science politique. Après avoir résidé tour à tour en Algérie et au Maroc, il rentre définitivement en France, à Aix-en-Provence en 1980 et intègre l’Institut d’études politiques.

Pendant plus de 20 ans il y dispense un enseignement en science politique et en anthropologie religieuse comparée.

En 1992 il crée l’Observatoire du religieux qui fédère au sein de l’Institut d’études politiques toutes les recherches en science politique, en sociologie et en anthropologie sur le phénomène religieux. Il était également membre de l’Institut universitaire de France (IUF) de 1996 à 2004 et Professeur émérite des universités en 2004.

Bruno Étienne était aussi Franc maçon, affilié au GODF depuis 1960.
Avec sa disparition, une page de la genèse des études sur l’islam se tourne et au-delà du regard politique sur le religieux.
Un pionnier des études politiques sur l’islam disparaît et en même temps un Professeur de science politique hors norme et iconoclaste.

Bruno Étienne, un pionnier des études politiques sur l’islam…

Bien avant que ce thème du religieux ait fini par s’imposer comme une des thématiques majeures de la décennie quatre vingt dix, Bruno Étienne, avec ses travaux sur l’Algérie et sur l’islam politique radical dans le monde arabe avait largement déblayé le chemin. Il figure en effet en bonne place parmi les premiers politologues français à s’être aventuré dans l’analyse des mouvements sociopolitiques à référentiels islamiques que l’on dira islamistes, démontrant et démontant quelques uns des ressorts idéologiques et scripturaires sur lesquels reposent la rhétorique et la mobilisation islamiste.

Bien d’autres lui ont depuis emboîté le pas et ont utilement fait progresser notre compréhension d’un phénomène qui a lui-même grandement muté dans ses formes et ses modes d’expression, sans pour autant disparaître du champ de l’analyse.

L’apport de Bruno Étienne réside aussi dans son souci de bousculer les esprits, n’hésitant pas, lui, qui avait pourtant cru et accompagné sur le terrain les premiers pas de la jeune république algérienne a dénoncé les responsabilités des équipes en place, celles du parti État-FLN, le fameux « complexe militaro industriel », la mainmise des généraux sur l’économie du pays, comme la fermeture du champ politique et la production d’une histoire nationale univoque qui faisait fi de la pluralité des origines et des courants qui ont alimenté le mouvement national algérien comme de l’histoire plurielle des mémoires locales (musulmane, arabe, berbère, juive, européens d’Algérie…).

Il avait le don de déplaire aussi bien aux nostalgiques de l’Algérie coloniale qu’aux caciques du parti unique, preuve sans doute qu’il visait souvent juste et mettait l’accent là où cela faisait mal.

Sa curiosité n’avait pas de limites

Ses nombreuses publications scientifiques, ses écrits à destination d’un public plus large, ainsi que ses enseignements et ses interventions dans les médias audio visuels et la presse écrite en attestaient quotidiennement et dans de multiples directions. Qu’il s’agisse prioritairement de l’islam politique radical[1], de l’islam transplanté en France[2], de l’Émir[3], du néo-bouddhisme européen[4] jusqu’au phénomène sectaire[5] et plus récemment de la Franc maçonnerie[6], sans oublier un détour par l’archipel nippon[7]. Il ne reculait devant aucun défi, sa soif de comprendre ne connaissait aucune barrière.

Dans ses études sur le champ des études sur les populations musulmanes issues de l’immigration en France il avait clairement pris fait et cause pour la construction d’un islam qu’il se plaisait toujours à décrire idéalement comme gallican face à un État réputé césaro-papiste. Au-delà de la querelle sur le bien-fondé des termes employés qui malmenaient l’aspiration de l’islam à l’universalité et l’idée d’une oummah planétaire, il visait avant tout, à dénoncer les tentatives d’ingérence extérieure dans le devenir des musulmans de France, pointant un doigt accusateur en direction des chancelleries étrangères comme celui des bailleurs de fonds du Golfe. Dans son esprit, il revenait aux seuls musulmans de France (indépendamment de tout critère de nationalité !) de prendre en mains leur destin et de se doter de leurs propres structures décisionnelles.

Sans pour autant ignorer ou mépriser le contenu doctrinal des religions, il estimait cependant, à l’instar d’un Marx pour qui « la religion ne vit pas au ciel mais bien sur la terre  », que la religion avait tendance à nous en dire davantage et à nous en apprendre plus sur le quotidien des hommes ici-bas que sur les contours d’un au-delà plus ou moins lointain.

Un enseignant hors norme

On s’est parfois plu à évoquer l’existence d’une école aixoise de politologues spécialisés sur le religieux composée d’étudiants, d’universitaires et de chercheurs influencés, marqués par le magistère de Bruno Étienne. Plutôt que d’école de pensée homogène je parlerai davantage de parcours de recherche, de rencontres stimulantes et parfois déconcertantes, car il s’agissait avant tout d’un professeur hors norme.

Aucun catéchisme officiel ne trouvait grâce à ses yeux, aucune méthodologie dûment répertoriée ne l’agréait.
En un mot, il avait une sainte horreur de toute forme d’embrigadement, qu’il fut politique, philosophique et même religieux !
Il n’était d’ailleurs l’homme d’aucune Église officielle, même s’il avait un faible intellectuel pour la version réformée du christianisme.

Il était trop jaloux de son indépendance intellectuelle et trop lucide sur les mensonges des hommes et leurs manipulations du divin. C’était en ce sens un éternel « protestant sans Église » qui parfois savait habilement prendre des accents de prophète biblique pour dénoncer tous les cléricalismes, religieux comme laïques et conspuer la bêtise du monde.

À chaque étape de ce cheminement intellectuel s’affirmait avec force le souhait constant de faire reculer les ignorances, de balayer les stéréotypes, bref de faire le pari de l’intelligibilité du fait religieux comme fait social et politique. À cela s’ajoutait le souci permanent d’ériger le comparatisme en règle absolue au risque d’un relativisme totalement assumé : « J’ai donc très rapidement –écrivait-il dans son livre Une grenade entrouvertecessé de me moquer des rituels de l’Autre et considéré que l’eau de Lourdes valait bien celle de la source de ZemZem ou de Bénarès, que l’homme en noir devant le mur des Lamentations n’était pas plus ridicule que, celui qui, s’agenouillant jusqu’au sol, se meurtrissait le front ou que celui qui tournait en rond en agitant une clochette  : autrement dit, je sombrai très tôt dans le crime du relativisme culturaliste en toute sérénité. »[8]

Se dégageait aussi de la « méthode » Bruno Étienne le désir de contribuer à ce que les résultats de ses recherches personnelles puissent servir l’intérêt général à commencer par produire de la politique publique. C’est là ce vieux rêve esquissé dans son livre, l’Islam et la France, d’ « une sociologie éclairant le Souverain…l’aidant à agir en connaissance de cause et non irrationnellement »[9]. Lui, qui ne renonçait pas au passage à donner quelques conseils à plusieurs ministres de l’Intérieur (de Pierre Joxe à Dominique de Villepin), se refusait pourtant à sombrer dans une approche sécuritaire et policière de l’islam en France qui suspecte tout musulman d’être un terroriste potentiel ou un théocrate sanguinaire.

Bien de ceux qui, de droite comme de gauche, flirtent avec l’islamophobie ne manquaient d’ailleurs jamais une occasion de s’en prendre à lui, de l’accuser d’être complaisant envers l’islam politique et combien le suspectaient d’être « en secret » musulman ! Lorsqu’il prit le risque à l’occasion des affaires de voile ou de la querelle sur les sectes de dénoncer la montée d’un intégrisme laïque, on cria au crime de lèse-majesté. Il devint la cible des laïcistes les plus enragés, fut accusé de complicité avec les sectes, ou pire, d’être devenu un fossoyeur de la République.

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Sa réponse ne tardait pas, elle consistait non à mépriser ceux qui réagissaient de la sorte mais tout simplement à plaindre ces derniers pour leurs courtes vues et leurs volontaires aveuglements.

L’un de ses derniers chantiers concernait la Franc-maçonnerie et son héritage composite. Le vieux fonds culturel biblique y fait l’objet d’une réappropriation sélective et cohabite avec d’autres référents philosophiques (l’humanisme, les Lumières, la libre pensée…) ou plus spirituels (l’hermétisme, la gnose, l’alchimie…). Là encore il bousculait les habitudes, gênait les hiérarques d’une maçonnerie politiquement engagée dans la cité et adeptes d’un laïcisme forcené.
Lui, qui, dans le passé, avait pourtant largement payé de sa personne et continuait de s’enflammer pour certaines causes (contre la « fausse » querelle sur le voile, contre l’invasion de l’Irak, pour un État palestinien …) se faisait là le partisan intransigeant du retrait du monde, ou plutôt de la prise de distance par rapport aux bruits du monde.

Il devenait l’apôtre d’une quête authentique d’une spiritualité méta confessionnelle, d’un absolu dont toute considération à propos du divin n’était jamais absente.

Le tribun au verbe haut devenait alors le cherchant, un passionné de mystique et un assoiffé du sens et de l’unicité de l’Être à l’image de l’Émir pour lequel il avait une immense admiration et qui écrivait :

« –Si tu penses qu’Il est ce que croient les diverses communautés -musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéistes et autres-il est cela et Il est autre que cela ! Et si tu penses et crois ce que professent les Connaisseurs par excellence -prophètes, saints et anges-, Il est cela ! Il est autre que cela ! Aucune de ses créatures ne L’adore sous tous Ses aspects ; aucune ne Lui est infidèle sous tous Ses aspects. Nul ne Le connaît sous tous Ses aspects ; nul ne l’ignore sous tous Ses aspects.  »[10]

Bonne route Bruno Étienne et que l’homme libre que tu étais trouve enfin toutes les réponses aux questions dérangeantes que tu posais.



[1] ETIENNE B, L’islamisme radical, Paris, Hachette, 1987, 366 p.

[2] Ibid, La France et l’islam, Paris, Hachette, 1989, 321 p et ETIENNE B (dir.), L’islam en France, Paris, Editions du CNRS, 1990, 364 p.

[3] Ibid, ABDELKADER, Paris, Hachette, 1994, 500 p.

[4] ETIENNE B, et LIOGIER R, Etre bouddhiste en France, Paris, Hachette, 1997, 266 p.

[5] ETIENNE B, La France face aux sectes, Paris, Hachette, 2002, 318 p.

[6] Ibid, Une voie pour l’Occident. La franc-maçonnerie à venir, Paris, Dervy, 2000, 297 p.

[7] ETIENNE B, SUZUKI M, Le retour du voyage en Orient. Tribulations d’un occidental désorienté et d’un japonais westernisé, Paris, Entrelacs, 2007, 192 p.

[8] ETIENNE B, Une grenade entrouverte, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1999, p 32.

[9] Ibid, La France et l’islam, op.cit, p 14.

[10] Extraits Mawqif 254, trad. Michel Chodkiewicz, Abd El Kader, Ecrits spirituels, Paris, Seuil, 1982, pp 129-130.

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