Aborder le Coran à travers ses fondements moraux sans tomber dans la redite, voilà le défi que Mohamed Abdallah Draz a relevé pour léguer à la postérité son œuvre majeure, après être passé entre les fourches caudines d’un jury avisé, au titre d’une thèse soutenue à la Sorbonne en 1951.
A l’exercice des définitions, le Coran serait selon l’auteur à la fois harmonie et paradoxes, liberté et contraintes, continuité et changement. Il regrouperait à ce titre, d’une part un corpus législatif visant plus l’unité fédératrice que l’uniformité totalitaire ; et d’autre part un recueil propice au questionnement. La philosophie le rejoindrait ainsi de manière itérative ; les finalités morales étant les mêmes, sans avoir pour autant une convergence des fondements idéologiques.
La morale, quant à elle, exprimerait en premier lieu, une obligation déterminée par plusieurs lignes de force aux multiples intersections mais sans point focal apparent.
A l’échelle de l’individu, la morale, essence de notre conscience humaine, nous est inspirée. En totale autarcie, elle se suffit à elle-même n’ayant besoin ni d’un prérequis ni d’un objectif. Sa finalité est absolue, existante par elle-même et sans contingence. Elle est due à l’image d’une boucle de rétroaction, l’effet agissant comme agent causal de sa propre origine. La loi ainsi édictée prend la forme d’une obligation non contraignante car soumise au filtre du libre-arbitre. La liberté de conscience (au sens premier et non politisé de l’expression) et l’aspiration à un idéal adossé aux contraintes qui le sous-tendent, nous permettent de résoudre l’équation du passage au plan collectif. Ainsi, pour garantir les conditions du vivre ensemble, le bien et le mal sont à notre portée sur le plan intellectuel et nous sommes en droit de les aborder sous l’angle de la loi positive, selon le Coran, la tradition du Prophète (sunna), le consensus (idjmâ) et le raisonnement par analogie (qyas). L’objectif des juristes, garant de l’esprit des lois, est d’essayer d’identifier à travers cet ensemble, la volonté divine qui est tridimensionnelle par son exhaustivité d’une part, sa stabilité temporelle et spatiale d’autre part.
Le Coran appelle à la concorde entres les forces en présence, d’un côté, l’idéal et l’absolu ; et de l’autre côté, le réel et le relatif. L’équilibre est ténu entre un droit inaliénable au libre choix et un devoir imprescriptible. Le champ des possibles gagne en profondeur ce qu’il perd en largeur, par la manière de se conformer à l’ordre divin. L’antinomie apparente devient simple dichotomie, la dualité n’implique pas la duplicité.
La pondération est également de mise, y compris pour le culte. Gagner une course dont on ne connaît ni la durée ni les difficultés nécessite, au-delà de la stratégie, plus une gestion des ressources. Un devoir a pour limite la pleine expression d’un autre devoir. Remplir une obligation requiert de se situer dans un intervalle optimal entre un minimum en dessous duquel il ne faut pas descendre et un maximum qu’il n’est pas bon de dépasser. Il ne s’agit cependant en aucun cas d’un résultat arithmétique, pour lequel la conformité à l’obligation serait une limite basse tolérée sans être valorisée.
Au-delà de l’obligation passive (subit diront certains) et du devoir maîtrisé ; la responsabilité est active, inhérente à notre être social, moral et religieux. “Responsable” rimera dans un narratif contemporain avec “comptable” et “redevable”. La responsabilité est inhérente à notre nature consciente, douée à la fois d’une intelligence qui mesure et d’une volonté qui décide, puis agit. A ce titre, la responsabilité commence par le passage à l’acte, l’intention n’étant pas suffisante pour être matière à un jugement moral. Le souffle divin nous pousse, après avoir créé les conditions pour faire éclore notre dessein. Nous pouvons alors légitimement avoir l’ambition du mérite. La liberté intrinsèque à notre nature humaine peut alors s’exprimer pleinement. La responsabilité a d’emblée dans le Coran un sens moderne et abouti sur le plan moral : humaine, individuelle, unitaire, volontaire, et sans procuration. Il s’agit probablement du pendant en termes de droit, des libertés individuelles si souvent portées en étendard par les tenants d’un monde inclusif de toutes les différences.
La reddition des comptes est convoquée comme tribut à la responsabilité. Si la sanction morale est repentir, la sanction légale n’est possible que rendue publiquement face à l’impossibilité d’établir l’innocence. La sanction divine sans temporalité nous renvoie à la signification première qui établit l’équilibre entre un châtiment et une approbation. Allah dans son infinie justice ne se contente pas de disculper ou d’indemniser. Il récompense dans un continuum sans transition entre notre état matériel, si peu au fait de ce qui est imperceptible, et notre état immatériel lors de sa rencontre avec la vérité absolue.
L’humain responsable et sanctionnable, est redevable de son intention, à la fois motif et mobile de l’action, portée par un objectif conscient et éventuellement pleinement assumé. La perspective islamique implique l’existence des deux conditions, du savoir et du vouloir. Au-delà, la conséquence d’une action relève de l’hypothèse (explication admise provisoirement) ou de la probabilité (grandeur qui évalue la chance qu’a un phénomène de se produire) et constitue dans un contexte intellectuellement déterministe une vraie épreuve pour la foi. Notre nature humaine lie également notre intention à l’ambition de bénéficier de notre rectitude morale. Il s’agit d’un utilitarisme qui n’exclut pas un état d’innocence du fait de l’inclination naturelle de la foi. Les mauvaises intentions ne peuvent alors pas trouver un espace d’expression par ruse, hypocrisie, paresse ou méchanceté. Ainsi la satisfaction divine comme objectif ultime est à notre portée à travers des objectifs intermédiaires tout aussi louables. L’intention divine est alors condition nécessaire et finalité dans une forme de symbiose morale absolue.
Si la volonté est subsidiaire à l’intention, l’effort est de même conséquence de l’action. Agir implique une lutte contre des forces d’inertie essentiellement centrifuges. La persévérance est alors un signe d’engagement sincère. Poussé par l’amour, la raison ou la crainte, l’effort doit conduire non pas à éviter le mal mais surtout à faire le bien pour satisfaire Allah par-dessus tout. La morale coranique nous incite non pas au “bien” par devoir, mais au “mieux” par conviction. Ce “mieux” est à rechercher dans une sorte de divine proportion entre un état de tensions désirées et des limites légitimement assumées au sein d’une cohorte de devoirs qu’il faut concilier avec justesse. L’optimum devient alors vertu et sagesse.
De l’obligation à l’effort, la doctrine morale trouve, à travers la démonstration de Draz, un cadre académique dans la perspective coranique. En harmonie avec les niveaux d’adhésion au Message, la morale coranique est d’abord religion normative Islam (obligation – responsabilité – sanction) puis foi (intention) puis excellence (effort). Le Texte garde ainsi définitivement toute son universalité temporelle, spatiale et surtout humaine ouvrant pour tout un chacun les canaux menant de sa petite histoire vers la grande Histoire.
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